đČ Au Theatre Femme De Menage Courtement VĂȘtue
Actriceet dame de théùtre française. Date et lieu de naissance: 27-01-1928, Ă Paris (9Ăšme arrond.), France. Date et lieu du dĂ©cĂšs: 21-01-2016, Ă Paris, France. Cause du dĂ©cĂšs: Probablement de mort naturelle Ă l'Ăąge de 87 ans. Nom de naissance: Maud Marie Daems. Ătat civil: MariĂ©e 29 juillet 1949 avec l'acteur : FRANĂOIS PĂRIER - DivorcĂ©e en 1959. Taille: ?Compte-rendu synthĂ©tique par François Toutain â CafĂ© Citoyen de Caen 31/01/1998 Animateur du dĂ©bat François Toutain » Politique et SociĂ©tĂ© Comment considĂ©rer la femme dans notre sociĂ©tĂ© ? La question peut surprendre de par sa naĂŻvetĂ©. En effet, qui ne dirait pas que la femme doit avoir une place Ă©gale Ă celle de l'homme dans la vie sociale ? Ce que chacun dĂ©fend dans ses dires, chacun les dĂ©nis dans ses actions. La femme a toujours, dans quelque civilisation que ce soit, Ă©tĂ© dominĂ©e par l'homme. Nous assistons au retour d'un esclavage insidieux la femme tend Ă imiter l'homme par le travail. Le travail confĂšre l'autonomie financiĂšre Ă la femme depuis 1940, date Ă laquelle elle fait apparition dans un monde jusqu'alors rĂ©servĂ© aux hommes. Diverses exemples permettront de dĂ©montrer la suprĂ©matie de l'homme - L'inĂ©galitĂ© de salaire qui peut exister entre les hommes et les femmes pour un travail donnĂ©. D'une maniĂšre assez surprenante, nous constatons que la loi elle-mĂȘme justifie cet Ă©tat de fait. En fixant le salaire en fonction de l'expĂ©rience de l'individu et du travail effectuĂ©, il est clair qu'elle permet une inĂ©galitĂ© de traitement qui en effet possĂšde exactement la mĂȘme expĂ©rience ? - La DĂ©claration des Droits de l'Homme et du Citoyen mettait de cĂŽtĂ© deux catĂ©gories de personnes les femmes et les noirs. La loi sur les congĂ©s parentaux est destinĂ©e aux couples pour leur permettre d'Ă©lever leurs enfants. Or, ces congĂ©s sont quasiment tous refusĂ©s aux hommes selon cette idĂ©e que ce doit ĂȘtre la femme qui doit prioritairement Ă©duquer les enfants. Notre langue, enfin, vĂ©hicule la domination masculine. Cela peut paraĂźtre anodin, mais il est un fait que le masculin est le dominant du fĂ©minin⊠La femme est passĂ©e du statut de fille Ă celui de mĂšre. Elle entend maintenant qu'on lui lui reconnaisse un statut de femme, autant dire d'un individu Ă part entiĂšre. Et cela est fondamental. La diffĂ©rence entre les individus constitue un gage de bonne santĂ© d'une sociĂ©tĂ©. Elle lui permet de sans cesse Ă©voluer et d'ĂȘtre de plus en plus crĂ©ative. Or, la tendance des femmes au mimĂ©tisme sur l'homme est prĂ©occupante. La famille et l'Ă©ducation sont en perte de vitesse et cette derniĂšre ne permet plus d'ĂȘtre autonome vis-Ă -vis de l'homme. Il ne convient pas de concevoir la place de la femme dans la sociĂ©tĂ© dans une perspective de remplacement d'une domination par une autre. L'Ă©quilibre doit ĂȘtre recherchĂ©. ReconnaĂźtre la femme en tant qu'individu. Cela paraĂźt la moindre des choses. DĂšs lors, il ne s'agit plus de vouloir homogĂ©nĂ©iser les deux sexes, mais au contraire de cultiver leurs diffĂ©rences que celles-ci soient de type culturelle ou de type naturelle. La recherche des particularitĂ©s essentielles des femmes et des hommes aboutira incontestablement Ă une complĂ©mentaritĂ© jusqu'Ă prĂ©sent non atteinte parce qu'on ignorait la dualitĂ© Nature / Culture. Lien permanent Interventions ikram ghanmy mercredi 30 mars 2011 103655 +0000 Vraiment!!c'est un excellent article!! j'ai trouvĂ© enfin les expressions importantes adoptĂ©es pour faire une recherche parfaite Ă propos "la femme dans la sociĂ©tĂ©" antoine mardi 12 avril 2011 160411 +0000 la DĂ©claration des droits de l'homme et du citoyen s'Ă©crit avec un H majuscule cela signifie que ce sont l'ensemble des humains vivant sur Terre. Looooliita mercredi 11 mai 2011 063518 +0000 Je trouve pas ça juste. Hanae Louisa dimanche 10 juillet 2011 191549 +0000 Ouvrez un dictionnaire! Cherchez la biographie d'un personnage cĂ©lĂšbre Jean Baptiste Poquelin ,vous apprendrez que son pĂšre Ă©tait tapissier du roi et on ne vous apprendra rien sur sa mĂšre. MoliĂšre n'est pas devenue un grand auteur en regardant son pĂšre façonner des capitons. Il tient de sa mĂšre, l'imagination, son sens de l'humour, l'amour du théùtre et la maladie de sa mĂšre a Ă©tĂ© source d'inspiration de nombreuses piĂšces. Loin du discours genres fĂ©minins afin de revendiquer une reconnaissance pleine et entiĂšre, ne tombons pas dans de pareils excĂšs. " La femme est un continent noir " Freud, il voulait bien sĂ»r exprimer mĂ©taphoriquement que le domaine de la psychologie consacrĂ©e Ă la femme Ă©tait un terrain de recherche oĂč demeurait encore nombre d'inconnu, Ă quelque chose d'inexplorĂ©. Je ne suis pas une fĂ©ministe, je me rapproche plus du sexiste dans sa dĂ©finition la plus noble. La femme contrĂŽle l'Homme, c'est son domaine de prĂ©diction, elle y excelle. Je vous explique une Femme est une femme mystĂ©rieuse, qui a tous les pouvoirs en restant dans l'ombre loin de l'opulence des flatteries ou d'une reconnaissance. Elle en deviendra plus belle . Qu'importe si cette idĂ©ologie engendre une sous estimation de la femme. Les grands hommes le reconnaissent. Alexandre le Grand dont sa mĂšre la reine Olympias ne supporte point que Philippe pĂšre d'Alexandre prenne une seconde Ă©pouse. Comme d'autres aujourd'hui retournent chez leur mĂšre, elle se retire en sa terre natale, l'Epire, emportant avec elle ses esclaves, ses bijoux , son fils et sa rancĆur. Ainsi avant de devenir l'Ă©lĂšve exemplaire d'Aristote , le jeune Alexandre est-il tout d'abord Ă©levĂ© auprĂšs d'une femme humiliĂ©e par cet outrage Ă une fille des dieux qui fait payer l'affront Ă tout son entourage. Bel exemple pour un bambin que cette virago assoiffĂ©e de vengeance qui terrorise par ses atrocitĂ©s le peuple et la cour! Olympias ne recule devant aucune violence, aucun crime, aucune intrigue ou trahison. Plus tard le conquĂ©rant mythique ne dĂ©partira jamais de ce tempĂ©rament explosif et de cette furia barbare hĂ©ritĂ©s de sa mĂšre. Le prophĂšte Mohamed quant Ă lui aura partager sa vie avec une femme aussi belle qu'intelligente Khadija. C'est elle la premiĂšre qui rĂ©conforta notre prophĂšte lorsqu'il reçut la premiĂšre RĂ©vĂ©lation. En effet, c'est elle qui le consola lorsqu'il crut ĂȘtre le jouet du diable ou de perdre la raison. Une femme forte de par son esprit. Elle est un modĂšle d'une bonne Ă©pouse. Achille, HonorĂ© de Balzac, Guillaume le ConquĂ©rant, NapolĂ©on autant de grands hommes que de grandes femmes. De nos jours les femmes dĂ©sirent l'Ă©galitĂ© des sexes, et je suis aussi victime de cette volontĂ©. D'autres en veulent plus, se stĂ©rilisent, parlent comme des hommes, et se battent commes des primitives. En outre ne plus ĂȘtre une femme. Certes, il est plus facile d'ĂȘtre un homme. Cependant rappelons nous que celles qui nous prĂ©cĂšdent ont Ă©tĂ© la force derriĂšre la Force. Guillaume vendredi 25 novembre 2011 065231 +0000 J'aime ce que tu dis. je suis d'accord. De belles citations.. !! gonila gono dimanche 29 janvier 2012 201603 +0000 L'avenir de l'homme, c'est la femme. Elle est la couleur de son Ăąme Emmanuelle mardi 14 fĂ©vrier 2012 213619 +0000 Excellent article qui demande Ă ĂȘtre approfondit. Florence jeudi 25 octobre 2012 094656 +0000 Cette article est vraiment interessant , pleins dinfos constructives et importantes pour la sociĂ©te de nos jours ! nowak jeudi 27 dĂ©cembre 2012 225354 +0000 Je n'ai jamais compris pourquoi tant d'acharnement Ă vouloir ĂȘtre l'Ă©gal de l'homme? La femme n'est elle pas l'Ă©gal par le fait qu'elle soit diffĂ©rente, et donc l'homme est diffĂ©rent d'elle. Nous sommes Ă©gaux puisque nous sommes diffĂ©rents! Il y a complĂ©mentaritĂ©! Chaque sexe a Ă assumer les choses pour lesquelles il a Ă©tĂ© fait. pourquoi tant de concurence, de rivalitĂ©? on voit bien qu'on est dans un monde matĂ©riel ou tout est mesurable, hĂ©las! Le dĂ©bat doit ĂȘtre d'un tout autre ordre, svp; Merci! DOLLO HENRI MATISSE jeudi 03 janvier 2013 171650 +0000 doucument interresssant nadine jeudi 18 avril 2013 053821 +0000 j'aime cette citations , mais a mon avis la femme n'est pas l'Ă©gale de l'homme , il ya une complĂ©mentaritĂ© c'est Ă dire l'un complĂ©te l'autre janete lundi 13 janvier 2014 192211 +0000 La femme, On demande d'ĂȘtre parfaite sur tout points de vue, couple, travail et mĂšre... Je suis les 3 au mĂȘme temps, et de plus travail en Ă©quipe 2Ă8! CrevĂ©e, oui... Mais j'arrive encore entendre, mais ton travail c'est pas un vrai travail je suis opĂ©ratrice qualitĂ© dans l'horlogerie, horaire 5h-14h et 13h-22h, t'es pas fatiguĂ©e, t'as le temps de t'occuper de ta maison mĂ©nage, courses, repas,,... et des enfants. Que je me pleins pour un rien et que je sais pas ce que c'est travailler! Au secours.... que rĂ©pondre Ă ces gens!!! rochette johanny samedi 06 septembre 2014 074315 +0000 le passĂ© est derriĂšre nous. la place actuelle de la femme dans notre sociĂ©tĂ© est celle qu'elle veux prendre. l'Ă©galitĂ© des droits est acquis dans l'esprit d'une grande majoritĂ©. Et c'est encore plus vrais dans la gĂ©nĂ©ration montante. Reconnaitre la diffĂ©rence est le problĂšme principal de notre sociĂ©tĂ©, pas seulement pour les femmes. En ce qui concerne les inĂ©galitĂ©s de salaire, ce n'est pas Ă©vident. A part dans quelques entreprises a l'encadrement rĂ©trograde et au personnel soumis, la loi, mĂȘme si elle a des cotĂ©s discutables, permet aux Ă©lus de nĂ©gocier des accords et de procĂ©der a une surveillance de l'Ă©volution des salaire. cela dĂ©pend des Ă©lus, et donc des votes dans chaque entreprise. Marre de retaper vos coordonnĂ©es ? CrĂ©ez un compte ! CrĂ©er un compte permet d'ĂȘtre averti des nouvelles contributions, d'ĂȘtre reconnu et donc de ne pas avoir Ă taper ses coordonnĂ©es pour participer aux dĂ©bats.
Affichage1-24 de 69 article(s) -141 ⏠-210 ⏠-150 ⏠-101 ⏠-181 ⏠Disponibile subito -200 ⏠Edizione Limitata -151 ⏠-131 ⏠-170 ⏠Veste en cuir pour homme automne hiver, le charme intemporel d'un classique VĂȘtements d'extĂ©rieur passe-partout et toujours Ă la mode, grĂące Ă sa nature d'authentique classique intemporel, la veste en cuir pour homme de D'Arienzo est un
- Dictons sur dicton 1 Nos dictons du quotidien on les connaĂźt tous, on les utilise souvent, Dico Dictons permet de redĂ©couvrir les dictons sur le thĂšme . Les dictons proposĂ©s sur Dico Dictons Dictons Dicton amour Dictons de marins bretons Dictons lyonnaisDictons du centreDictons informatiquesDictons alsaciensDictons provencauxDictons flamands Un ancien dicton chinois explique Avoir du bonheur dĂ©pend de la Terre, chercher le bonheur dĂ©pend d'une bonne date et d'une bonne heure. ... Chaque heure, jour, mois et annĂ©e chinoise est symbolisĂ© par un couple de motsDĂ©sirĂ©est une piĂšce de théùtre de Sacha Guitry, reprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois sur la scĂšne du théùtre Ădouard VII le 27 avril 1927.. Théùtre Ădouard VII, 1927. Distribution : DĂ©sirĂ© Tronchais, valet de chambre : Sacha Guitry Odette ClĂ©ry : Yvonne Printemps Madeleine Crapicheau, femme de chambre : Betty Daussmond AdĂšle Vazavoir, cuisiniĂšre : Pauline Carton
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Ellefait le mĂ©nage en petite tenue chez ses clients et gagne beaucoup dâargent. Jessica Hughes est une belle jeune femme ĂągĂ©e de 30 ans. MalgrĂ© le dĂ©saccord de son pĂšre, elle a choisi de devenir femme de mĂ©nage, mais avec un concept trĂšs particulier qui lui permets de trĂšs bien gagner sa vie. Elle gagne trĂšs bien sa vie, environ[ Accueil] [ Remonter] [ Chapitre I] [ Chapitre II] [ Chapitre III] [ Chapitre IV] [ Chapitre V] [ Chapitre VI] [Chapitre VII] [ Appendice] I. De l'Introduction Ă la vie dĂ©vote au TraitĂ© de l'Amour de Dieu.  Importance capitale de l'intervention de François de Sales.  Sainte Chantal.  L'Ă©panouissement mystique des deux saints n'est qu'une seule et mĂȘme histoire.  Premiers pas de Mme de Chantal sur les voies mystiques de l'hiver de 1601 au printemps de 16o4.  Vie religieuse de la baronne avant la mort de M. de Chantal.  Mort tragique du baron.  Scrupules et dĂ©tresse spirituelle.  Attente d'un directeur.  Les voeux imprudents. II. PremiĂšres directions de François de Sales du printemps de 16o4 Ă 16o6.  La rencontre.  PremiĂšre confession.  HĂ©sitations de François de Sales.  Il consent Ă diriger la baronne.  CaractĂšres de cette direction.  Tout par amour et rien par force ».  Lenteur et effacement.  ProgrĂšs mystique de Mme de Chantal et tĂątonnements de François de Sales. III. La direction de sainte ThĂ©rĂšse de 16o6 Ă 161o.  La baronne et les carmĂ©lites de Dijon.  Leçons d'Anne de JĂ©sus et de Marie de la TrinitĂ©.  Nouvelles hĂ©sitations de François de Sales.  Sa propre initiation mystique. IV. La Visitation.  François de Sales dĂ©clare ses projets Ă la baronne 16o7.  La scĂšne des adieux 1610.  Transformation insensible de la Visitation.  ProgrĂšs mystique des deux saints.  Les confĂ©rences d'Annecy et le TraitĂ© de l'Amour de Dieu.  L'oraison des visitandines. V. Le TraitĂ© de l'Amour de Dieu et son importance historique.  Que c'est lĂ un ouvrage proprement mystique et qui nĂ©anmoins s'adresse Ă tous.  OriginalitĂ©, mais extrĂȘme prudence du TraitĂ©.  Son succĂšs.  AdhĂ©sion unanime des spirituels.  La vague mystique qui entraĂźne tout.  Fin de la premiĂšre pĂ©riode. I. Ce n'est plus ici l'auteur de la PhilothĂ©e, le maĂźtre de l'humanisme dĂ©vot qui nous occupe, c'est le maĂźtre de la haute mystique, c'est l'auteur du TraitĂ© de l'Amour de Dieu. Ami de plusieurs des contemplatifs que nous venons d'Ă©tudier, nous le verrons s'Ă©lever comme eux Ă 538 la vie sublime et continuer activement leur propagande. EvĂ©nement capital dans l'histoire que nous racontons. Nul n'a plus d'autoritĂ© que lui, parmi les spirituels de son temps. L'intervention, trĂšs mesurĂ©e, mais trĂšs dĂ©cidĂ©e de François de Sales rassurera les timides que paralyse la peur du quiĂ©tisme ou de l'illusion; elle disciplinera les indiscrets et les tĂ©mĂ©raires qui ne savent pas assez que, sans l'extase des oeuvres », les ravissements les plus sublimes ne sont que nourriture d'orgueil ; elle consacrera les progrĂšs acquis pendant cette premiĂšre pĂ©riode de renaissance ; enfin elle hĂątera le magnifique dĂ©veloppement qui va suivre. Sainte Chantal tient une grande place dans l'histoire intime du TraitĂ© de l'Amour de Dieu. C'est pour elle et prĂšs d'elle que ce livre a Ă©tĂ© Ă©crit mieux encore, c'est elle qu'il nous raconte et les premiĂšres visitandines. Notre mĂ©thode, toute historique et analytique nous impose donc de suivre d'un mĂȘme regard l'ascension parallĂšle de ces deux Ăąmes, leur Ă©panouissement mystique, le rayonnement Ăąme l'une sur l'autre 1. Jusqu'Ă la mort de son mari, victime en 16o1 d'un accident de chasse, Jeanne-Françoise FrĂ©myot, baronne de Rabutin-Chantal, avait menĂ© une vie chrĂ©tienne, pieuse mĂȘme, mais qui n'annonçait pas la haute saintetĂ© oĂč elle devait s'Ă©lever un jour. Cette bienheureuse MĂšre, lisons-nous dans les MĂ©moires de Madeleine de Chaugy, a dit elle-mĂȘme en. confiance qu'aussitĂŽt que M. de Chantal s'absentait, son coeur et toutes ses affections se tournaient vers Notre-Seigneur. Aussi, en ce temps-lĂ , elle paraissait fort dĂ©vote. DĂšs que je ne voyais pas M. de Chantal, disait-elle, je sentais en mon coeur de grands 1 Jeanne FrĂ©myot, fille de BĂ©nigne FrĂ©myot, avocat gĂ©nĂ©ral, puis conseiller du roi et prĂ©sident au Parlement de Bourgogne  et de Marguerite de Berbisey, est nĂ©e Ă Dijon le 23 janvier 1572. Elle Ă©pouse en 1592, Christophe de Rabutin-Chantal. De ce mariage sont nĂ©s plusieurs enfants, entre autres une fille qui Ă©pousera l'un des frĂšres de François de Sales, et Celse-BĂ©nigne qui aura pour fille la future marquise de SĂ©vignĂ©. Mme de Chantal est morte Ă la Visitation de Moulins, le 13 dĂ©cembre 1641. 539 attraits d'ĂȘtre toute Ă Dieu; avais,-hĂ©las, je n'en savais pas profiter, ni reconnaĂźtre la grĂące que Dieu me prĂ©sentait et je faisais quasi aboutir toutes mes pensĂ©es et priĂšres pour la conservation et retour de M. de Chantal. » Quand ce cher mari Ă©tait de retour, la parfaite complaisance que notre bienheureuse avait pour lui faisait qu'elle oubliait ses dĂ©votions prĂ©cĂ©dentes, ne prenant plus tant de temps pour prier Dieu. Tout le train et les compagnies revenaient visites, fĂȘtes, chasses et, parmi ses distractions, elle se trouvait comme auparavant et alla ainsi roulant jusqu'Ă l'annĂ©e 16o1 1. » Nous venons de Le rappeler, les premiĂšres attaques de Dieu, lorsqu'il veut s'emparer du fond le plus reculĂ© de l'Ăąme, ressemblent parfois Ă un coup de force, brusque, silencieux et violent. SĂ»re de sa garnison, -la ville s'est endormie dans une tranquillitĂ© parfaite. L'aube suivante la voit aux mains d'un maĂźtre nouveau qui dĂ©jĂ s'installe et s'organise avec la rude insouciance du vainqueur. Ainsi la victime choisie sur laquelle a soudain fondu la grĂące, se rĂ©veille, Ă©tonnĂ©e, meurtrie, anxieuse, dans les mains qui la paralysent, sous la prise obscure qui l'Ă©treint de toutes parts. Au coup de force succĂšde aussitĂŽt l'Ă©tat de siĂšge, la loi martiale. Sereines clartĂ©s d'une foi que nul sophisme n'avait troublĂ©e encore, douceur facile de la priĂšre, vue simple et droite du devoir, tranquillitĂ© de la conscience, l'Ăąme se sent implacablement dĂ©pouillĂ©e de tout. MalgrĂ© les attraits gĂ©nĂ©reux qui la soulĂšvent et que dĂ©libĂ©rĂ©ment elle veut suivre, il lui semble qu'elle sombre, qu'elle s'enlisera bientĂŽt dans le mal. Certes, on pense bien qu'elle subirait avec allĂ©gresse les pires consĂ©quences de sa dĂ©faite, si elle savait le nom du vainqueur. Mais celui-ci rĂšgne, comme il a vaincu, dans la nuit, et lorsque, 1 MĂ©moires de la M. de Chaugy. Ces MĂ©moires forment le premier volume des Oeuvres de sainte Chantal publiĂ©es chez Plon. Tous les passages entre guillemets qui ne seront pas accompagnĂ©s de leurs rĂ©fĂ©rences, sont empruntĂ©s Ă ce livre que je cite constamment. 540 par instants, lassĂ©, dirait-on, lui-mĂȘme de ses propres cruautĂ©s, il laisse paraĂźtre la lumiĂšre de son visage, cette lumiĂšre tombant Ă l'improviste sur des yeux que tant de tĂ©nĂšbres ont rendus timides, les Ă©blouit et les Ă©pouvante, au lieu de les consoler. Telle sera, trait pour trait, la baronne de Chantal, depuis son veuvage jusqu'au jour bienheureux oĂč elle rencontrera François de Sales, et mĂȘme plus longtemps encore. Transition crucifiante, vide apparent entre les deux amours qui, l'un aprĂšs l'autre, ont ravi la sainte et l'ont absorbĂ©e. Le baron de Chantal a disparu. EntrĂ© presque aussitĂŽt par la brĂšche sanglante, Dieu ne se laisse encore ni voir ni tenir. Un nuage couvre cette Ăąme deux fois dĂ©solĂ©e et la cache Ă ses propres yeux. Elle est mĂšre Ă©touffĂ©s les sanglots de la terrible quinzaine, ses quatre petits enfants la revoient, comme autrefois, souriante; elle est bonne Ă toute misĂšre les malades, les pauvres la retrouvent plus humaine, s'il est possible, et plus misĂ©ricordieuse que jamais; elle est sage et trĂšs ennemie` du faste, dans la douleur comme dans la joie elle reprend donc, avec la gravitĂ© que son deuil commande, la vie quotidienne ; elle apprivoisera bientĂŽt, par sa grĂące adroite, la solitude maussade de son beau-pĂšre, le vieux Guy de Rabutin; aprĂšs-demain, François de Sales lui trouvera trop de dentelles. Aux familiers, aux intimes, elle voudrait aussi donner le change. Elle ne peut pas. Ses femmes n'ignorent pas qu'elle oublie parfois de se coucher et qu'elle va souvent se promener seule dans un petit bois... pour rĂ©pandre Ă souhait son coeur et ses larmes. Toutes les dames, ses voisines, qui l'aimaient parfaitement, se rendaient soigneuses de la visiter ; ses tantes et ses cousines de Dijon venaient tour Ă tour demeurer avec elle..., pensant faire grande charitĂ© de la divertir ». On croit la soulager, on la martyrise. Inquiets, impuissants, ils assistent Ă la transformation qui s'opĂšre en elle. Ils ne savent pas que c'est Dieu qui l'assiĂšge et 541 qui la dĂ©chire. Elle ne le sait pas elle-mĂȘme, trop profondĂ©ment humble pour se croire l'objet de faveurs exceptionnelles, et d'ailleurs trop ignorante encore des voies mystiques pour se reconnaĂźtre sur les rives Ă©tranges oĂč l'a transportĂ©e une vague toute-puissante. La sainte ne nous a fait que de vagues confidences ;sur les tentations qu'elle subit pendant ces annĂ©es d'Ă©preuves et qui lui reviendront, vers la fin de sa vie, avec une acuitĂ© et une subtilitĂ© nouvelles. La foi surtout et, par suite, l'espĂ©rance furent, semble-t-il, les plus assaillies. Un philosophe moderne a cru la deviner aux prises avec des fantĂŽmes plus grossiers. A mon sens, rien n'autorise cette conjecture et tout la repousse. Nous connaissons mieux quelques-unes des lumiĂšres qui la soutenaient dans son dĂ©sarroi. Une surtout doit nous arrĂȘter. Un jour, comme elle Ă©tait en oraison, raconte la MĂšre de Chaugy, Dieu lui donna un si pressant dĂ©sir d'avoir un conducteur qui lui enseignĂąt la perfection et la volontĂ© de Dieu, qu'elle le demandait incessamment HĂ©las, dit-elle, Ă©crivant Ă nos premiĂšres MĂšres, je dĂ©sirais un directeur et demandais ce que je ne savais pas. Car encore que j'eusse Ă©tĂ© Ă©levĂ©e par des personnes vertueuses et que mes conversations ne fussent qu'honnĂȘtes, nĂ©anmoins je n'avais jamais ouĂŻ parler de directeur, de maĂźtre spirituel, ni de rien qui approchĂąt de cela. NĂ©anmoins Dieu mit ce dĂ©sir si avant dans mon coeur, et l'inspiration de lui demander ce directeur Ă©tait si forte que je faisais cette pĂ©tition avec une contention et une force non pareille. » Qu'on essaie de comprendre le travail obscur par oĂč Dieu l'a prĂ©parĂ©e Ă formuler une priĂšre aussi prĂ©cise et, de sa part, aussi imprĂ©vue. Peu Ă peu, du sein de sa dĂ©tresse, un jour s'Ă©tait fait, une certitude avait surgi, encore lointaine, mais dĂ©jĂ fixe et sereine. Ce qui se passait en elle, Dieu le permettait en vue de quelque grande oeuvre pour laquelle il la façonnait. Elle devait donc se 542 tenir prĂȘte et telle fut bien en effet son attitude pendant les annĂ©es d'attente qui vont suivre. Mais son bon sens, son humilitĂ©, sa docilitĂ© naturelle, la grĂące enfin lui faisaient comprendre que nulle voix n'Ă©claterait du ciel pour lui rĂ©vĂ©ler le programme de ces desseins mystĂ©rieux. Un homme de Dieu viendrait. Elle n'aurait qu'Ă lui obĂ©ir. Seule, d'un autre cĂŽtĂ©, comment dĂ©mĂȘlerait-elle les mouvements contradictoires qui l'agitent? Comment saurait-elle, une bonne fois, si elle doit fuir, comme une illusion, ou accueillir, avec une simplicitĂ© reconnaissante, les clartĂ©s imperceptibles qui occupent son esprit et qui lui font' croire que Dieu est lĂ ? Ici encore, il lui faut les rĂ©ponses nettes, les conseils autorisĂ©s d'un homme de Dieu. Directeur, direction, ces choses, ces mots, Jeanne de Chantal a trente ans et tout cela est encore de l'hĂ©breu pour elle. Il faut qu'une inspiration cĂ©leste le lui dĂ©couvre. Trait charmant et lumineux qui suffirait presque g dĂ©finir l'originalitĂ© de cette vie intĂ©rieure. Chez elle l'expĂ©rience directe a prĂ©cĂ©dĂ© la science, Dieu l'a prise toute neuve, toute ingĂ©nue, Ă peine plus riche Ă trente ans qu'elle l'Ă©tait Ă douze, en idĂ©es abstraites sur la vie spirituelle Sa bibliothĂšque pieuse paraĂźtrait enfantine Ă nos chrĂ©tiennes d'aujourd'hui. Qu'importe, Jeanne est comme un livre vivant dont l'esprit divin a couvert les pages. Ainsi disposĂ©e, avide mais ignorante, il n'est pas surprenant qu'elle ait acceptĂ© le joug d'un prĂȘtre rencontrĂ© par hasard et qui s'offrit de lui-mĂȘme Ă la conduire. Digne homme certes, mais rigoriste, inintelligent et tyrannique. La pauvre femme se laissa lier par ce berger, lequel Ă©tant bien aise d'avoir cette sainte brebis entre ses mains, l'attacha Ă sa direction par quatre voeux le premier, qu'elle lui obĂ©irait ; le second, qu'elle ne le changerait jamais ; le troisiĂšme, de lui garder la fidĂ©litĂ© du secret en ce qu'il lui 543 dirait ; le quatriĂšme, de ne confĂ©rer de son intĂ©rieur qu'avec lui ». On excuserait ce prĂȘtre de n'avoir pas su discerner l'intĂ©rieur de la sainte, mais on ne lui pardonne pas d'avoir abusĂ© de cette docilitĂ©, de cette candide ignorance; de l'avoir, elle dĂ©jĂ tourmentĂ©e par tant de scrupules, de l'avoir emprisonnĂ©e dans ces filets importuns » qui, pendant deux ans, allaient tenir son Ăąme comme empigĂ©e, contrainte et sans libertĂ© ». Pour elle, de son cĂŽtĂ©, un sĂ»r instinct lui soufflait bien sans doute que cet homme se trempait et la trompait, mais cette vraie obĂ©issante Ă©tait comme une statue entre les mains de ce conducteur, sans rĂ©sistance et sans propre volontĂ©. Elle ne se dĂ©partit d'aucun aie ses conseils, de ses ordres, bien qu'elle les sentit contraires aux attraits; et dispositions de son coeur. Il chargea son esprit de quantitĂ© de priĂšres, mĂ©ditations, spĂ©culations, actions, mĂ©thodes, pratiques et observances diverses, de considĂ©rations et ratiocinations extrĂȘmement laborieuses. Il lui ordonna aussi des priĂšres au milieu de la nuit, des jeĂ»nes, disciplines et autres macĂ©rations en quantitĂ© ». II. François de Sales et la baronne de Chantal se virent pour la premiĂšre fois, le 5 mars 16o4, dans la Sainte-Chapelle de Dijon, oĂč l'Ă©vĂȘque de GenĂšve prĂȘchait le carĂȘme. AccompagnĂ©e d'au moins deux de ses enfants, elle Ă©tait venue Ă Dijon, en vue prĂ©cisĂ©ment de suivre les sermons de ce prĂ©dicateur dont le prĂ©sident FrĂ©myot lui avait vantĂ© le mĂ©rite. Saint François de Sales avait alors trente-sept ans, sainte Chantal, trente-deux. Ils se reconnurent d'abord elle, avec une subite Ă©vidence et sans hĂ©siter; lui, avec sa lenteur sinueuse et prudente. Pour moi, dira-t-elle plus tard, dĂšs le commencement que j'eus l'honneur de le connaĂźtre, je l'appelai saint du fond de mou coeur 1. 1 Oeuvres de sainte Chantal..., II, 227. 544 Que veut-on de plus ? Quatre paroles, mais de flamme. Elle parle, elle Ă©crit, elle vit toujours ainsi. Tant que dura ce carĂȘme, la baronne de Chantal fit mettre son siĂšge Ă l'opposite de la chaire du prĂ©dicateur, pour le voir et ouĂŻr plus Ă souhait. Le saint prĂ©lat, de son cĂŽtĂ©, bien qu'attentif Ă son discours, remarquait cette veuve par-dessus toutes les autres dames. Il eut une sainte curiositĂ© de savoir qui elle Ă©tait et, par une agrĂ©able rencontre, s'adressa Ă me de Bourges AndrĂ© FrĂ©myot, frĂšre de la baronne pour le savoir, lui disant Dites-moi, je vous supplie,. quelle est cette jeune dame, claire-brune, vĂȘtue en veuve, qui se met Ă mon opposite au sermon et qui Ă©coute si attentivement la parole de vĂ©ritĂ© ? » Mgr de Bourges, souriant, sut bien rĂ©pondre qui elle Ă©tait ». Il l'avait donc bien remarquĂ©e. Il allait bientĂŽt la voir de plus prĂšs et plus librement chez le prĂ©sident et cher. AndrĂ© FrĂ©myot, oĂč il allait fort souvent manger ». La baronne ne manquait Ă aucune de ces rĂ©unions. OĂč qu'il prĂȘchĂąt, on Ă©tait sĂ»r de la rencontrer aussi. Elle le suivait partout, tant qu'elle pouvait ». Il l'avait pleinement gagnĂ©e, dĂšs le premier coup et pour toujours. Quand il Ă©crit, François de Sales est intarissable. 11 aime Ă laisser courir sa plume dont il est merveilleusement sĂ»r et que, du reste, il surveille de trĂšs prĂšs. En public, et mĂȘme dans l'intimitĂ©, il Ă©tait, au contraire, fort silencieux, observant, Ă©coutant beaucoup d'un air de bienveillance souriante et majestueuse, n'intervenant que par quelques mots. La jeune veuve claire-brune », si vive Ă la fois et si profonde, lui paraissait, je crois, un mystĂšre. Ce savoisien avait dĂ©jĂ vu bon nombre de vraies françaises, soit Ă Paris, soit Ă Dijon, mais aucune qui l'eĂ»t Ă©tonnĂ© comme celle-ci. EnjouĂ©e et sĂ©rieuse, facile et rĂ©servĂ©e, ardente et timide, une simplicitĂ© pleine de rondeur et une rare Ă©lĂ©gance, absolument rien d'une dĂ©vote. Avec cela des lĂšvres fermĂ©es Ă toute conversation intime, condamnĂ©es pour l'instant aux lieux communs des 545 salons. Je ne communiquai Ă personne d'aucune chose un peu particuliĂšre, qu'en grande crainte, nous dit-elle, bien que la sainte dĂ©bonnairetĂ© du bienheureux m'invitĂąt parfois Ă le faire et que d'ailleurs j'en mourais d'envie. » Nous savons en effet la malheureuse promesse qui liait la sainte Ă un directeur jaloux. RĂ©duit Ă des apartĂ©s discrets et rapides, le saint Ă©vĂȘque donnait paisiblement quelques coups de sonde. Une fois, il lui demanda si elle avait dessein de se remarier, elle lui dit que non Eh bien ! lui rĂ©pliqua-t-il, il faudrait mettre bas l'enseigne ». Elle entendit bien ce qu'il voulait dire c'est qu'elle portait encore certaines parures et gentillesses permises aux dames de qualitĂ© aprĂšs leur second deuil ; dĂšs le lendemain, elle ĂŽta tout cela, souplesse qui plut extrĂȘmement Ă notre bienheureux PĂšre, lequel, en dĂźnant, remarqua encore des petites dentelles de soie Ă son attiffet de crĂȘpe; il lui dit Madame, si ces dentelles n'Ă©taient pas lĂ , laisseriez-vous d'ĂȘtre propre? » Ce fut assez dit; le soir mĂȘme, en se dĂ©shabillant, elle les dĂ©cousit elle-mĂȘme. » Si prĂšs et nĂ©anmoins encore si loin l'un de l'autre, une plus furieuse attaque » dĂ© ses tentations ordinaires, survenant fort Ă propos pendant l'absence de son directeur, mit enfin la baronne dans l'heureuse nĂ©cessitĂ© de rompre un trop long silence. C'Ă©tait au mercredi saint; elle dĂ©couvrit timidement son Ăąme au saint prĂ©lat, d'auprĂšs duquel elle sortit tellement rassĂ©rĂ©nĂ©e qu'il lui semblait qu'un ange lui avait parlĂ© ». Et si, nĂ©anmoins, dit-elle, le scrupule de mon voeu de ne parler de mon intĂ©rieur qu'Ă mon premier directeur, me serrait de si prĂšs que je ne parlais qu'Ă moitiĂ© Ă ce bienheureux prĂ©lat ». Suivent quatre mois d'angoisse. François de Sales est dĂ©jĂ maĂźtre de la situation et il le sait bien. Il n'a qu'une parole Ă dire ; les derniers scrupules tomberont, le directeur jaloux, bon grĂ© mal grĂ©, lĂąchera prise ; la sainte 546 verra s'ouvrir les portes de cette prison oĂč elle Ă©touffe. Il hĂ©site, il louvoie, il se dĂ©robe. ConsultĂ©, au moment le plus aigu de la crise, un prĂȘtre Ă©minent, le PĂšre de Villars, recteur des jĂ©suites de Dijon, a rĂ©pondu avec une belle vigueur, et non peut-ĂȘtre sans quelque courage, que les prĂ©tentions tyranniques de ce directeur ne tenaient pas debout, qu'il fallait au plus tĂŽt secouer un joug inhumain, tout Ă fait contraire Ă l'esprit de Dieu et de l'Ăglise. Un autre religieux pense de mĂȘme. Ils voient tous, plus clair que le jour, que Dieu veut une Ăąme aussi rare sous la conduite de M. de GenĂšve. Celui-ci pourtant ne modifie pas sa ligne prudente. Nous avons ses lettres d'alors, merveilleuses de souplesse, qui avancent, qui reculent et finalement Ă©chappent toujours. J'admire ceux qui le voient simple. En vĂ©ritĂ© de qui, de quoi peut-il douter maintenant ? Scrupule thĂ©ologique sur la valeur du voeu qui lie sainte Chantal Ă un autre? Non certainement. Mais il veut que rien d'humain ne se mĂȘle Ă une dĂ©cision dont il pressent l'extrĂȘme importance. Je crois aussi qu'il hĂ©site pour de bon, qu'il n'est pas encore fixĂ© lui-mĂȘme. Cette Ăąme qui s'offre Ă sa direction, l'attire et l'effraie tout ensemble. Elle porte sur le front et dans les yeux un signe hĂ©roĂŻque. Deux fois Ă©trange et par la raretĂ© de ses dons naturels et par les effets mystĂ©rieux que la grĂące commence Ă produire en elle. Qu'elle trouve un. maĂźtre spirituel digne d'elle, digne surtout de seconder en elle les opĂ©rations divines, et elle ira loin. Est-il ce maĂźtre prĂ©destinĂ©? VoilĂ , semble-t-il, ce que se demandent son humilitĂ© d'une part et de l'autre, l'implacable et minutieuse luciditĂ© de son esprit. Aussi bien, s'il doit un jour dire oui, comme il le prĂ©voit sans doute, pourquoi ne pas la façonner dĂ©jĂ , la plier Ă sa propre maniĂšre ; pourquoi ne pas modĂ©rer et brider cette droiture impĂ©tueuse, ce coeur et cette intelligence qui ne voudraient jamais attendre, mais toujours courir au but et par le pins court ? Ainsi, dĂšs l'aube de leur intimitĂ©, le contraste 547 se dessine entre cette fille de France et ce prĂ©lat-gentilhomme, grave et cunctator de naissance, dont l'Italie avait aiguisĂ© la souriante finesse et qui, jalousĂ© de plusieurs, voisin d'une cour intrigante, sujet d'un petit prince ombrageux, avait appris de bonne heure Ă peu compter sur les hommes et Ă se surveiller de trĂšs prĂšs dans ses rapports avec eux. Par cette avenue sinueuse que saint François de Sales a dessinĂ©e de ses mains, nous parvenons enfin Ă la grande journĂ©e du 22 aoĂ»t 16o4 qui ouvre, comme un portique majestueux et sĂ©vĂšre, la vie nouvelle oĂč la sainte va s'engager. DĂšs la fin du dernier carĂȘme, il avait Ă©tĂ© dĂ©cidĂ© que l'Ă©vĂȘque de GenĂšve, en compagnie de sa mĂšre, Mme de Boisy et de sa soeur, Jeanne de Sales, rencontrerait, l'Ă©tĂ© prochain, prĂšs du tombeau de saint Claude, Ă mi-chemin entre et la Bourgogne, les plus chers de ses nouveaux amis de Dijon, la baronne de Chantal, la prĂ©sidente Brulart et l'Abbesse du Puits-d'Orbe. Toujours prĂ©cautionnĂ©, l'Ă©vĂȘque avait bien arrangĂ© les choses la jeune baronne ne venait pas seule, lui non plus. C'est merveille qu'au dernier moment l'intense prĂ©occupation qui l'absorbait se soit laissĂ©e voir. Les bourguignonnes arrivent, semble-t-il, au soir montant. Les autres les attendaient, curieuses, Ă©mues, un peu intimidĂ©es peut-ĂȘtre,  Annecy, en ce temps-lĂ , n'Ă©tait pas français et se regardait comme un village, auprĂšs de Dijon. Les prĂ©sentations faites, quasi aprĂšs le premier salut », note expressĂ©ment la mĂšre de Chaugy, François de Sales passe dextrement Ă sa mĂšre le reste du cortĂšge et quant Ă lui, il prit sa chĂšre fille spirituelle et lui fit raconter tout ce qui s'Ă©tait passĂ© en elle, ce qu'elle fit avec une si grande clartĂ©, simplicitĂ© et candeur qu'elle n'oublia rien. Le saint prĂ©lat l'Ă©couta fort attentivement, sans lui rĂ©pondre un seul mot lĂ -dessus, et ils se sĂ©parĂšrent ainsi. Le lendemain 22 aoĂ»t, assez matin, il l'alla trouver. Il paraissait tout las et abattu Asseyons-nous, lui dit-il, je suis las et 548 n'ai point dormi ; j'ai travaillĂ© toute la nuit Ă votre affaire. Il est fort vrai que c'est la volontĂ© de Dieu que je me charge de votre conduite spirituelle et que vous suiviez mes avis ». AprĂšs cela, ce saint homme demeura un peu en silence, puis dit, jetant les yeux au ciel Madame, vous le dirai-je ? Il le faut dire, puisque c'est la volontĂ© de Dieu. Tous ces voeux prĂ©cĂ©dents ne valent rien qu'Ă dĂ©truire la paix d'une conscience. Ne vous Ă©tonnez pas si j'ai tant retardĂ© Ă vous donner une rĂ©solution je voulais bien connaĂźtre la volontĂ© de Dieu et qu'il n'y eĂ»t rien de fait en cette affaire que ce que sa main ferait ». J'Ă©coutais, dit notre bienheureuse MĂšre, le saint prĂ©lat, comme si une voix du ciel m'eĂ»t parlĂ© ; il semblait ĂȘtre dans un ravissement, tant il Ă©tait recueilli, et allait quĂ©rir ses paroles l'une aprĂšs l'autre, comme ayant peine Ă parler. » Le mĂȘme matin, elle fit sa confession gĂ©nĂ©rale Ă notre bienheureux PĂšre ». La noble scĂšne, en vĂ©ritĂ© ! Cette insomnie, cette hĂ©sitation suprĂȘme, cette lenteur solennelle et laborieuse, ces quelques mots ternes et plus accablĂ©s que les silences qui les entrecoupent, tant de beaux dĂ©tails nous Ă©lĂšvent Ă des hauteurs surnaturelles, nous Ă©tablissent, une fois pour toutes, dans une atmosphĂšre de saintetĂ©. Un mot rĂ©sume la direction que saint François de Sales va donner Ă sainte Chantal; mais quoi ! ne pourrait-on pas dire que ce mot dĂ©finit la direction elle-mĂȘme ? Il a libĂ©rĂ© tout ensemble et cette Ăąme et la grĂące Ă laquelle celle-ci n'osait pas ou ne savait pas s'abandonner, l'avançant ainsi, dans la voie mystique, beaucoup mieux qu'il ne l'aurait fait par une intervention personnelle. O Dieu, Ă©crit la sainte, en se rappelant les entretiens de Saint-Claude, que ce jour me fut heureux ! Il me sembla que mon Ăąme changeait de face et sortait de la captivitĂ© intĂ©rieure oĂč les avis de mon premier directeur m'avaient tenue jusque-lĂ . » Dans le tĂ©moignage qu'elle rendra plus 549 tard Ă ce directeur unique, le mot de libertĂ© revient Ă , chaque ligne. Il Ă©tait tout Ă fait admirable et incomparable Ă dresser les esprits selon leur portĂ©e sans jamais les presser; ainsi il donnait et imprimait dans les coeurs une certaine libertĂ© qui affranchissait de tout scrupule et difficultĂ©. Il laissait volontiers agir l'esprit de Dieu dans les Ăąmes avec une grande libertĂ©, suivant lui-mĂȘme l'attrait de cet esprit divin et les conduisant selon la conduite de Dieu, les laissant agir selon les inspirations divines, plutĂŽt que par son instinct particulier. J'ai reconnu cela en moi-mĂȘme 1. Cette mĂ©thode qu'il suivait toujours avec les Ăąmes vraiment spirituelles, il se l'imposa plus encore, s'il est possible, vis-Ă -vis de celle-ci qui, me semble-t-il, l'Ă©tonnait plus que les autres, et qu'il pouvait abandonner, avec tant de sĂ©curitĂ©, aux mouvements de la grĂące. Ce n'est pas Ă dire qu'il l'ait conduite d'une main incertaine et molle, qu'il n'ait pas su, mĂȘme avec elle, parler en maĂźtre. Je l'ai dĂ©jĂ montrĂ© dans le volume prĂ©cĂ©dent 2, il faut bien, en effet que l'Ăąme sente son maĂźtre  son maĂźtre humain Â, elle ne reste vraiment humble, elle ne devient souple, elle n'est tout Ă fait sĂ»re qu'Ă ce prix; mais il faut aussi que ce conducteur obĂ©isse lui-mĂȘme Ă celui qu'il reprĂ©sente ; qu'il serre ou lĂąche les rĂȘnes au grĂ© de cet esprit qui souffle oĂč il veut. TrĂšs ferme donc, trĂšs prĂ©cis, inflexible, quand il jugeait devoir l'ĂȘtre, mais encore plus discret, prudent, et du reste oublieux, dĂ©daigneux de soi Ă un degrĂ© rare, saint François de Sales n'abusait certes en aucune façon de la docilitĂ© de sainte Chantal. Pour moi, souventefois, Ă©crit-elle, j'ai eu peine de ce qu'il ne me commandait pas assez 3. 1 Oeuvres ..., II, p. 2oo, 201. Cf. L'humanisme dĂ©vot, pp. 125, 126. 2 L'humanisme dĂ©vot, pp. 1o5, 106. 3 Oeuvres ..., II, p. 201. 55o Ses ordres mĂȘme, quand il en donnait, il les voulait pris et suivis sans pointiller », rondement, franchement, naĂŻvement, Ă la vieille française, avec libertĂ©, Ă la bonne foi, grosso modo 1 ». Ce respect des Ăąmes et du. divin qu'elles portent, cette dĂ©fiance de soi, ce besoin de s'effacer devant la grĂące, tout cela paraissait mieux encore quand on le voyait. de prĂšs, comme la sainte l'a vu. La façon et le parler de ce bienheureux Ă©taient grandement majestueux et sĂ©rieux, mais toutefois le plus humble, le plus doux, et naĂŻf que l'on ait jamais vu... Il parlait bas, gravement, posĂ©ment, doucement et sagement 2. Jamais ce bienheureux ne faisait de reparties promptement 3. Est-il besoin de le dire, cette lenteur Ă rĂ©pondre, qui surprend d'abord, chez un homme de tant d'esprit, cette peur de gĂȘner les Ăąmes par une conduite impĂ©rieusement personnelle, tout cela chez lui n'a rien d'affectĂ©. Il ne joue pas Ă l'oracle, comme d'autres qui masquent leur indigence sous des airs de majestĂ©, et, sous des mots tĂątonnants, leurs prĂ©tentions dominatrices. Plus vive encore que son intelligence, sa foi se trouble et s'arrĂȘte au seuil du mystĂšre de la vie spirituelle. Le Cantique des Cantiques, son livre de prĂ©dilection, nul, peut-ĂȘtre, ne l'a rĂ©alisĂ© comme lui. Dans cette idylle divine, un privilĂšge dont il s'Ă©merveille lui-mĂȘme et qui le confond, lui assigne un rĂŽle discret. II est le trĂšs chĂ©tif serviteur de l'Ăpoux et de l'Ăpouse. Il ne hausse la voix, il ne commande que lorsque l'Ăpouse s'Ă©gare. EffacĂ©, joyeux, il l'admire en silence quand il la voit sur le droit chemin qui mĂšne Ăš l'Ăpoux. 1 Oeuvres de saint François de Sales, XIII, p. 392. 2 Oeuvres ..., II, p. 221, 222. 3 Ib., p. 136. 551 Cette consigne de lenteur, d'attente, d'effacement, jamais, sans doute, notre incomparable directeur ne l'a suivie plus Ă©troitement que dans ses rapports avec sainte Chantal. Il n'entrevoyait, du reste, que trĂšs confusĂ©ment les mystĂ©rieux desseins que la grĂące semblait avoir formĂ©s sur elle. A l'heure oĂč il entreprend cette conduite, le jeune Ă©vĂȘque n'a pas encore atteint les hautes cimes qu'il dĂ©crira plus tard avec une aisance merveilleuse dans le TraitĂ© de l'Amour de Dieu. Il cĂŽtoie le plus souvent les basses vallĂ©es » de la vie chrĂ©tienne, telle qu'on la distingue de la vie mystique. Il ne quitte pas d'ordinaire la douce rĂ©gion. des abeilles et des colombes. AppelĂ© lui aussi Ă monter plus haut, sa naturelle sagesse, son humilitĂ©, sa priĂšre presque toujours, facile; abondante et fleurie, d'une part l'invitent Ă craindre la haute mer » qui nous fait tourner la tĂȘte et nous donne des convulsions », d'autre part lui rendent cher le terre Ă terre », les petites vertus propres pour notre petitesse ». A petit mercier, petit panier », Ă©crit-il 1. L'humble cueillette de la bouquetiĂšre Glycera lui suffit. Il pratique, mais avec une ferveur et une perfection extraordinaires, les exercices ordinaires des chrĂ©tiens 2 ». On n'entend pas dire par lĂ que, pendant cette premiĂšre Ă©tape de ses ascensions, François de Sales ait tout ignorĂ© de l'ordre supĂ©rieur qu'il devait atteindre un jour sur les traces de sainte Chantal. OĂč finissent exactement les basses vallĂ©es » de la vie dĂ©vote, oĂč commencent les hautes montagnes? Entre les points extrĂȘmes de ces deux mondes, ne rĂšgne-t-il pas une zone indĂ©cise, oĂč les douces brises du premier commencent Ă se fondre avec les souffles tout-puissants du second? Qu'entre 16o4 et 161o, le saint ait traversĂ© cette zone, qu'il ait mĂȘme pĂ©nĂ©trĂ© 1 Oeuvres de saint François de Sales, XII, p. 205. 2 TraitĂ© de l'Amour de Dieu, liv. VIII, chap. XII. 552 dans les voies extraordinaires, la chose semble presque certaine. Mais peut-ĂȘtre n'avait-il pas pris conscience du changement qui s'Ă©bauchait ou qui se prĂ©parait en lui. Son coeur avait sans doute couru plus vite que son esprit et cet esprit lui-mĂȘme, si clairvoyant, si dĂ©liĂ©, mais si paisible, s'Ă©tait dĂ©fendu ces retours inquiets, ces curiositĂ©s stĂ©riles dont la grĂące n'a que faire et qui la gĂȘnent plutĂŽt. Quoi qu'il en soit, il nous a dit lui-mĂȘme, dans la prĂ©face du TraitĂ© de lÂAmour de Dieu, qu'il avait alors beaucoup Ă apprendre et beaucoup Ă dĂ©sapprendre. Qui en rougirait pour lui ? Comment s'Ă©tonner qu'avant de devenir un des maĂźtres de la mystique, il ait dĂ» faire son apprentissage ? Je citerai du reste bientĂŽt les textes sur lesquels s'appuient ces conjectures. Si je m'Ă©gare dans mes analyses, l'on n'aura pas de peine Ă me corriger. Essayons de nous reprĂ©senter la baronne comme elle apparaissait alors Ă son directeur. Dieu la travaille, avons-nous dit, pour se l'unir de plus prĂšs. Est-ce donc le travail mĂȘme de Dieu qui dĂ©concerte saint François de Sales? AssurĂ©ment non. II sait bien que du cĂŽtĂ© divin tout nous est mystĂšre insondable. Au tĂ©mĂ©raire qui essaierait de les dĂ©finir, les grĂąces les plus communes, les impulsions surnaturelles d'un milliĂšme de seconde, n'offriraient pas moins d'Ă©nigmes que le ravissement de saint Paul. Lorsque Dieu nous rencontre et nous presse, la nuit le prĂ©cĂšde, l'enveloppe, cache sa retraite et recouvre ses traces. Mais quand il s'agit des grĂąces mystiques, la nuit de l'homme, si j'ose dire, s'ajoute Ă la nuit de Dieu. GrĂąces deux fois tĂ©nĂ©breuses, puisqu'elles viennent de l'abĂźme et qu'elles vont Ă l'abĂźme, creusant, semble-t-il, des profondeurs nouvelles dans l'Ăąme qui les reçoit. De lĂ , tant de convulsions chez la victime choisie. Plus elle est riche de dons naturels, plus elle rĂ©siste Ă ce mystĂ©rieux forage qui l'Ă©carte de plus en plus de l'humaine surface, chĂ©tif et frivole, mais cher théùtre oĂč ces dons trouvent leur emploi. Plus elle rĂ©siste et tĂąche de remonter 553 la pente, plus elle se dĂ©chire. De lĂ ces doutes incessants, ce vertige, ces tentations de dĂ©sespoir, cette peur de sombrer dans les enfers de la dĂ©raison et du blasphĂšme. Mais de lĂ aussi, par instants, lorsque la rĂ©sistance flĂ©chit, lorsque la rĂ©flexion s'arrĂȘte, lorsque l'imagination accepte de fermer les yeux, et la sensibilitĂ© de ne plus tendre la main, de lĂ ces impressions grandissantes de paix, de lumiĂšre, de force. OĂč vont-ils ainsi? Les mystiques ne sauraient le dire. Ils ont passĂ© la frontiĂšre des mots humains. Des mĂ©taphores lumineuses, infiniment douces pour eux, obscures pour nous et que la chair et le sang trouvent sĂšches, viennent sous leur plume avec une insistance qui, elle du moins, est une lumiĂšre. Ils vont vers a leur centre », vers a l'extrĂȘme pointe de leur esprit ». C'est lĂ que Dieu les invite, lĂ qu'il les porte lui-mĂȘme et qu'il les attend. Mais taisons-nous, et laissons parler notre sainte. Au point du jour, Ă©crit-elle, Dieu m'a fait goĂ»ter, mais presque imperceptiblement, une petite lumiĂšre, en la trĂšs haute suprĂȘme pointe de mon esprit. Tout le reste de mon Ăąme et ses facultĂ©s n'en ont point joui mais elle n'a durĂ© environ qu'un demi ave Maria 1. Il y a des Ăąmes, Ă©crit-elle encore, entre celles que Dieu conduit par cette voie de simplicitĂ©, que sa divine bontĂ© dĂ©nue si extraordinairement de toute satisfaction, dĂ©sir et sentiment, qu'elles ont peine de se supporter et de s'exprimer, parce que ce qui se passe en leur intĂ©rieur est si mince, si dĂ©licat et imperceptible, pour ĂȘtre tout Ă l'extrĂȘme pointe de l'esprit, qu'elles ne savent comment en parler 2. Enfin voici un texte plus long, prodigieux de clartĂ©, comme du reste tout ce qu'a Ă©crit la sainte et que je choisis entre mille autres plus ou moins semblables, soit parce qu'il nous ramĂšne, comme on va le voir, Ă saint 1 Oeuvres ..., I, p. 21. 2 Ib., II, p. 337, 338. 554 François de Sales, soit parce qu'il nous montre sainte Chantal au dĂ©but mĂȘme de ses voies. Je me souviens, Ă©crit-elle en 1637, que quand il plut Ă Notre-Seigneur de me donner le commencement de mon soulagement dans ces grandes tentations dont je fus travaillĂ©e tant d'annĂ©es, au commencement de mon voeu le voeu d'obĂ©issance Ă , son premier directeur, sa bontĂ© me donna cette maniĂšre d'oraison d'une simple vue et sentiment de sa divine prĂ©sence, oĂč je me sentais tout abandonnĂ©e, absorbĂ©e et reposĂ©e en lui. Et cette grĂące m'a Ă©tĂ© continuĂ©e, bien que par mes infidĂ©litĂ©s j'y aie beaucoup contrevenu ; laissant entrer dans mon esprit des craintes d'ĂȘtre inutile en cet Ă©tat, et voulant faine quelque chose de ma part, je gĂątais tout. Et encore souvent suis-je attaquĂ©e de cette mĂȘme crainte, non pas Ă l'oraison, mais en mes autres exercices, oĂč je veux toujours un peu agir et faire des actes, encore que je sens bien que je me tire par ce moyen de mon centre; surtout je vois que cet unique et simple regard en Dieu est mon unique remĂšde et seul soulagement. Et certes, si je suivais mon attrait, je ne ferais que cela en tout sans exception. Car si je pense fortifier mon Ăąme par des pensĂ©es et des discours, par des rĂ©signations et actes, je m'expose Ă de nouvelles tentations et peines, et ne puis faire cela que par une grande violence qui me laisserait Ă sec. Si qu'il me faut promptement retourner Ă cette simple remise, me semblant que Dieu me fait voir par lĂ qu'il veut un total retranchement des saillies de mon esprit et de ses opĂ©rations en ce sujet. Et l'activitĂ© de mon esprit est si grande que j'ai toujours besoin d'ĂȘtre confortĂ©e et encouragĂ©e pour cela. HĂ©las, mon bienheureux PĂšre me l'a tant dit !... A ce propos, je me souviens qu'il y a quelques jours que Notre-Seigneur me donna une clartĂ© qui s'imprima fort Ă moi, comme si j'eusse vu la chose vraiment que je ne me dois plus regarder, mais marcher Ă yeux clos, appuyĂ©e sur mon Bien-aimĂ©, sans vouloir voir ni savoir le chemin par oĂč il me conduira, ni non plus avoir soin de chose quelconque, non pas mĂȘme de lui rien demander, mais demeurer simplement toute perdue et reposĂ©e en lui Si... je ne m'exprime pas bien... vous ne laisserez de m'entendre 1. Mon bienheureux PĂšre me l'a tant dit! n Lui encore si attachĂ©, comme nous le verrons bientĂŽt, au petit train 1 Oeuvres ..., IV, p. 735-737. 555 de nos devanciers », je veux dire aux exercices de la vie dĂ©vote, il a su nĂ©anmoins non seulement respecter, mais encore aider l'Ă©panouissement mystique de Mme de Chantal. Au reste, s'ils n'habitent pas encore tout Ă fait le mĂȘme monde, ils se comprennent admirablement l'un l'autre, et les paroles du saint rĂ©pondent, s'adaptent, avec une convenance parfaite, aux besoins prĂ©sents de la sainte. S'ils ne l'envisagent pas encore au mĂȘme point de vue, s'ils ne la pĂ©nĂštrent pas aussi avant l'un que l'autre, une seule rĂ©alitĂ©, plus une encore que diverse, les occupe Ă©galement, Ă savoir l'amour de Dieu, suprĂȘme objet de la vie dĂ©vote aussi bien que de la vie mystique. Et comme cet unique objet, on l'atteint, de part et d'autre, en suivant une mĂȘme discipline, en se dĂ©tachant, en se dĂ©pouillant de soi, il n'y a pas Ă craindre que la direction trĂšs mortifiante du saint entrave le progrĂšs de la sainte. S'il ne rĂ©alise encore ni la prĂ©sence de Dieu a en la suprĂȘme pointe de l'esprit », ni la plĂ©nitude de dĂ©pouillement qui est la condition et la suite nĂ©cessaire d'une telle grĂące, si mĂȘme les confidences qu'il reçoit Ă ce sujet de sainte Chantal le laissent perplexe, sa direction n'en va pas moins d'elle-mĂȘme, tout droit, infailliblement, Ă seconder ce double mystĂšre. Direction pacifiante et dĂ©pouillante. Se laisser faire par Dieu sans rĂ©sistance, sans inquiĂ©tude; se dĂ©tacher de soi-mĂȘme. Toute la doctrine de notre bienheureux PĂšre, Ă©crira plus tard sainte Chantal, tendait au parfait dĂ©nĂ»ment de soi-mĂȘme 1. » Les mystiques les plus sublimes n'enseignent pas autre chose. III. Pendant ses nombreux sĂ©jours Ă Dijon, chez le prĂ©sident FrĂ©myot, la baronne faisait de frĂ©quentes visites aux carmĂ©lites qui venaient Ă peine de s'installer dans cette ville, et chez lesquelles elle retournera, aussi souvent que possible, jusqu'Ă la veille de son dĂ©part pour Annecy. Notre imagination s'enchante Ă la pensĂ©e de cette rencontre 1 Oeuvres ..., I, p. 35 556 entre le Carmel et la Visitation qui va bientĂŽt naĂźtre, entre sainte ThĂ©rĂšse et sainte Chantal. Ne craignez pas, du reste, que la sĂ©duction de l'une sur l'autre soit trop forte, que la brise qui vient d'Avila soulĂšve, entraĂźne de l'autre cĂŽtĂ© des grilles, la tendre semence que Dieu et François de Sales gardent pour un autre jardin ? Eh quoi ! le saint n'est-il pas lĂ entre les deux saintes, assez ferme pour retenir l'une, si besoin est, assez humble, assez Ă©clairĂ© pour sentir qu'il a besoin des leçons de l'autre, pour saisir avec joie une telle occasion de se pĂ©nĂ©trer lui-mĂȘme de l'esprit de sainte ThĂ©rĂšse, par l'intermĂ©diaire de sainte Chantal? Sans parler de ses confesseurs  de 16o4 Ă 161o, saint François de Sales ne l'a confessĂ©e que quatre ou cinq fois  la baronne consultait avec empressement les personnes de piĂ©tĂ© et de doctrine qu'elle pouvait rencontrer. Ainsi nous voyons le recteur des jĂ©suites venant, sur un signe d'elle, la rencontrer chez le prĂ©sident FrĂ©myot. On nous la montre en confĂ©rence avec le futur cardinal de BĂ©rulle. La voilĂ , pour l'instant, c'est-Ă -dire pour quatre ans, dans l'intimitĂ© des carmĂ©lites. A quoi bon, dira-t-on, ces entretiens et ces confidences? Saint François de Sales ne lui suffisait-il pas? Eh! non, il ne suffit pas. Il est loin ; les lettres ne vont pas vite et ne disent jamais tout. Pour peu que les neiges s'en mĂȘlent, Annecy reste bloquĂ© pendant des semaines. Avec cela, que l'on se rappelle les tentations et les scrupules qui tourmentent cette novice, son inexpĂ©rience encore trĂšs grande des choses de la vie spirituelle. François de Sales eĂ»t-il Ă©tĂ© prĂšs d'elle, la baronne de Chantal n'avait du reste aucune raison de vivre en recluse, elle avait, au contraire, vingt raisons de frĂ©quenter son monde, le monde des saints, encore si nouveau pour elle et dont tout la ravissait. Son directeur n'Ă©tait pas jaloux. Il la savait plus que franche et plus que docile. Aucune dĂ©cision sĂ©rieuse ne serait prise sans lui. lin mot de lui redresserait ou effacerait les conseils qui ne seraient 557 pas de son goĂ»t. Qu'on se rassure donc. Il sera tenu au courant de ses visites chez les carmĂ©lites de Dijon; sainte Chantal, Ă©merveillĂ©e, lui dira, par le menu, les secrets de sainte ThĂ©rĂšse. A qui donc les dirait-elle ? Du reste elle ne va pas seule. Une autre des philothĂ©es salĂ©siennes, la prĂ©sidente Brulart, l'accompagne et celle-ci non plus ne se privera pas d'Ă©crire Ă son directeur. Les belles scĂšnes qui s'annoncent! Nous ne pouvons que les effleurer. Ces deux chĂšres filles de François de Sales accueillies par Anne de JĂ©sus, la chĂšre compagne de sainte ThĂ©rĂšse ! Tout Dijon se presse lĂ , mais le Carmel a bientĂŽt distinguĂ© ces deux visiteuses, et il leur fait fĂȘte. La baronne regarde, elle interroge, elle s'abandonne, elle se sent, elle est chez elle. Dieu ne la veut pas carmĂ©lite, mais il veut que la Visitation ressemble au Carmel. Cependant tout ne lui Ă©tait pas lumineux dans ce que lui disait sainte ThĂ©rĂšse, bien que tout lui semblĂąt rĂ©pondre exactement aux besoins confus de son Ăąme. La baronne ne savait pas l'espagnol, la plupart des carmĂ©lites ne savaient pas le français. D'une frontiĂšre Ă l'autre, la MĂšre Marie de la TrinitĂ©, française celle-ci, et d'ailleurs assez Ă©clairĂ©e pour parler aussi en son propre nom, servait d'interprĂšte. Un seul objet occupait naturellement les entretiens, cette vie intĂ©rieure que les carmĂ©lites avaient apprise Ă bonne Ă©cole et sur laquelle l'ardente baronne dĂ©sirait plus de lumiĂšres. Elle Ă©tait encore assez champĂȘtre »  c'est son mot  en ces dĂ©licates matiĂšres. Mais il n'y paraissait pas trop. La trouvant si vive d'esprit et si gĂ©nĂ©reuse, il se peut que les carmĂ©lites se soient laissĂ© entraĂźner un peu vite par cette impĂ©tuositĂ© que saint François de Sales lui-mĂȘme ne bridait pas sans effort. Je n'en suis pas sĂ»r du tout et j'ai mes raisons de croire que la baronne comprenait dĂšs lors assez bien les hautes leçons qu'elle recevait et qu'elle se hĂątait de soumettre Ă son directeur. Mais ces leçons, elle ne les formulait pas encore avec la prĂ©cision nĂ©cessaire. 558 PrĂ©sentĂ©e par elle, la doctrine de la MĂšre Marie de la TrinitĂ© justifiait, sans aucune espĂšce de doute, les sages rĂ©serves que nous allons voir saint François de Sales lui opposer. Pour la doctrine prise en elle-mĂȘme, quoi qu'en aient pensĂ© plusieurs critiques, elle Ă©tait bonne de tous points. Saint François de Sales, qui du reste ne l'a jamais condamnĂ©e, la fera sienne plus tard. AprĂšs tout, que lui disait-on de si rare ? Il semble, Ă lire certains biographes, que la MĂšre de la TrinitĂ© ait follement transportĂ© sa frĂȘle novice Ă la suprĂȘme tour du chĂąteau mystique. Rien n'est moins exact. On ne lui a ouvert, au contraire, que le premier parvis, celui qui s'Ă©lĂšve Ă peine de quelques degrĂ©s au-dessus de la vie commune, celui oĂč saint François de Sales et sainte Chantal verront plus tard la demeure ordinaire des filles de la Visitation. Et encore, cet humble parvis, on ne l'a pas ouvert Ă la sainte, on lui a simplement fait connaĂźtre qu'elle l'occupait dĂ©jĂ . Le genre d'oraison de M de Chantal, Ă©crit un des biographes de la sainte, semblait Ă la MĂšre de la TrinitĂ© trop simple, trop ordinaire pour une personne d'une si haute vertu... ; elle voulait que Mme de Chantal passĂąt du premier degrĂ© de l'oraison au second. » Autant dire que cette exquise carmĂ©lite possĂ©dait moins son rudiment que la plus Ă©tourdie des postulantes. Non, la MĂšre de la TrinitĂ© n'a rien prĂ©tendu, rien voulu de ce qu'on lui fait prĂ©tendre et vouloir. Elle n'a pas dit Ă PhilothĂ©e mais tĂąchez donc d'ĂȘtre ThĂ©otime, laissez-moi tous les exercices de la vie dĂ©vote. Elle a dit Ă celle qui se voyait et que saint François de Sales voyait sous la figure de PhilothĂ©e vous ĂȘtes dĂ©jĂ ThĂ©otime ; si telle ou telle des cueillettes de la vie dĂ©vote vous distrait, vous fatigue, gĂȘne en vous l'action divine, abandonnez, sans scrupule, le petit panier de la bouquetiĂšre Glycera. Que nous parle-t-on d' attraits trompeurs » qu'un zĂšle imprudent » aurait suggĂ©rĂ©s Ă sainte Chantai ? Ces attraits vers une forme d'oraison, plus Ă©levĂ©e, plus dĂ©nuĂ©e, moins soumise 559 aux lois de la priĂšre ordinaire, notre sainte, non. seulement les Ă©prouvait depuis longtemps, mais encore elle les suivait obscurĂ©ment, approuvĂ©e en cela, par François de Sales, comme nous l'avons vu plus haut. Que leur manquait-il Ă tous deux, sinon la pleine satisfaction, la sĂ©curitĂ© parfaite que peut donner une doctrine bien dĂ©finie, appuyĂ©e sur la tradition et l'expĂ©rience des saints ? Cette doctrine, est-ce merveille que la MĂšre Marie de la TrinitĂ© l'ait possĂ©dĂ©e; la possĂ©dant, faut-il lui faire un reproche de l'avoir communiquĂ©e Ă sainte Chantal? C'est ainsi, me semble-t-il, qu'il y a moyen de justifier, d'admirer, d'aimer en mĂȘme temps les deux voix alternantes  Annecy, Dijon  qui guident sainte Chantal, pendant ces annĂ©es fĂ©condes 1606-1610 la voix qui lui montre hardiment les hauteurs oĂč Dieu l'appelle ; la voix plus hĂ©sitante qui tĂąche, non de la fixer, mais de la retenir encore dans les basses vallĂ©es de la vie commune. Ce ne sont pas des voix ennemies. Marie de la TrinitĂ© et François de Sales ne se disputent pas sainte Chantal. Ils travaillent, diversement, mais de concert, Ă libĂ©rer, Ă Ă©panouir sa grĂące. Encore une fois, le saint n'aurait eu qu'un signe Ă faire, Mme de Chantai n'aurait pas remis les pieds au Carmel. Ce signe, il ne l'a pas fait. C'est tout dire, Ă qui se rappelle combien cette Ăąme lui Ă©tait prĂ©cieuse. Tout ce qui vient du Carmel, par l'entremise de la sainte et de la prĂ©sidente Brulart, l'Ă©vĂȘque le reçoit, le pĂšse, le discute avec une considĂ©ration singuliĂšre. Si tel ou tel point l'Ă©tonne ou lui paraĂźt excessif, telle direction prĂ©maturĂ©e, il en fait la remarque, mais sans jamais trancher en maĂźtre, disciple autant que maĂźtre, expĂ©rimentant sur lui-mĂȘme les conseils des carmĂ©lites. Voici quelques beaux textes qui nous aideront Ă saisir cette initiation modeste et prudente. DĂšs 16o6, il rĂ©pondait ainsi Ă une question de sainte Chantal Il n'est pas besoin, ce dit cette bonne MĂšre Marie de la TrinitĂ©, 56o Anne de JĂ©sus, ou toutes les deux, de se servir de l'imagination pour se reprĂ©senter l'humanitĂ© sacrĂ©e du Sauveur. Non pas, peut-ĂȘtre, Ă ceux qui sont dĂ©jĂ fort avancĂ©s en la montagne de la perfection, mais pour nous autres qui sommes encore Ăšs vallĂ©es,.., je pense qu'il est expĂ©dient de se servir de toutes nos piĂšces 1. Nous autres », encore », peut-ĂȘtre », trois mots essentiels qu'il faut souligner. a Nous autres » il y a donc deux groupes les carmĂ©lites d'un cĂŽtĂ©, de l'autre la baronne de Chantal, la prĂ©sidente Brulart et l'Ă©vĂȘque de GenĂšve; la petite classe qui se hausse sur la pointe des pieds pour regarder aux fenĂȘtres de la grande. Entre les deux, le saint se garde bien de couper les ponts. Encore » protĂšge le prĂ©sent et rĂ©serve l'avenir. Le peut-ĂȘtre » n'est pas moins admirable. RĂ©sumĂ©e et simplifiĂ©e par l'inexpĂ©rience de sainte Chantal, la doctrine de la MĂšre Marie de la TrinitĂ© semble offrir un sens dangereux qu'elle n'avait certes pas dans la pensĂ©e de la carmĂ©lite, mais qui aurait frappĂ© d'abord un directeur moins avisĂ© et qui l'aurait rĂ©voltĂ©. Le peut-ĂȘtre » nous montre et que saint François de Sales a vu ce faux sens et qu'il ne s'y est pas arrĂȘtĂ©, trĂšs assurĂ© que Marie de la TrinitĂ© n'Ă©tait pas quiĂ©tiste et que sainte Chantal ne risquait pas de le devenir. Il ne rĂ©alise pas nettement ce que la fille de sainte ThĂ©rĂšse a voulu dire, mais il fait confiance Ă une Ăąme aussi Ă©clairĂ©e. Un jour viendra oĂč, maĂźtre Ă son tour, il formulera sans peur la mĂȘme doctrine qu'elle. L'Ăąme recueillie dans son Dieu  écrira-t-il dans le TraitĂ© de l'amour de Dieu  n'a plus besoin de s'amuser Ă discourir par l'entendement, car elle voit d'une si douce vue son Epoux prĂ©sent que les discours lui seraient inutiles et superflus... ; elle n'a pas aussi besoin de l'imagination car qu'est-il besoin de se reprĂ©senter en image, soit extĂ©rieure soit intĂ©rieure, celui de la prĂ©sence duquel on jouit 2 ? 1 Oeuvres de saint François de Sales, XIII, p. 162. 2 TraitĂ© de l'amour de Dieu, liv. VI, chap. IX. 561 Les carmĂ©lites n'Ă©taient pas seules Ă avoir devinĂ© la vocation mystique de sainte Chantal. Toujours vers ce mĂȘme temps, M. Gallemant, ce personnage d'une rare Ă©minence et que nous connaissons dĂ©jĂ , rencontra la baronne au carmel de Dijon qu'il visitait, eut avec elle de longs entretiens et lui donna exactement les mĂȘmes conseils que Marie de la TrinitĂ©. François de Sales ne pouvait pas nĂ©gliger de tels indices, mais nous avons dĂ©jĂ vu qu'il ne se pressait jamais. Transposant encore dans sa propre langue les paroles d'un autre ordre que lui communique Mme de Chantal, il rĂ©siste doucement et fort sagement Ă certaines consignes qui lui paraissent imprudentes et qui le sont en effet dans le sens oĂč il les prend. J'approuverais  écrit-il Ă la prĂ©sidente Brulart  qu'en l'oraison vous vous tinssiez encore un peu au petit train... Or sus, je sais bien que quand par bonne rencontre on trouve Dieu, c'est bien fait de s'entretenir Ă le regarder et arrĂȘter en lui ; mais, ma chĂšre fille, de le penser toujours rencontrer ainsi Ă l'impourvu, sans prĂ©paration, je ne pense pas qu'il soit encore bon pour nous qui sommes encore novices 1. Rien de plus juste. Il parle ici de ces mouvements de dĂ©votion sensible, de ces clartĂ©s plus vives qui saisissent Ă l'imprĂ©vu les Ăąmes pieuses, supplĂ©ant ainsi Ă la prĂ©paration normale qui doit prĂ©cĂ©der les exercices de la vie commune. Attendre de tels mouvements pour se mettre en priĂšre, et, en les attendant, se croiser les bras, paresse et folie. Les carmĂ©lites parlaient d'autre chose, Ă savoir de ce recueillement plus profond qui ne dĂ©pend aucunement de l'effort humain. Tendre de soi-mĂȘme et par le dĂ©ploiement de toutes ses piĂšces » Ă l'union mystique, folie encore. Saint François de Sales est infiniment sage, sainte ThĂ©rĂšse ne l'est pas moins. Attendons sans impatience qu'ils ne disent plus, l'un et l'autre, qu'une seule et mĂȘme chose. 1 Oeuvres de saint François de Sales, XIII, p. 290. 562 Le recueillement mystique, Ă©crira bientĂŽt l'auteur du TraitĂ© de l'amour de Dieu, ne se fait par le commandement ou les prĂ©parations de l'amour, mais par l'amour mĂȘme ; c'est-Ă -dire, nous ne le faisons pas nous-mĂȘmes par Ă©lection, d'autant qu'il n'est pas en notre pouvoir de l'avoir quand nous voulons, et qu'il ne dĂ©pend pas de notre soin... Celui, dit la bienheureuse MĂšre ThĂ©rĂšse de JĂ©sus, qui a laissĂ© par Ă©crit que l'oraison de recueillement se fait comme quand un hĂ©risson ou une tortue se retirent au-dedans de soi, l'entendait. bien, avec cette diffĂ©rence, que ces bĂȘtes se retirent au dedans d'elles-mĂȘmes quand elles veulent; car le recueillement ne gĂźt pas en notre volontĂ©; mais il nous arrive quand il plaĂźt Ă Dieu de nous faire cette grĂące 1. Quelques lignes touchantes, Ă©crites par saint François de Sales en 1607  je les choisis entre vingt du mĂȘme sens  nous rappellent que le coeur avait encore plus de part que l'esprit Ă l'initiation mystĂ©rieuse qui s'accomplissait en lui. Le progrĂšs manifeste de ses deux filles spirituelles, le rayonnement de ce carmel lointain, le pressentiment des grandes choses que Dieu prĂ©parait, tout le stimulait Ă une ferveur nouvelle. Je puis dire maintenant, Ă©crit-il Ă sainte Chantal, mieux que ci-devant, que je fais l'oraison mentale, parce que je ne manque pas un seul jour sans cela... Dieu me donne la force de me lever quelquefois devant le jour pour cet effet... ; il me semble que je m'y affectionne et voudrais bien pouvoir en faire deux foie le jour 2. Les choses allĂšrent ainsi paisiblement, lentement, niais sans arrĂȘt ni recul jusqu'au jour oĂč sainte Chantal, quittant la Bourgogne, pour Annecy, dut faire ses adieux au Carmel. C'est dĂ©sormais dans le parloir de la Visitation et de vive voix que l'humble Ă©vĂȘque achĂšvera sa propre initiation et la formation de la sainte. Il a dĂ©jĂ appris et dĂ©sappris beaucoup. Quelques difficultĂ©s lui restent, qui 1 TraitĂ© de l'amour de Dieu, liv. VI, ch. VII. 2 Oeuvres de saint François de Sales, XIII, p. 318. 563 s'Ă©clairciront bientĂŽt. Nous allons rejoindre les deux fondateurs, mais non sans avoir savourĂ© la derniĂšre, la plus belle page du chapitre qu'on vient de lire. Avant qu'elle quitte cette classe oĂč la sainte et lui avec elle  ont reçu tant de lumiĂšres, François de Sales veut que la baronne de Chantal pose aux carmĂ©lites quelques suprĂȘmes questions. Quant Ă ces prĂ©ceptes de l'oraison que vous avez reçus de la bonne mĂšre prieure Louise de JĂ©sus, lui Ă©crit-il, je ne vous en dirai rien pour le prĂ©sent seulement je vous prie d'apprendre le plus que vous pourrez les fondements de tout cela, car, Ă parler clair avec vous, quoique deux ou trois fois, l'Ă©tĂ© passĂ©, m'Ă©tant mis en la prĂ©sence de Dieu sans prĂ©paration et sans dessein, je me trouvasse extrĂȘmement bien auprĂšs de Sa MajestĂ©, avec une seule, trĂšs simple et trĂšs continuelle affection d'un amour presque imperceptible mais trĂšs doux, si est-ce que je n'osai jamais dĂ©marcher du grand chemin pour rĂ©duire cela en un ordinaire. Je ne sais ; j'aime le train des saints devanciers et des simples ; je ne dis pas que quand on a fait sa prĂ©paration et qu'en l'oraison on est attirĂ© Ă cette sorte d'oraison, il n'y faille aller ; mais prendre pour mĂ©thode de ne se point prĂ©parer, cela m'est un peu dur... NĂ©anmoins je parle simplement devant Notre-Seigneur et Ă vous Ă qui je ne puis parler que purement et candidement, je ne pense pas tant savoir que je ne sois trĂšs aise, je dis extrĂȘmement trĂšs aise, de me dĂ©mettre de mon sentiment et suivre celui de ceux qui en doivent par toute raison plus savoir que moi; je ne dis pas seulement de cette bonne MĂšre, mais je dis d'une beaucoup moindre. Apprenez donc bien tout son sentiment sur cela et sans empressement et en sorte qu'elle ne cuide pas que vous la veuillez examiner 1. 1 Oeuvres de saint François de Sales, XIV, p. 266. Ne voir dans la seconde partie de cette lettre que protestations d'humilitĂ©, ne me parait pas sĂ©rieux. Que l'on remarque ces adverbes, ces parenthĂšses. Si François de Sales n'a pas voulu exprimer, et solennellement, son propre dĂ©sir d'apprendre, dĂ©sir trĂšs sincĂšre et trĂšs ardent, mieux vaut dire bonnement qu'il ne sait pas Ă©crire. MĂȘme Ă©trange exĂ©gĂšse pour la premiĂšre partie de la lettre Le saint, nous dit-on, ne veut pas que Mme de Chantal abandonne la prĂ©paration de l'oraison ». Le texte ne montre rien de pareil, simple Ă©change de vues dans lequel l'autoritĂ© du directeur se fait Ă peine sentir. Ici encore, il faut choisir ou le saint reste perplexe, hĂ©sitant, expectant, ou il ne sait pas Ă©crire. S'il avait pris nettement position, se dirait-il prĂȘt Ă se dĂ©mettre de son sentiment?  Le texte est du reste infiniment curieux. La vie proprement mystique du saint a commencĂ© dĂ©jĂ , semble-t-il, et cependant il applique encore Ă cette oraison plus haute les rĂšgles de l'oraison ordinaire. Il n'a pas voulu, dit-il, rĂ©duire cela en un ordinaire » ; et certes, comment aurait-il fait, puisque cela ne dĂ©pendait aucunement de lui ? Quant au train des saints devanciers », le TraitĂ© de lÂamour de Dieu rĂ©pond abondamment Ă cette difficultĂ©. 564 Qu'on relise attentivement cette lettre, en essayant d'oublier qu'elle s'adresse Ă sainte Chantal. Quelle impression nous laisserait-elle ? Ne dirait-on pas d'un jeune savant qui ayant suivi, sur les cahiers d'un de ses amis, quelque illustre professeur, dĂ©puterait ce mĂȘme ami vers leur maĂźtre commun en vue d'obtenir un- supplĂ©ment d'information sur tel ou tel point restĂ© plus obscur? MaĂźtres eux-mĂȘmes, les deux disciples. On les voit en possession de discuter librement, de soumettre Ă de nouveaux examens la doctrine qu'on leur a transmise, d'ailleurs toujours dĂ©fiants de leurs jeunes lumiĂšres. La lettre tĂ©moigne de l'estime la plus extrĂȘme, d'une confiance, d'un abandon absolu. Qui ne voit oĂč va cette facile et sĂ»re exĂ©gĂšse? En 1610, l'Ă©panouissement mystique de sainte Chantal est accompli. François de Sales l'avait confiĂ©e novice Ă sainte ThĂ©rĂšse. Elle lui revient professe. IV. Environ les fĂȘtes de PentecĂŽte de l'annĂ©e 16o7 », Mme de Chantal s'Ă©tait rendue Ă Annecy pour connaĂźtre enfin les projets que son directeur avait formĂ©s sur elle. Parlant de ce voyage..., elle dit J'allai trouver le bienheureux prĂ©lat avec la plus grande indiffĂ©rence qui me fĂ»t possible...; j'arrivai vers ce saint PĂšre de mon Ăąme quatre ou cinq jours avant la PentecĂŽte, pendant lequel temps il me parla beaucoup, me fit rendre compte de tout ce qui s'Ă©tait passĂ© et se passait en mon Ăąme, sans rien me dĂ©clarer de ses desseins... » Nous avons contemplĂ© plus haut une scĂšne toute semblable. A Annecy comme Ă Saint-Claude, les mĂȘmes prĂ©paratifs, les mĂȘmes sondages indĂ©finiment recommencĂ©s, les mĂȘmes silences, la mĂȘme lenteur solennelle et dramatique. Ce bienheureux 565 PĂšre, continue la MĂšre de Chaugy, la laissa en cet Ă©tat jusqu'au lendemain de la PentecĂŽte... L'ayant retirĂ©e aprĂšs la sainte messe, avec un visage grave et sĂ©rieux, et une façon de personne toute engloutie en Dieu, il lui dit HĂ© bien ! ma fille, je suis rĂ©solu de ce que je veux faire de vous.  Et moi, dit-elle, Monseigneur et mon PĂšre, je suis rĂ©solue d'obĂ©ir. » Sur cela, elle se mit Ă genoux. Le bienheureux l'y laissa et se tint debout Ă deux pas d'elle Oui-dĂ , lui rĂ©pondit-il, or sus, il faut entrer Ă Sainte-Claire.  Mon PĂšre, dit-elle, je suis toute prĂȘte.  Non, dit-il, vous n'ĂȘtes pas assez robuste, il faut ĂȘtre soeur de l'hĂŽpital de Beaune.  Tout ce qu'il vous plaira.  Ce n'est pas encore ce que je veux, dit-il, il faut ĂȘtre carmĂ©lite.  Je suis prĂȘte d'obĂ©ir », rĂ©pondit-elle. Ensuite il lui proposa diverses autres conditions pour l'Ă©prouver, et il trouva que c'Ă©tait une cire amollie par la chaleur divine, et disposĂ©e Ă recevoir toutes les formes d'une vie religieuse telle qu'il lui plairait de lui imposer. » Un visage grave et sĂ©rieux », je supplie qu'on se le rappelle. Pas l'ombre d'un sourire. Il ne joue pas cette hĂ©sitation suprĂȘme, L'imperceptible sursaut de rĂ©sistance qu'il guette dans les yeux de cette femme Ă genoux, l'aurait sans doute surpris, mais ne l'aurait pas confondu. Il est ainsi fait. De l'unique douceur qui semble le dĂ©finir, les racines sont amĂšres. Nul, peut-ĂȘtre, parmi les saints et les moralistes, n'a Ă©tĂ© plus que lui convaincu de notre nĂ©ant. Enfin, il... lui dĂ©clara fort amplement le dessein qu'il avait de notre cher Institut », de cette religion » nouvelle qui devait s'appeler un jour la Visitation Sainte-Marie. Combien de temps faudrait-il encore avant l'exĂ©cution de ce dessein ? Six ou sept ans, pour le moins; il ne savait encore. Nous le savons, nous. Dans trois ans tout sera fini mai 16o7-juin 161o. Je n'ai pas Ă rappeler ici les circonstances qui hĂątĂšrent cette dĂ©cision je ne raconterai pas non plus la scĂšne tragique 566 des adieux, le jeune Celse-BĂ©nigne de Rabutin-Chantal - celui qui sera un jour le pĂšre de la marquise de SĂ©vignĂ©  se couchant au travers de la porte pour arrĂȘter sa mĂšre et celle-ci, tout en larmes, allant quand mĂȘme oĂč Dieu la voulait. Aussi bien Celse-BĂ©nigne avait-il dĂ©jĂ quittĂ© la tutelle maternelle et fait ses premiers pas dans le. monde. Quant aux filles de la baronne, l'aĂźnĂ©e, Marie-AimĂ©e Ă©tait mariĂ©e Ă un frĂšre de François de Sales, au baron de Thorons. En laissant Dijon pour Annecy, sa mĂšre se rapprochait d'elle. Les deux plus jeunes resteraient Ă la Visitation jusqu'Ă leur mariage. Charlotte mourra bientĂŽt. Reste la petite Françoise, Françon, comme on l'appelait. Plus heureuse vingt fois que Celse-BĂ©nigne. Des deux cĂŽtĂ©s de la clĂŽture, le voile ne produit pas la mĂȘme impression. Vue de si prĂšs et tous les jours, sa mĂšre ne lui e jamais paru ChangĂ©e. L'humble maison au bord du lac, la jeune communautĂ© qui s'improvisait n'Ă©tait pas un couvent pour elle. Jamaispensionnaire n'aura Ă©tĂ© choyĂ©e,; soignĂ©e, caressĂ©e comme celle-lĂ . Son nom passe et repasse dans la lĂ©gende dorĂ©e de la Visitation, son nom et celui de Marie-AimĂ©e, plus grave et plus exquise. Car Marie-AimĂ©e Ă©tait plus souvent lĂ que chez elle. Le matin, quand sainte Chantal se rendait Ă la chapelle, la petite baronne, sautant du lit et entr'ouvrant la porte de sa chambrette, saluait la sainte qui lui souriait dans le grand silence. L'ombre de la croix que portait leur mĂšre a Ă©tĂ© douce pour les deux filles de sainte Chantal. Introduction Ă la vie parfaite, la Visitation , a Ă©tĂ© conçue par François de Sales, dans le mĂȘme esprit que l'Introduction Ă la vie dĂ©vote. On connaĂźt l'idĂ©e maĂźtresse de ce livre immortel. PhilothĂ©e a un mari, des enfants, mille soucis qui ne lui permettent qu'une courte messe matinale et la voilĂ qui se dĂ©sole Ă la pensĂ©e que la vie dĂ©vote n'est pas pour elle. C'est une erreur, aies une hĂ©rĂ©sie, lui rĂ©pond son directeur, 567 de vouloir bannir la vie dĂ©vote de la compagnie des soldats, de la boutique des artisans, de la cour du prince, du mĂ©nage des gens mariĂ©s. Toutes les rĂšgles de la Visitation disent de mĂȘme c'est une erreur, c'est une hĂ©rĂ©sie de vouloir bannir la vie parfaite de la compagnie des santĂ©s fragiles. PhilothĂ©e a perdu son mari; ses enfants, bien Ă©tablis, n'ont plus besoin d'elle, et la voilĂ encore qui se dĂ©sole chaque fois qu'elle entend sonner la cloche du Carmel. Le monde ne lui est plus rien ; elle voudrait tant le quitter ! La contemplation l'attire ; elle voudrait tant s'y consacrer toute ! Cruels dĂ©sirs ! Au Carmel, pauvrette qu'elle est, elle tomberait en dĂ©faillance pendant les offices de la nuit. AprĂšs trois jours de jeĂ»ne et de disciplines, elle ne pourrait plus se tenir debout. Consolez-vous, PhilothĂ©e. Ni l'office de nuit, ni les jeĂ»nes, ni les disciplines ne sont indispensables Ă cette vie toute sainte vers laquelle vous soupirez, oĂč Dieu vous invite. Un Ordre nouveau se fonde tout exprĂšs pour vous et vos pareilles. Il y aura demain un Carmel pour les infirmes, un Carmel pour tous. Il s'appellera la Visitation. Cette congrĂ©gation, a Ă©crit le fondateur, a Ă©tĂ© Ă©rigĂ©e en sorte que nulle grande ĂąpretĂ© ne puisse divertir les faibles et les infirmes de s'y ranger pour y vaquer Ă la perfection du divin amour 1. Je choisis ce texte entre des centaines d'autres parce qu'il fixe en deux mots la formule de la Visitation nulle grande ĂąpretĂ© », vaquer Ă la perfection du divin amour ». L'idĂ©e Ă©tait neuve puisqu'elle amusa beaucoup les sages. Il est vrai, Ă©crit le cĂ©lĂšbre PĂšre Ignace Armand Ă saint François de Sales dans une lettre splendide, l'on dit que vous 1 Cf. une longue et importante note, MĂ©moires de la MĂšre de Chaugy, p. 159. 568 dresserez un hĂŽpital plutĂŽt qu'une assemblĂ©e dĂ©vote, mais qui ne rirait avec vous, mon trĂšs honorĂ© Seigneur, des folles cervelles des enfants du monde?... Il est venu par ci-devant plusieurs religieuses menant une vie fort austĂšre, qui les oblige ne point recevoir les filles infirmes et de petite complexion ; le monde... les taxe d'une indiscrĂšte rigueur. Vous avez, Monseigneur... trouvĂ© le noeud et le secret, en votre Visitation qui n'est point trop douce pour les forts, ni trop Ăąpre pour les faibles ; les enfants du monde censurent cela et disent que l'on dresse un hĂŽpital ou une vie trop molle... HĂ©las ! qui n'aurait pitiĂ© d'une vierge, laquelle ayant sa lampe ardente en main, pleine de bonne huile, ne peut nĂ©anmoins entrer dans un cloĂźtre, pour cĂ©lĂ©brer les noces de l'Agneau faute d'avoir les Ă©paules assez fortes pour porter une robe tissĂ©e de poils de chameau..., ni l'estomac assez robuste pour jeĂ»ner la moitiĂ© de l'annĂ©e et ne digĂ©rer que des racines 1. Ces poils de chameau et ces racines nous indiquent ce qu'il faut entendre par les infirmes » dont parle saint François de Sales. Pas n'est besoin d'ĂȘtre malade au sens propre, pour avoir la vocation. La Visitation n'est pas un hĂŽpital, mais son infirmerie se remplirait assez vite, si toutes les soeurs pratiquaient les austĂ©ritĂ©s du Carmel. Tout cela, qui s'entend sans peine, nous rappelle en passant ce qu'il faut penser de la prĂ©tendue sĂ©vĂ©ritĂ© de sainte Chantal. Moins tendre, plus cassante et plus rude, le saint l'aurait-il mise Ă la tĂȘte d'un ordre aussi doux? Vaquer Ă la perfection du divin amour », la seconde partie de la formule visitandine n'est pas moins lucide que la premiĂšre. Quelque forme qu'elle ait prise Ă ses dĂ©buts ou qu'elle doive prendre Ă l'avenir, la communautĂ© religieuse créée par saint François de Sales appartient Ă la famille des ordres contemplatifs. Quoi qu'on en ait dit, cela me paraĂźt l'Ă©vidence mĂȘme. En 1610 comme en 1615, la Visitation a toujours eu pour fin essentielle le dĂ©veloppement de la vie intĂ©rieure, l'oraison, tous les exercices qui mĂšnent Ă la perfection du divin amour ». Notre 1 MĂ©moires de le MĂšre de Chaugy, pp. 145, 146. 569 institut... est tout fondĂ© sur la vie intĂ©rieure », dit formellement sainte Chantal, et il a Ă©tĂ© fondĂ© pour donner Ă Dieu des FILLES D'ORAISON... laissant les grands Ordres... honorer Notre-Seigneur par d'excellents exercices et des vertus Ă©clatantes 1 ». Il est vrai qu'avant 1615, les visitandines allaient visiter les malades et qu'aprĂšs cette date elles cessĂšrent leurs visites pour des raisons que je n'ai pas Ă discuter ici, mais il n'est pas moins vrai qu'on se trompe du tout au tout quand on les compare, de ce chef, aux Soeurs de charitĂ©, aux Petites Soeurs des pauvres ou Ă toute autre congrĂ©gation du mĂȘme genre. Autant comparer la rude journĂ©e du trappiste aux quelques minutes que le chartreux donne Ă son jardin. Distraction, rĂ©crĂ©ation pieuse, les oeuvres charitables ne tenaient dans le programme des premiĂšres visitandines qu'une place trĂšs secondaire, et cette place, la vie, la grĂące propre de la Visitation tendaient Ă la rĂ©duire de plus en plus, dĂšs avant les interventions qui obligĂšrent François de Sales Ă modifier le rĂšglement primitif. La grĂące, la vie, ces deux impĂ©rieuses maĂźtresses qui refaçonnaient Ă leur grĂ© les plans du gĂ©nie lui-mĂȘme  du gĂ©nie surtout  et dont saint François de Sales allait une fois de plus, non sans quelque surprise, mais avec allĂ©gresse, prendre les leçons. Une fois sortie de ses mains, son oeuvre lui a rĂ©vĂ©lĂ© ce qu'il avait voulu faire, ou plutĂŽt ce que Dieu avait voulu faire pour lui. C'est la vĂ©ritĂ©, Ă©crit sainte Chantal Ă l'un des biographes de saint François de Sales, que l'on pratiquait des rares et excellentes vertus, mortifications et charitĂ©s en ce commencement et cela dura environ cinq ans avec une ferveur d'esprit non pareille. Il n'y avait que les premiĂšres professes employĂ©es Ă telles sorties, et non les novices, mais tout Ă coup nous nous trouvĂąmes toutes changĂ©es et avec un dĂ©sir de la clĂŽture 2... 1 Oeuvres..., I, pp. 3o5, 186. 2 Oeuvres..., II, 3o6. 570 Entendons bien ce tout Ă coup », qui porte la marque ordinaire de ce vif esprit. Le changement, l'intime et invincible dĂ©veloppement que rĂ©sument ces quelques lignes, ce n'est pas. brusquement, et du jour au lendemain qu'il s'est produit. En 1615, les visitandines se trouvent toutes changĂ©es, avec un dĂ©sir de la clĂŽture » et uniquement soucieuses de vaquer Ă la perfection du divin amour » ; qu'est-ce Ă dire, sinon qu'aprĂšs. cinq annĂ©es de vie, aprĂšs mille Ă©tapes imperceptibles, leur Ă©volution surnaturelle est accomplie. En c6io, bien que la contemplation fĂ»t dĂšs lors leur occupation principale, elles la quittaient, plus ou moins souvent, pour se prĂȘter aux oeuvres de charitĂ©. On les voyait tour Ă tour sous la figure de Marthe et sous la figure de Marie. Puis les sorties charitables les intĂ©ressent de moins en moins, la contemplation de plus en plus, tant qu'enfin, en 1615, Marthe s'est Ă©vanouie tout Ă fait. On ne voit plus que Marie. Et voilĂ qui nous ramĂšne au beau spectacle que gons avons admirĂ© dĂ©jĂ tant de fois saint François de Sales Ă l'Ă©cole de la grĂące et des Ăąmes. TrĂšs certainement, il ne s'attendait pas Ă la transformation merveilleuse qu'on vient de dire. La visitandine de ses premiers projets serait Marie beaucoup plus que Marthe, et mĂȘme quand elle remplirait les offices de Marthe, elle resterait Marie, mais enfin, peu ou prou, elle serait Marthe. Au dĂ©but il la voyait non pas certes semblable Ă une Soeur de charitĂ©, mais partageant ses heures, donnant une bonne partie aux oeuvres extĂ©rieures de charitĂ© et la meilleure partie Ă l'intĂ©rieur de la contemplation » 1. Simple Ă©bauche dans sa pensĂ©e. Une autre que lui, et il y compte bien, achĂšvera le portrait. Simple champ d'expĂ©rience ouvert aux inspirations divines, assez vaste pour que la grĂące y puisse jouer librement, aux lignes assez incertaines pour que la grĂące en puisse librement modifier et resserrer le contour. 1 Oeuvres de saint François de Sales, XIII, pp. 318, 311. 571 Seul, il avait reçu mission de donner des rĂšgles Ă cette communautĂ© naissante. Ensemble et dĂ©tail, ses idĂ©es auraient donc force de loi, aussi longtemps du moins que Dieu lui-mĂȘme n'interviendrait pas. Cette divine intervention, ales visitandines la manifesteraient Ă leur fondateur, non en lui communiquant leurs vues propres dont il n'avait que faire, mais en vivant sous ses yeux. Il les a donc regardĂ©es vivre, avec l'intensitĂ© d'observation affectueuse et clairvoyante qui fait son gĂ©nie. Disciple au moment oĂč- il paraissait le plus maĂźtre, notant, jour par jour, le rythme de ces aines qui croyaient le suivre lui-mĂȘme, recueillant les moindres indices de cette vĂ©gĂ©tation surnaturelle qui lentement s'Ă©panouissait devant luis. Ainsi comprises, les origines de la Visitation sont une des expĂ©riences les plus mĂ©morables dont l'histoire de la saintetĂ© ait gardĂ© le souvenir. Dans ce chĂ©tif » Annecy, voici en effet que, toujours ancienne et toujours nouvelle, une et multiple, l'idylle mystique se rĂ©alise aux yeux Ă©merveillĂ©s du prudent Ă©vĂȘque ; voici que pĂąlissent les violettes de PhilothĂ©e, doucement Ă©clipsĂ©es par des fleurs plus Ă©clatantes novas frondes, non sua poma; voici que, par un mouvement insensible, ces humbles femmes se replient de plus en plus vers leur centre, vers la suprĂȘme pointe » oĂč Dieu les attend. Transformation imperceptible qu'une noble page de la mĂšre de Chaugy nous permet de suivre comme pas Ă pas. Notre bienheureux PĂšre, Ă©crit-elle, avait dĂ©sirĂ©, pour plus d'humilitĂ©, que tour Ă tour les soeurs fissent la cuisine et les offices domestiques... Notre bienheureuse MĂšre ne se dispensait jamais, que par maladie, d'ĂȘtre cuisiniĂšre Ă son tour... A cause que la maison... avait un grand 1 Nos premiĂšres MĂšres et Soeurs, dit sainte Chantal, n'auraient jamais voulu parler d'autre que de l'oraison ; elles en faisaient de perpĂ©tuelles demandes Ă notre bienheureux PĂšre et elles n'Ă©taient pas trĂšs satisfaites parce qu'il leur rĂ©pondait courtement, s'Ă©tendant sur les pratiques de la vertu vĂ©ritable. » Oeuvres diverses, I, p. 359. 572 verger, et que l'on avait souvent besoin de lait pour les petits enfants des pauvres, notre digne MĂšre y allait fort soigneusement en son rang, et avait beaucoup de suavitĂ© en ces exercices bas et domestiques. » Symboles charmants ! Toutes ces Maries se cramponnant, si j'ose dire, Ă la bassesse de Marthe. La cuisine, le verger, les basses vallĂ©es..., vains efforts, Dieu veut pour elles la meilleure part » qui va nous ouvrir un autre monde. Il est trĂšs vrai que son principal soin et ses plus chĂšres affections Ă©taient de bien fonder ses filles Ă la vraie vie intĂ©rieure et de l'esprit, Ă quoi toutes Ă©taient fort attirĂ©es, en sorte qu'elles ne cherchaient que mortification, recollection, silence et retraite en Dieu, duquel l'immense bontĂ© gratifiait ces chĂšres Ăąmes de faveurs surnaturelles. Par la grĂące divine, plusieurs eurent en fort peu de temps des oraisons de quiĂ©tude, de sommeil amoureux, d'union trĂšs haute; d'autres, des lumiĂšres extraordinaires des mystĂšres divins, oĂč elles Ă©taient saintement absorbĂ©es ; quelques autres, de frĂ©quents ravissements et saintes sorties hors d'elles-mĂȘmes, pour ĂȘtre heureusement toutes arrĂȘtĂ©es et prises en Dieu, oĂč elles recevaient de grands dons et grĂąces de sa divine libĂ©ralitĂ© ; et notre bienheureux PĂšre, parlant, dans sa prĂ©face, de l'Amour de Dieu, dit que ce saint livre est une partie des communications qu'il a eues avec nos premiĂšres MĂšres et Soeurs, et que leur puretĂ© et piĂ©tĂ© l'a obligĂ© Ă leur parler des points les plus dĂ©licats de la spiritualitĂ©, passant par au delĂ de ce qu'il avait dit Ă PhilothĂ©e ». Comme on le voit, nulle catastrophe, nul bouleversement, et, Ă proprement parler, nul changement. La Visitation a changĂ© comme change tout ĂȘtre vivant, placĂ© dans une atmosphĂšre et des conditions favorables Ă sa croissance, changĂ© comme la frĂȘle tige qui devient chĂȘne, comme l'enfant qui devient homme. Comme on le voit encore, ce changement n'est pas, ne pouvait pas ĂȘtre l'oeuvre- personnelle de saint François de Sales. Moins 573 souple, moins humble, plus jaloux de sa crĂ©ation, il aurait paralysĂ© l'action divine. Sa gloire est de l'avoir secondĂ©e, sa gloire est aussi de s'ĂȘtre offert et pliĂ© avec. la mĂȘme souplesse au mouvement intĂ©rieur qui achevait sans lui ses propres idĂ©es, le rĂ©vĂ©lant ainsi lui-mĂȘme Ă lui-mĂȘme. Tout se tient en effet dans cette splendide histoire, la Visitation, sainte Chantal et l'Ă©vĂȘque de GenĂšve. Si l'on veut bien s'en souvenir, nous avons laissĂ© celui-ci en 161o, de plus en plus gagnĂ© au rayonnement mystique de la sainte, mais encore retenu par quelques doutes et obscuritĂ©s suprĂȘmes. La pleine lumiĂšre s'est faite, de 16zo Ă 1615, pendant qu'il observait, non plus sur une ou deux Ăąmes, mais sur toute une communautĂ©, la naissance, le progrĂšs et le caractĂšre de cette vie supĂ©rieure. La Visitation primitive a Ă©tĂ© pour lui une acadĂ©mie du pur amour. C'est lĂ qu'une Ă une il a dessinĂ© les Ă©tudes sans nombre qui ont prĂ©parĂ© le portrait dĂ©finitif de Theotime, lĂ que l'auteur de l'Introduction Ă la vie dĂ©vote a Ă©tĂ© rendu capable d'Ă©crire le TraitĂ© de lÂAmour de Dieu 1. On ne dira jamais assez de ce que nous devons Ă ces quelques femmes, Jeanne de Chantal, Charlotte de BrĂ©chard, Marie PĂ©ronne de ChĂątel et les autres. La plus pure lumiĂšre du mysticisme français s'est allumĂ©e Ă leur lumiĂšre et tous nous avons reçu de leur plĂ©nitude. Mieux encore que les immortelles chroniques de la MĂšre de Chaugy, le TraitĂ© de lÂAmour de Dieu est leur histoire. Des chapitres entiers de ce livre sont remplis de sainte Chantal; mais les premiĂšres filles de la sainte y ont aussi leur place, grande ou petite. Quant Ă l'auteur lui-mĂȘme, son esprit, son coeur et sa plume se modĂšlent avec une telle prĂ©cision sur tout ce qu'il veut dĂ©crire, qu'on ne sait pas exactement oĂč s'arrĂȘtent les observations du directeur et du moraliste, oĂč commencent les confidences personnelles du saint. 1 La 1Ăšre Ă©dition de ce livre est de 1616. Sur tout ce qui vient d'ĂȘtre dit, cf. l'aperçu historique de Dom Mackey. Âuvres de saint François de Sales, IV, p. VIII sq. 574 Une chose du moins est plus que certaine plusieurs des grĂąces merveilleuses qu'il nous prĂ©sente, il les a reçues lui-mĂȘme. Environ cinq ou six ans avant son dĂ©cĂšs, Ă©crit la sainte, parlant de l'oraison, il me dit qu'il n'y avait pas de goĂ»ts sensibles, que ce que Dieu opĂ©rait en lui, c'Ă©tait par des clartĂ©s et sentiments que Dieu rĂ©pandait en la suprĂȘme partie de son Ăąme, que la partie infĂ©rieure n'y avait point de part. Une autre fois, il me dit qu'il avait eu de bonnes pensĂ©es, mais que c'Ă©tait plutĂŽt en maniĂšre d'Ă©coulement de coeur en l'Ă©ternitĂ© et en l'Eternel que par discours... Quelquefois il m'Ă©crivait que je le souvinsse de nie dire ce que Dieu lui avait donnĂ© en la sainte oraison, et le voyant je lui demandai. Il me rĂ©pondit ce sont des choses si simples et si dĂ©licates que l'on ne peut rien dire quand elles sont passĂ©es 1. Ces goĂ»ts sensibles », ces discours », ces imaginations, ces rĂ©flexions pieuses, mais quoi, n'Ă©tait-ce pas lĂ saint François de Sales lui-mĂȘme ? Qui a goĂ»tĂ© plus que lui les douceurs de la priĂšre, qui les a rendues d'un style plus affectif et plus pĂ©nĂ©trĂ© ? Oui, c'Ă©tait lĂ sa grĂące premiĂšre mais, il devait, lui aussi, monter plus haut. Telle fut la Visitation commençante, telle la Visitation restera jusqu'Ă la mort de sainte Chantal. DĂ©finir techniquement l'oraison de ces filles d'oraison » n'est pas de notre sujet. Tout ce que l'on peut et doit dire, c'est que les premiĂšres annĂ©es de l'Ordre ont pleinement confirmĂ© l'expĂ©rience de ses dĂ©buts. Une telle Ăąme en vaut cent, Ă©crit la sainte Ă propos d'une de ses filles comblĂ©e de grĂąces mystiques, mais il n'en faut pas faire grand semblant Ă qui que ce soit ; car ce trĂ©sor doit ĂȘtre cachĂ©, et il faut dextrement l'en tenir ignorante et faire qu'elle se persuade que c'est la voie quasi ordinaire des tilles de la Visitation, comme, il est vrai, plusieurs y sont attirĂ©es. L'arrĂȘt de l'esprit en Dieu, Ă©crit-elle encore, est la plus utile occupation que les filles de la Visitation puissent avoir. Elles 1 Oeuvres..., II, pp. 172, 173. 2 Ib., II, p. 471. 575 ne se doivent point soucier des considĂ©rations, conceptions, imaginations et spĂ©culations des autres, bien qu'elles les doivent honorer comme des dons de Dieu et qui conduisent Ă Dieu mĂȘme 1. Qu'on ne craigne pas d'ailleurs que cet esprit lucide et, de nature, presque trop rĂ©flĂ©chissant» incline en quelque façon vers le quiĂ©tisme, et pousse la Visitation sur une pente dangereuse. Elle sait mieux que personne que des actes, on en fait toujours. Je crois, dit-elle, que ceux qui disent n'en faire en aucun temps ne l'entendent pas, je crois mĂȘme que notre soeur N. en fait qu'elle ne discerne pas; du moins, je lui en fais faire d'extĂ©rieurs 2. Elle dit encore dans le mĂȘme sens Elles se trompent en la pensĂ©e qu'elles ont de ne pouvoir faire de considĂ©rations ; et peut-ĂȘtre se veulent-elles mettre d'elles-mĂȘmes en cette maniĂšre de prier, ce qu'il ne faut jamais faire,... mais elle ajoute aussitĂŽt non plus que de les en tirer et de les empĂȘcher d'y cheminer lorsque Dieu les attire, et cela serait un grand mal 3. Ceux qui ne sont pas conduits par lĂ trouvent Ă©trange » cette conduite de Dieu sur les filles de la Visitation, et de lĂ viennent des difficultĂ©s frĂ©quentes avec telles ou telles personnes du dehors, d'ailleurs bien intentionnĂ©es, mais qui sont pour l'ordinaire trĂšs contraires » Ă cet attrait 4. Forte de l'autoritĂ© de saint François de Sales, forte de son expĂ©rience personnelle et jugeant l'arbre par ses fruits exquis d'abnĂ©gation et de saintetĂ©, la fondatrice de la Visitation rĂ©pĂšte indĂ©finiment la mĂȘme chose Dieu nous 1 Ib., I, p. 341. 2 Oeuvres..., I, pp. 5o4, 505. 3 Ib., IV, p. 513. 4 Ib., III, p. 537. 576 veut ainsi ». Finissons par un dernier texte plus dĂ©cisif encore que les autres et plus solennel. Je dis dans les RĂ©ponses, Ă©crit-elle, que j'ai reconnu que l'attrait presque universel des filles de la Visitation est d'une trĂšs simple prĂ©sence de Dieu, par un entier abandonnement d'elles-mĂȘmes en la sainte Providence. Je pensais ne pas mettre le mot presque, car vraiment j'ai reconnu que toutes celles qui s'appliquent dĂšs le commencement Ă l'oraison comme il faut, et qui font leur devoir pour se mortifier et s'exercer aux vertus, aboutissent lĂ . Plusieurs y sont attirĂ©es d'abord et il semble que Dieu se sert de cette seule conduite pour nous faire arriver Ă notre fin et Ă la parfaite union de nos Ăąmes avec lui. Enfin je tiens que cette maniĂšre d'oraison est essentielle Ă notre petite congrĂ©gation, ce qui est un grand don de Dieu, qui requiert une reconnaissance infinie 1. Il est trois fois Ă©vident que si la sainte voulait parler de la priĂšre commune Ă tous les chrĂ©tiens, elle n'emploierait pas un pareil langage. Laissons-la donc, et ses filles, et saint François de Sales avec elles, dans le mystĂšre qui les dĂ©robe Ă nos yeux profanes. Qu'il nous suffise de savoir que l'Ă©vĂȘque de GenĂšve, en fondant la Visitation, s'Ă©tait proposĂ©, comme fin essentielle, de donner Ă Dieu des filles d'oraison », des mystiques et qu'il a rĂ©ussi au delĂ de ses premiĂšres espĂ©rances. V. Bien que trop peu lu de nos jours, le TraitĂ© de lÂAmour de Dieu n'en reste pas moins l'un des plus beaux livres de philosophie religieuse que le XVIIe siĂšcle nous ait laissĂ©s, le plus beau peut-ĂȘtre 2. Mais nous n'avons 1 Oeuvres..., II, p. 337. Elle dit ailleurs a La grande mĂ©thode de l'oraison, c'est qu'il n'y en a point... Si allant Ă l'oraison on pouvait se rendre une pure capacitĂ© pour recevoir l'esprit de Dieu, cela suffirait pour toute mĂ©thode ; l'oraison se doit faire par grĂące et non par artifice » , ib., p. 26o. 2 On peut lire Ă ce sujet les articles du R. P. Desjardins Saint François de Sales docteur de l'Eglise Etudes, 1877 et surtout l'introduction de Dom Mackey Oeuvres de saint François de Sales, IV, p. I-XCIII, travail tout Ă fait remarquable malgrĂ© quelques erreurs de fait sur la con. troverse du quiĂ©tisme ; cf. aussi l'analyse capricieuse et fort intĂ©ressante de M. Strowski. Saint François de Sales introduction Ă l'histoire du sentiment religieux. Paris, 1898, pp. 293-347. 577 pas Ă l'examiner ici de ce point de vue et il doit nous suffire de mettre en lumiĂšre la signification historique de ce chef-d'oeuvre. Ce fut bien en effet une dĂ©marche dont on ne saurait exagĂ©rer l'importance que l'adhĂ©sion publique, Ă©clatante, donnĂ©e par le thĂ©ologien et le directeur le plus sage, le plus autorisĂ© de l'Ă©poque, au grand mouvement mystique qui se dessinait de tant de cĂŽtĂ©s et qui ne laissait pas d'inquiĂ©ter quelques bons esprits. Nous avons vu tantĂŽt l'auteur de la PhilothĂ©e presque tentĂ© de disputer ses filles spirituelles Ă l'influence du Carmel ; et le voici maintenant qui publie un livre dans lequel il suit pas Ă pas, l'exemple et l'enseignement de sainte ThĂ©rĂšse. Avant 161o, pressĂ© lui-mĂȘme par la grĂące de s'Ă©lever, en mĂȘme temps que Mme de Chantal, au-dessus de la priĂšre commune, il hĂ©site, il n'ose pas dĂ©marcher du grand chemin », il voudrait s'en tenir au train des saints devanciers et des simples ». En 1616, aprĂšs les expĂ©riences que nous avons racontĂ©es, il dĂ©couvre hardiment le secret du Roi », et cela dans un livre que liront certainement la plupart des innombrables lecteurs de Vie dĂ©vote. Il dit bien, au sujet de quelques chapitres moins accessibles ce traitĂ© est difficile, surtouf Ă qui n'est pas homme de grande oraison », mais il dit aussi, et certes sans se flatter que Ăšs endroits les plus malaisĂ©s de ces discours » rĂšgne une bonne et aimable clartĂ© ». Il a peur que cette petite besogne ne rĂ©ussisse pas si heureusement que l'autre prĂ©cĂ©dente, pour ĂȘtre un peu plus nerveuse et forte », mais il a fait des prodiges pour mettre son livre Ă la portĂ©e de tous. J'ai tĂąchĂ© de l'adoucir et fuir les traits difficiles. » Aussi le voyons-nous, conclut Dom Mackey, recommander la lecture du TraitĂ© de lÂAmour de Dieu, aux gens du monde, aux hommes de Cour 1 ». Ce qu'il avait fait pour la dĂ©votion, il le fait pour la vie mystique 1 Oeuvres de saint François de Sales, IV, p. XXXV. 578 il la montre aimable, simple, dĂ©sirable, facile mĂȘme 1. » C'est une erreur, dirait-il, ains une hĂ©rĂ©sie, de vouloir bannir la haute oraison de la compagnie des soldats, de la boutique des artisans, de la Cour du prince, du mĂ©nage des gens mariĂ©s. » J'ai peur qu'on ne rĂ©alise pas assez l'originalitĂ©, la hardiesse d'une semblable entreprise. Les spirituels de l'Ă©cole salĂ©sienne et des Ă©coles voisines, les jĂ©suites par exemple, Ă©prouvent communĂ©ment une sorte de rĂ©pugnance Ă traiter des choses mystiques. Ils affectent volontiers de les ignorer. Ils craignent, et non sans raison, que certaines Ăąmes, sĂ©duites par la perspective d'une vie surĂ©minente, s'exaltent Ă la poursuite d'un idĂ©al chimĂ©rique et prennent en dĂ©goĂ»t l'humble pratique du devoir chrĂ©tien. Ăcoutez par exemple un des grands amis de François de Sales et de Jeanne de Chantal, Dom Sans de Sainte-Catherine, gĂ©nĂ©ral des feuillants. Le royaume de Dieu..., Ă©crit-il et dans un livre qui s'adresse Ă des religieux, ne consiste pas en paroles et hautes connaissances de science acquise, mais eu esprit de vertu, de vĂ©ritĂ© et de vie... Aussi n'y ai-je fait entrer dans mon livre les surĂ©minences de la vie contemplative, d'autant que cette vie, jaçait que bonne, est bien pĂ©rilleuse si elle n'est assise sur la mortification et acquisition des vertus. » Lisez plutĂŽt, dit-il plus loin, Thomas de Kempis..., les Ă©pĂźtres de saint JĂ©rĂŽme, saint Jean Climaque, Cassian, Pinelli, et autres tels livres qui humilient et rentrent l'esprit en soi, que Harphius, Rusbrochius, TaulĂšre et autres semblables, 1 J'allais presque dire naturelle » en un sens que Dom Mackey a trĂšs bien dĂ©fini Saint François de Sales, dit-il, place le coeur humain en prĂ©sence du Bien infini vers lequel l'attirent Ă la fois et la puissance ,de la grĂące et une convenance naturelle que le pĂ©chĂ© d'origine n'a pas totalement dĂ©truite. Et pour Ă©clairer son sujet, il nous montre dans les effets des passions humaines le corrĂ©latif de ces ardeurs de ces blessures », de ces liquĂ©factions qui sont les manifestations extraordinaires de l'amour divin. Il n'est pas jusqu'au suprĂȘme affect de l'amour affectif,... la mort des amans qui n'ait Ă©tĂ© quelquefois produit par les transports insensĂ©s de l'amour profane ». Mackey, op cit., p. XLIX. On ne dira jamais assez Ă quel point la pensĂ©e de François de Sales est rĂ©fractaire au jansĂ©nisme. 579 quoique excellents contemplatifs 1. » Sainte Chantal elle-mĂȘme ne pense pas autrement. Je crois bien, dah ! Ă©crivait-elle Ă une visitandine, que vous ne savez que rĂ©pondre Ă ces filles qui demandent la diffĂ©rence qu'il y a entre union et contemplation. O ! vrai Dieu, et comment est-ce que ma soeur la SupĂ©rieure leur souffre cela, et vous en son absence ! Bon JĂ©sus, oĂč est l'humilitĂ©. Il faut donc leur retrancher cela, et leur donner les livres et entretiens qui traitent de la pratique des vertus et leur dire qu'il faut se mettre Ă faire et puis elles parleront de ces choses si relevĂ©es... Quand elles seront anges, elles parleront angĂ©liquement 2. Rien de plus fonciĂšrement salĂ©sien qu'une pareille attitude, et cependant ce TraitĂ© de l'Amour de Dieu qui doit pĂ©nĂ©trer dans tous les couvents, que François de Sales recommande mĂȘme aux gens du monde, loin de se borner Ă de simples considĂ©rations sur la pratique des vertus », parle angĂ©liquement» de choses trĂšs relevĂ©es » et nous prĂ©sente des chapitres entiers sur les opĂ©rations surnaturelles de l'ordre le plus sublime 3. Hardiesse donc, nouveautĂ© grande, cela ne souffre aucun doute, mais hardiesse voulue, dosĂ©e, rĂ©glĂ©e par le plus sage des directeurs et par un Ă©crivain dont la plume est merveilleusement sĂ»re. C'est par lĂ surtout que le TraitĂ© me paraĂźt un vrai miracle. On n'y trouve pas une ligne qui risque d'encourager l'illuminisme, de faire oublier la nĂ©cessitĂ© de la mortification et acquisition des vertus ». Le sublime en est si continu et si paisible, les termes, choisis avec une dextĂ©ritĂ© si consommĂ©e, la progression vers les sommets, si insensible, en un mot la mĂ©thode d'initiation, si prudente que de bons esprits ont pu s'y tromper et ne voir dans cet ouvrage de haute mystique 1 Oeuvres spirituelles du R. P. D. Sans de Sainte Catherine. Paris, 165o, prĂ©face et p. 497. Il est Ă remarquer qu'aprĂšs François de Sales, Dom Sans est l'auteur prĂ©fĂ©rĂ© de sainte Chantal. 2 Oeuvres ..., I, p. 136. 3 Cf. Dom Mackey, op. cit., pp. LIII-LV. 58o qu'une humble suite, qu'un second volume de l'Introduction Ă la vie dĂ©vote. François de Sales, Ă©crit un docte jĂ©suite, ne fut pas mystique Ă la maniĂšre des Bernard, des Bonaventure, surtout des ThĂ©rĂšse et des Jean de la Croix. Il semait de fleurs les rudes sentiers de la dĂ©votion, mais sans quitter les voies battues. Sa place propre... est donc entre saint Alphonse, le moraliste, et saint Bernard, ou le sĂ©raphique Bonaventure, ces princes de la vie mystique. Son domaine Ă lui, celui sur lequel il tient le sceptre, c'est l'ascĂ©tisme proprement dit ». Ătrange façon, en vĂ©ritĂ©, de commenter le dĂ©cret de Pie IX qui plaça François de Sales au rang des docteurs de l'Ăglise in mystica theologia mirabilis Salesii doctrina refulget. Mais combien cette erreur qui nous fait sourire aujourd'hui, n'est-elle pas significative ! MĂȘme quand il aborde la haute contemplation, François de Sales semble s'Ă©carter Ă peine des voies battues ». Il Ă©vite ces mots extraordinaires que tant de spirituels affectionnent et sur lesquels les dĂ©butants s'hypnotisent. Pour les termes consacrĂ©s qu'il croit devoir retenir, il leur enlĂšve cet air de mystĂšre qui amuse la curiositĂ© de certains et qui nourrit la vanitĂ© de beaucoup d'autres. Nulle obscuritĂ©, nulle complication inutile il ne raffine pas sur les nuances qui distinguent les Ă©tats mystiques. Les contemplatifs trouvent chez lui toutes les lumiĂšres dont ils ont besoin ; Ă ceux qui ne sont pas appelĂ©s Ă quitter la route commune, il ne donne jamais le vertige. Enfin et surtout, il place l'exercice de l'humilitĂ© et des solides vertus bien au-dessus des unions dĂ©ifiques » et de la vie surĂ©minente »... DĂ©crivant les opĂ©rations les plus sublimes de la grĂące, il rappelle constamment qu'elles ne sont ni la preuve irrĂ©cusable, ni la rĂ©compense nĂ©cessaire de la saintetĂ©. Pour lui, comme pour sainte ThĂ©rĂšse et tous les vrais mystiques, la charitĂ© et la pratique de toutes les vertus morales qui 1 R. P. Desjardins, Saint François de Sales, docteur de l'Ăglise. Ătudes, 1877, 3 avril. 581 en dĂ©rivent sont prĂ©fĂ©rables Ă la contemplation». Toute la doctrine de notre bienheureux PĂšre, dit quelque part sainte Chantal, tendait au parfait dĂ©nuement de soi-mĂȘme 2. » Cela est vrai du TraitĂ© de lÂAmour de Dieu comme de tout ce qu'il a Ă©crit. Mais qu'on y prenne garde, le rayon, le charme mystique pĂ©nĂštrent les pages les plus crucifiantes du livre. OĂč s'arrĂȘte la partie proprement ascĂ©tique, oĂč commence le mysticisme proprement dit, avec lui, on ne sait jamais. Ces Ă©lĂ©ments, ailleurs si tranchĂ©s, semblent ĂȘtre confondus et se confondent en effet chez François de Sales. Son livre a toute la sĂ©duction des ouvrages contemplatifs, il n'en prĂ©sente pas les dangers. Aussi, et c'est lĂ que j'en voulais venir, aussi voyons-nous que les directeurs les moins suspects de donner dans l'illusion, que les Ordres les plus vigilants ont adoptĂ©, sans la moindre hĂ©sitation, ce livre mystique. Ils le jugĂšrent utile Ă toutes les Ăąmes pieuses, Ă©crit encore Dom Mackey, et Ă celles qui tendaient Ă le devenir. Saint Vincent de Paul le qualifie d'oeuvre immortelle et trĂšs noble » et le met Ă l'usage de sa CongrĂ©gation de la Mission, non seulement pour servir d'Ă©chelle aux aspirants Ă la perfection », mais encore de remĂšde universel pour les dĂ©biles et d'aiguillon pour les indolents ». Dans une lettre Ă une religieuse carmĂ©lite, sainte Jeanne-Françoise affirme que ce TraitĂ© rĂ©sout toutes les difficultĂ©s de la vie spirituelle. Ailleurs elle ajoute Les Ăąmes humbles... y trouvent tout ce qu'elles sauraient dĂ©sirer pour leur solide conduite en la parfaite union avec Dieu ». Le tĂ©moignage du cĂ©lĂšbre Pierre Berger, chanoine de Notre-Dame de Paris, est encore plus explicite Dieu a fait au Bienheureux la grĂące d'exprimer les secrets les plus profonds et les plus mystĂ©rieux de l'amour sacrĂ©, avec tant de clartĂ© et de facilitĂ© que ce qui jusqu'Ă lui avait Ă©tĂ© estimĂ© impĂ©nĂ©trable 1 Dom Mackey, op. cit., p. L, LI. 2 Oeuvres ..., I, p. 352. 582 au commun des hommes, se trouve aujourd'hui compris et pratiquĂ© avec beaucoup de suavitĂ© par un bon nombre de personnes de l'un et de l'autre sexe, qui ne sont pas versĂ©es en l'Ă©tude des lettres ni de la philosophie 1. » Il y a mieux encore et plus important. Les jĂ©suites eux-mĂȘmes, ordinairement sĂ©vĂšres Ă toute spiritualitĂ© qui s'aventure Ă l'Ă©cart des voies battues », ont accueilli chaleureusement ce livre mystique, leur Compagnie s'Ă©tant, en quelque sorte, reconnue, dans l'oeuvre de son ancien Ă©lĂšve. Qui ne pressent les consĂ©quences qu'aura cette adoption sur ales Ă©vĂ©nements qui vont suivre ! Avec les oratoriens et lies capucins, les jĂ©suites ont, Ă cette heure, la haute main sur la direction; ils confessent dans une foule de villes, ils prĂȘchent, ils Ă©crivent ; peu de couvents qui leur soient fermĂ©s ; visions, rĂ©vĂ©lations, Ă©tats extraordinaires, on fait appel Ă leur discernement dans les cas plus difficiles qui se prĂ©sentent. Bref, de ce mouvement dont les destinĂ©es nous intĂ©ressent, ils seront, en partie, les juges ils pourront beaucoup, soit pour le gĂȘner, soit pour le rĂ©pandre. RalliĂ©s Ă François de Sales et pĂ©nĂ©trĂ©s de son esprit, bien loin d'entraver cette renaissance, ils la seconderont au contraire, comme nous le montrerons, s'il plaĂźt Ă Dieu, dans le volume suivant. C'est qu'aussi bien, Ă©vĂȘques, prĂȘtres sĂ©culiers, oratoriens, capucins, jĂ©suites et les autres, une seule et mĂŽme force les subjugue, un mĂȘme courant les entraĂźne. Vers 1604, on aurait bien Ă©tonnĂ© François de Sales si on lui avait prĂ©dit qu'un jour viendrait oĂč il publierait un traitĂ© sur les oraisons sublimes. Il avait bien dĂšs lors projetĂ© d'Ă©crire de l'Amour sacrĂ© », mais, comme il l'avoue lui-mĂȘme ce projet n'Ă©tait point comparable Ă ce que » la Providence lui a fait Ă©crire » 2. Il rĂȘvait d'une seconde PhilothĂ©e, il nous donnera le ThĂ©otime, cĂ©dant ainsi lui- 1 Dom Mackey, op. cit., p. XXXVI. 2 Oeuvres, IV, pp. X, XI. 583 mĂȘme, et non sans de longues rĂ©sistances, Ă la grande vague mystique qui entraĂźnait alors l'Ă©lite du catholicisme français. Que parlons-nous de livres Ă©crits de main d'homme? Dans son traitĂ©, François de Sales ne nous propose pas ses raisonnements, ses thĂ©ories propres, il se contente de rendre tĂ©moignage Ă ce qu'il a vu, Ă©prouvĂ©, et comme touchĂ©, de l'oeuvre de Dieu. Il dĂ©crit, il raconte plus qu'il ne disserte. Il livre son histoire intime, celle de sainte Chantal et des premiĂšres visitandines. Le livre de l'Amour de Dieu, Ă©crivait-il un jour Ă la sainte, est fait particuliĂšrement pour vous. 1» Pour vous » n'est pas assez. D'aprĂšs vous, en vous Ă©coutant, en vous regardant, en me haussant peu Ă peu Ă la vie dont je vous voyais vivre, voilĂ ce qu'il aurait dĂ» dire et ce qu'il a dit, du reste, Ă mainte reprise. En janvier 1614, lui annonçant une visite prochaine au sujet du livre qui Ă©tait sur le mĂ©tier, demain, Ă©crivait-il, j'ai Ă confĂ©rer avec elle votre Ăąme de choses qui sont pour son amour divin et assurer la partie » 2. Une autre fois, toujours Ă propos du livre qui Ă©tait devenu leur plus cher souci Ă tous les deux, et lui rĂ©sumant un des plus beaux chapitres Je travaille, lui disait-il, Ă votre livre neuviĂšme de l'amour de Dieu, et aujourd'hui, priant devant mon crucifix, Dieu m'a fait voir votre Ăąme et votre Ă©tat par la comparaison d'un excellent musicien 3... Et Madame de Chantal, de son cĂŽtĂ©, guidant un des premiers biographes de François de Sales Si votre rĂ©vĂ©rence, lui disait-elle, veut voir clairement l'Ă©tat de cette trĂšs sainte Ăąme... qu'elle lise les trois ou quatre derniers chapitres du neuviĂšme livre de l'amour divin 4. 1 Oeuvres de sainte Chantal, I, pp. 44, 45. 2 Oeuvres de saint François de Sales, XVI, p. 144. 3 Ib., XVI, pp. 128, 129. 4 Oeuvres de sainte Chantal, II, p. 25o. 584 Ainsi pour les autres visitandines de cet age d'or, les MĂšres Favre, de BrĂ©chard, de ChĂątel, de Blonay, et de la Roche. Toutes rendaient fidĂšlement compte Ă leur saint directeur des faveurs dont elles Ă©taient comblĂ©es, et servaient ainsi de tĂ©moignage aux phĂ©nomĂšnes mystiques dĂ©crits dans son admirable TraitĂ©. La vie de la MĂšre Anne-Marie Rosset surtout Ă©tait une suite ininterrompue d'opĂ©rations surnaturelles de l'ordre le plus Ă©levĂ©. Parlant de cette religieuse, Bossuet ne craint pas d'appeler son Ă©tat intĂ©rieur une participation anticipĂ©e Ă l'Ă©tat des bienheureux; la MĂšre de Chaugy Ă©crivait d'elle Nous savons que notre saint fondateur l'a eue en vue en la composition de plusieurs chapitres de son sixiĂšme, septiĂšme et huitiĂšme livre de l'Amour de Dieu 1 ». Ce qui vient d'ĂȘtre dit de François de Sales, n'est pas moins vrai des autres directeurs, des Ă©crivains spirituels, des hagiographes, dont nous avons parlĂ© ou que nous avons citĂ©s dans le prĂ©sent volume. Tous ils se rendent Ă l'Ă©vidence, ils constatent le progrĂšs constant d'une entreprise divine, de l'invasion mystique que nous nous Ă©tions proposĂ© de raconter. Le TraitĂ© de lÂAmour de Dieu met le sceau Ă tant de tĂ©moignages, il rĂ©sume, il achĂšve magnifiquement la premiĂšre pĂ©riode de cette histoire. 1 Dom Mackey, op. cit., p. LV.
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La Vie d'une ImpĂ©ratrice i r^ Ă©dition. Le Duc de Morny et la SociĂ©tĂ© du Second Empire i5^ Ă©dition. En PrĂ©paration Talleyrand et la SociĂ©tĂ© Française. DeuxiĂšme et derniĂšre partie. MADAME GRAND, PRINCESSE DE TALLEYRAXD Tableau de Madame VigĂ©e-Lebrun CoUeclion Jacques Doucet FrĂ©dĂ©ric LOLIEE Du Prince de BĂ©nĂ©vent au Duc de Morny TALLEYRAND ET LA SociĂ©tĂ© française depuis la fin du rĂšgne de Louis XV jusqu'aux approches du Second Empire Ouvrage ornĂ© de qniin^e Illustrations BIBLIOTHEQUES HUITIEME EDITION PARIS ^ UBRARtES ⊠EMILE» PAUL, EDITEUR 100, RUE DU FAUBODRG-SAINT-HONORĂ, 100 Place Beau va u I 9 I O D^ ^ 6S '73 i-ĂšZ^ 1 1 1 Ă y. 1 PREFACE L'oinaicolore ĂŻalleyrand fut, aprĂšs NapolĂ©on, le personnage europĂ©en le plus considĂ©rable de son temps. A tonte paged'nne pĂ©riode d'histoire nniqne reparaĂźt le nom du grand seigneur diplomate ou s'accusent des signes de l'influence qu'il exerça. Aussi bien son image ondoyante et protĂ©iforme comme pas une autre, quoique figĂ©e, d'apparence, sous un masque invariable, s'est-elle rĂ©flĂ©chie dans une foule d'esquisses particuliĂšres l'Ă©clairant, tour Ă tour et diversement, sur toutes les faces. Un tableau d'ensemiile restait Ă composer le re- prĂ©sentant, un et multiple, Ă travers les mĆurs en continuelle transformation des diffĂ©rentes sociĂ©- tĂ©s oĂč passa, acteur prĂ©pondĂ©rant ou tĂ©moin privi- lĂ©giĂ©, cet homme de longue vie. II PHKFACK * * La variĂ©tĂ© des caractĂšres, qui furent en Talley- rand, a stimulĂ© et inquiĂ©tĂ©, tout Ă la fois, bien des curiositĂ©s laborieuses. On est revenu souvent avec un intĂ©rĂȘt, qui ne s'Ă©puise pas, Ă des cĂŽtĂ©s de son esprit, Ă des fragments de sa personnalitĂ© morale, Ă ses mille maniĂšres de penser, d'agir, prises sĂ©parĂ©ment; mais comment tout exprimer d'une physionomie si compliquĂ©e par elle-mĂȘme et par les Ă©vĂ©nements en foule qu'elle reflĂ©ta? La vie dun tel homme a bien des branches. Les divisions n'en sont pas aisĂ©ment rendues claires. 11 fallait s'y hasarder, pourtant, du moins impar- faitement qu'il fĂ»t possible. Sainte-Beuve l'Ă©crivait, il y a prĂšs d'un demi- siĂšcle, Ă propos d'une analyse pĂ©nĂ©trante de Buliver-Lytton Ce ne sont pas des articles, ce n'est pas un Essai qu'il faudrait faire sur Talleyrand, c'est tout un livre, un ouvrage. » Et quand il en appelait ainsi la rĂ©alisation, sur un canevas je devrais dire un modĂšle, tracĂ© de sa PREFACK 111 main, on ne possĂ©dait ni les mĂ©moires tronquĂ©s en bien des places, douteux sur plus d'un point, rĂ©vocables en plus d'un tĂ©moignage de l'illustre homme d'Ătat, ni les pages d'honneur de son Ćuvre diplomatique exhumĂ©es par des Ă©rudits tels que MM. G. Pallain et Pierre Bertrand, ni les rĂ©vĂ©lations survenues dans la suite sur son existence privĂ©e, ni la substantielle chronique de la duchesse de Dino, ni tant de documents d'archives, dont la mise en lumiĂšre sous la plume d'un Albert Sorel, par exemple, a renouvelĂ© les Ă©tudes historiques modernes. L'Ă©tendue du sujet ne nous permettait pas de le restreindre aux proportions d'un seul volume. Il nous a fallu, sans en rompre l'unitĂ© de vues ni l'allure narrative, le sĂ©parer en deux parties. La coupure s'indiquait, nĂ©cessaire, logique, Ă cette date fortement marquĂ©e de la liquidation impĂ©riale, dont le prince de BĂ©nĂ©vent fut, on le sait, l'agent le plus actif, et juste Ă la veille de ce fameux CongrĂšs de Vienne, oii s'ouvrit, pour lui, une nouvelle existence publique. Dans le prĂ©sent volume, formant un tout en soi, se succĂ©deront les fraisdĂ©tails de l'Ă©ducation, delĂ IV PREFACK jeunesse, la curieuse pĂ©riode de prĂ©paration sacer- dotale et d'Ă©piscopat forcĂ©, parmi le mouvement des affaires et les plaisirs du monde le rĂŽle si considĂ©- rable deĂŻalleyrand, pendant la RĂ©volution; ses mis- sions Ă Londres son voyage rien moins que volontaire en AmĂ©rique son retour en France, dans la pleine turbulence des mĆurs directoriales; les actes de son ministĂšre sous le gouvernement des Cinq, puis sous le Consulat; et les principaux Ă©vĂ©nements de l'Empire auxquels il participa d'une façon ouverte ou occulte, pour le soutenir ou pour le combattre. Dans les intervalles, comme des stations reposantes, s'espaceront des tableaux d'Ă©poques, rĂ©pondant en leur vĂ©ritĂ© intime, aux variations de la SociĂ©tĂ© française, sous les divers rĂ©gimes, qu'il traversa d'un pied clochant, mais les yeux trĂšs ouverts. Enfin, le vis-Ă -vis extraordinaire des deux natures les plus opposĂ©es qu'on pĂ»t concevoir, incarnant, l'une le gĂ©nie dĂ©vorant de la guerre et de la con- quĂȘte, l'autre le pouvoir de la raison calme et prĂ©- voyante au service d'une ambition mĂ©thodique, nous aura servi de texte, pour conclure, sur un parallĂšle soutenu entre NapolĂ©on et Talleyrand. Au prochain volume appartiendront le spectacle l'KEFACK d'ouverture du CongrĂšs de Vienne, un entr'acte entre deux tragĂ©dies les faits, les impressions, l'influence exercĂ©e de Talleyrand durant la prenaiĂšre et la seconde Restauration ; la derniĂšre de ses Ă©volu- tions en faveur de la maison d'OrlĂ©ans; son ambas- sade, Ă Londres, qui fut le couronnement de son vĆu le plus cher et le plus persĂ©vĂ©rant; son temps de retraite seigneuriale Ă Yalençay, sous le rayon de la duchesse deDino; ses Ă©changes de propos spi- rituels et de souvenirs avec les hĂŽtes de Yalençay ou de Rochecotte quelques traits encore de mon- danitĂ©, Ă la Cour, dans les salons, parsemant tout cela; puis, Ă son heure, nĂ©cessairement, le double Ă©pisode suprĂȘme la conversion Ă la derniĂšre minute, la mort presque théùtrale de ce grand acteur; et, pour finir, l'apprĂ©ciation d'ensemble que rĂ©clameront l'homme et son Ćuvre accomplie, objet l'un et l'autre de tant d'opinions contraires. Telle est l'Ă©conomie d'un travail dont tout l'es- prit rĂ©side dans un dĂ©sir continu d'exactitude, d'impartialitĂ©, d'Ă©quilibre, Ă l'Ă©gard d'un person- nage sur lequel se sont confondus terriblement le VI PREFACE pour et le contre de rĂ©loge et du blĂąme, â le blĂąme si souvent poussĂ© jusqu'Ă l'invective. La nouveautĂ©, ou si Ton veut, pour user d'un mot dont on abuse, l'inĂ©dit » de cette longue Ă©tude en deux parties est dans sa prĂ©sentation mĂȘme, â permettant de suivre au courant d'un seul et mĂȘme rĂ©cit l'existence complĂšte, privĂ©e et publique de Talleyrand, sans y perdre de vue les milieux de mondanitĂ© sociale oĂč elle eut Ă se dĂ©- penser, sous buit rĂ©gimes ou rĂšgnes diffĂ©rents. Ainsi par un lien secret mais rĂ©el, nous aurons pu en rattacher les derniers dĂ©veloppements Ă nos esquisses d'histoire et de mĆurs d'une Ă©poque ultĂ©rieure, dite le Second Empire. Avec ses travers et ses sĂ©ductions, son noncha- lant dilettantisme, ses façons grand seigneur, ses froideurs acquises, ses qualitĂ©s solides et ses la- cunes morales, un Morny ne sera-t-il pas, en des proportions rĂ©duites, comme un portrait de famille Ăą la ressemldance do son aĂŻeul... naturel Charles- Maurice de Talleyrand-PĂ©rigord? FrĂ©dĂ©ric LoliĂ©e. LE PRINCE DE TALLEYRAND et LA SOCIĂTĂ FRANĂAISE CHAPITRE PREMIER La jeunesse de Talleyrand. Un prĂ©ambule nĂ©cessaire. â Les Talleyraiid-PĂ©rigord et leurs fiertĂ©s gĂ©nĂ©alogiques. â Deux traits. â La premiĂšre enfance de Charles-Mau- rice. â MĂ©lange singulier, dans cette Ă©ducation, d'insouciance et d'am- bition de famille. â Par quelles circonstances il fut poussĂ©, malgrĂ© lui, dans les voies de l'Eglise. â Au collĂšge d'Harcourt. â Pour le prĂ©- parer Ă l'amour des grandeurs de l'Eglise une annĂ©e de rĂ©sidence Ă l'archevĂȘchĂ© de Reims, chez le cardinal-duc. â EntrĂ©e au sĂ©minaire de Saint-Sulpice. â PĂ©riode de contrainte mĂ©lancolique; analyse de cet Ă©tat d'Ăąme. â Une heureuse diversion de jeunesse; premier roman d'amour. â Le sĂ©minariste et la comĂ©dienne. â M"" Luzy. â En quelles dispositions d'Ăąme et d'esprit Talleyrand est entrĂ© dans les ordres. â AbbĂ© de cour ses dĂ©buts mondains, Ă Versailles et Ă Paris. â Tableau de la sociĂ©tĂ© Ă l'extrĂȘme limite du rĂšgne de Louis XV. â Chez M""= Du Barry. â A Reims les splendeurs de la cĂ©rĂ©monie du sacre. â PĂ©riode d'Ă©tudes en Sorbonne. â La journĂ©e d'un sorbonisteĂ la fin du xviii' siĂšcle. â Retour aux distractions du monde. Il y eut un homme qui, pendant trois quarts de siĂšcle, avait rempli les conseils de l'Europe de son activitĂ© tranquille et souple homme de cour et d'Ăglise, de gouvernement et de chancellerie; grand seigneur en tout temps et en tous lieux; maĂźtre accom- pli dans l'art de plaire et de sĂ©duire, dont le sort s'ar- rangea si bien qu'il fut triplement heureux en amour, au jeu, et dans la politique; plein de calme en 1 2 PIUNCK DK TA ses passions, et jiii le plus posĂ©ment du monde mena deux rĂ©volutions, enveloppa dans ses rĂ©seaux les rois et les empereurs, Ă©leva et renversa, tour Ă tour, plu- sieurs Ă©difices monarchiques; prononça et dĂ©savoua bien des serments, fit accueil Ă vingt partis sans rester fidĂšle Ă aucun, parce que cĂ©der aux circonstances c'Ă©tait, suivant lui, cĂ©der Ă la raison; d'ailleurs, flexible et divers en son esprit comme pas un diplomate, rĂ©unissant en lui du Mazarin, du l»etz et du Voltaire; capable de se prĂȘter avec une grĂące inimitable aux badinages les plus frivoles et de passer, sans etlort apparent, aux considĂ©rations les plus hautes et les plus lumineuses; ayant eu des dĂ©fauts d"Ă me autant que de qualitĂ©s d'intelligence; versatile et vĂ©nal, sans illu- sion de principes, hormis l'inclination personnelle et l'intĂ©rĂȘt ; ayant trouvĂ© des arguments pour lĂ©gitimer toutes les causes, pour justifier toutes les façons d'agir mais, logique et constant en ses desseins, et qui }»ut s'attacher au service des ambitions les plus ardentes et se laisser emporter avec elle par la force des Ă©vĂ©nements, sans jamais abandonner son programme de politique extĂ©rieure, fait d'Ă©quililtre, de modĂ©ration et d'huma- nitĂ©; ministre, dignitaire, ambassadeur de plusieurs rĂ©gimes, qui se vit accusĂ© de mille trahisons et de mille perfidies; mais qui, par une autoritĂ© uni^pie Ă©manant de sa personne ou par le besoin qu'on avait de ses talents, sut retrouver, Ă point nommĂ© malgrĂ© des dĂ©faillances indĂ©niables, la confiance des uns ou des autres; qui fut suspect Ă ses amis comme Ă ses enne- mis, vilipendĂ© par une foule de plumes, couvert de reproches et d'injures et qui, cejtendant, aprĂšs tant d'opinions contraires, tant de jugements incertains ou fonciĂšrement hostiles, rĂ©alisa ce miracle de terminer sa ENFANCK ET JEUNESSE vie pleine de jours au milieu des tĂ©moignages les plus notoires d'illustration, d'honneur et de respect. C'est l'histoire de ce personnage considĂ©rable et diversement considĂ©rĂ©, que nous allons prendre Ă ses dĂ©buts et suivre sans interruption, Ă travers la sociĂ©tĂ© changeante, parmi les Ă©vĂ©nements extraordinaires aux- quels il l'ut mĂȘlĂ©. Charles-Maurice de PĂ©rigord s'annonya dans l'hu- maine existence, un soir d'hiver de l'an 17oi 1. Il Ă©tait de grande race, et le surnom de Talleyrand, qu'il devait rendre si fameux, avait Ă©tĂ© portĂ©, dĂšs le com- mencement du XII'' siĂšcle. Issu des comtes de Grignols, princes de Chalais, qui se disaient une branche cadette des comtes souverains du PĂ©rigord et revendiquaient, en consĂ©quence, leur cri d'armes orgueilleux RĂš que Diou 2, la tige de sa famille anticipait historiquement sur la dynastie des CapĂ©tiens. Le futur homme d'Ătat en gardera la fiertĂ© jusqu'Ă son lit de mort, jusqu'Ă cette heure des adieux suprĂȘmes oĂč, voyant s'approcher de son chevet le roi Louis-Phi- lippe et ressaisissant ses esprits, il lui dira Sire, c'est un grand honneur pour notre maison », ce qui signifiait en propres termes que les anciens comtes de PĂ©rigord avant d'ĂȘtre absorbĂ©s dans le domaine de la couronne avaient rĂ©gnĂ© en souverains, tout comme les Bourbons. TrĂšs Ă propos s'en Ă©tait souvenu Louis XYIII, en ili Le 2 fĂ©vrier. 2 Rien que iJieii au-dessus Ăźle nous. 4 L !âą l' u 1 N ; 1 d !âą t a l l i- v h a n i » 1814, lorsqu'il rcriit, joiir la premiĂšre fois, Talleyrand en son cabinet de CompiĂšgne et qu'il lui tint ce petit discours Nos maisons datent de la mĂȘme Ă©poque. Mes an- cĂȘtres ont Ă©tĂ©. les plus habiles. Si les vĂŽtres l'avaient Ă©tĂ© plus que les miens, vous me diriez maintenant prenez une chaise, approchez-vous de moi, parlons de nos aflaires; aujourd'hui c'est moi qui vous dis asseyez-vous et causons... » Paroles aussi llatteuses que dĂ©licatement tournĂ©es. Elle auraient eu plus de prix encore, si l'inconstant Louis XVIII leur avait gardĂ© toujours la mĂȘme valeur. Dans une occasion diffĂ©rente, mettant en doute une telle et si belle gĂ©nĂ©alogie, il coulera ces mots Ă l'oreille du voisin Talleyrand n'est pas de PĂ©rigord, mais du PĂ©rigord. C'est qu'en efl'et des dĂ©chiffreurs de parche- mins s'Ă©taient trouvĂ©s pour Ă©tablir que les Chalais n'a- vaient rien de commun avec les comtes de l'Ăšre caro- lingienne et qu'ils n'Ă©taient point admis Ă fonder leur noblesse en deçà de 1461. Quoi qu'il en fĂ»t de ce litige hĂ©raldique, les Talley- rand avaient certainement plus de lignage que d'apa- nages. A dĂ©faut d'un abondant patrimoine, on y jouis- sait d'une position de cour tranquillante pour soi et fort commode pour l'Ă©tablissement des enfants. La cour Ă©tait le grenier et la mĂšre nourrice de la noblesse pauvre. Lorsque s'y prĂ©sentĂšrent les Talley- rand, en 1742, leur train Ă©tait des plus modestes. Ils s'approchĂšrent autant qu'ils le purent de la source des faveurs. Si lien firent-ils qu'elle se dĂ©versa sur eux en Ă©moluments d'emplois, bĂ©nĂ©fices Ă©piscopaux, abbayes en commande, produits de charge, assignations sur le domaine, tout ce qui en dĂ©coulait enfin. ENFANCE ET JEUNESSE 5 La bisaĂŻeule de Gliarles-Maurice, M""' de Ghalais tenait aux Mortemart dont elle avait reçu en hĂ©ritage, l'esprit, c'est-Ă -dire cette fine politesse, cette justesse dans le singulier des mots et celte particularitĂ© d'ex- pressions vives qui fut, pendant longtemps, comme le langage naturel de la famille. Sa grand'mrre paternelle Ă©tait dame du palais de la reine; elle demeurait fixement Ă Versailles, sans attache de rĂ©sidence parisienne; elle y remplissait ses fonctions dans le calme, considĂ©rĂ©e du roi, estimĂ©e comme il convenait des gens de bien pour la rĂ©serve' noble â un peu chargĂ©e de dĂ©votion â de ses maniĂšres; d'ail- leurs ne plaignant point ses dĂ©marches pour ses enfants, qui Ă©taient au nombre de cinq, et donnant Ă cette re cherche de leur avenir plus de soin qu'aux dĂ©tails de leur Ă©ducation. - ; Son pĂšre, Charles-Daniel de Talleyrand-PĂ©rigord, nĂ© de Daniel-Marie de Talleyrand, comte de Grignols, bri- gadier des armĂ©es du roi eut, pour sa part, dans la distribution des offices ou des grades, d'ĂȘtre menin du Dauphin et lieutenant gĂ©nĂ©ral il s'en tenait content et faisait peu parler de lui. Sa mĂšre, Alexandrine de Damas, fille de Joseph de Damas, marquis d'Antigny, attirait davantage l'atten- tion, sans qu'il en ressortĂźt de signes trĂšs Ă©clatants. On la savait assidue Ă la cour dont elle avait l'instinct d'ha- biletĂ©, empressĂ©e auprĂšs des gens en place et leste Ă monter, autant qu'il lui paraissait bon d'en prendre la peine, socis les combles du palais de Versailles. Il fut notĂ© que, durant la courte apothĂ©ose de la comtesse de Mailly, elle s'Ă©tait employĂ©e avec une obligeance parfaite, Ă tenir la partie de piquet de M"*" JacoJj, la premiĂšre femme de chambre de cette maĂźtresse de Louis XV. Le C. l'KlNGF, lK TALLKYI'.AM goĂ»t lui en Ă©tait passr, aussitĂŽt ulissait que d'une l'aboli intermittente et distraite. L'Ă©ducation des fils de la noblesse, hĂ©ritiers du nom et des armes », pour les- quels les Ăąpres sentiers de la vie s'ouvraient comme des avenues larges et faciles, sans qu'ils dussent se don- ner beaucoup de peine ensuite afin de s'y pousser, sup- portait cette insouciance. On en Ă©tendit la commoditĂ© aussi loin qu'il Ă©tait possible, Ă l'Ă©gard du jeune Talleyrand. La tendresse paternelle fut avare de caresses Ă ses premiĂšres annĂ©es, qu'il passa toutes hors de la maison. Comme sa mĂšre, comme la plupart des gens de leur monde, son pĂšre avait adoptĂ© en maniĂšre de sysiĂšme Ă©ducatif que le devoir des parents Ă©tait de conserver, vis-Ă -vis de l'en- fant, la dignitĂ© d'une sorte d'indiffĂ©rence extĂ©rieure â qui n'empĂȘchait pas, au reste, l'heure venue, de songer aux intĂ©rĂȘts de son rang, de sa fortune. Il fut Ă©levĂ© selon ce principe. A quatre ans, il Ă©tait encore en pension dans un faubourg de Paris, chez la femme Ă laquelle on l'avait confiĂ©; et plusieurs annĂ©es s'y ajou- teront avant que le regard du chef de la famille con- sente Ă s'arrĂȘter sur lui. Au matĂ©riel, des nĂ©gligences furent commises. Il n'avait pas quittĂ© le berceau lorsque lui advint â par la faute d'une servante â un accident, qui le rendit lĂ©gĂšrement boiteux. M"" de Talleyrand en fut touchĂ©e, mais pas au point de vouloir rapprocher l'enfant d'elle, de ses soins attentifs, de sa sollicitude. Talleyrand vieilli pourra consigner, aux premiĂšres pages de ses mĂ©moires, fu'il n'avait jamais couchĂ© sous le toit de ses pĂšre et mĂšre. 8 LE DK TALLEYHAM Il Ă©tait donc boiteux, comme le furent le duc du Maine et lord J3yron, et, tels ce prince et ce poĂšte, se consolera-t-il malaisĂ©ment d'une disgrAce physique incommode, quoique peu prononcĂ©e chez lui, pour le rĂŽle Ă jouer dans la sociĂ©tĂ© des femmes. Et que de jeux de mots ilus ou moins heureux, que d'allusions, que d'insolences, Ă l'occasion, lui vaudra, plus tard, ce pied Ă©quivoque, cette vague boiterie dont on comparera l'allure indĂ©cise Ă celle de ses sentiments et de ses actes ! La cause en avait Ă©tĂ©, disions-nous, une maladresse domestique. Du moins, l'explication donnĂ©e fut celle-lĂ , malgrĂ© qu'il y ait eu des versions Ă©tablissant qu'elle provenait, en rĂ©alitĂ©, d'un vice congĂ©nital. S'il fallait en croire les confidences d'un cousin de Maurice de PĂ©rigord, un abbĂ©-comte aussi, et qui l'avait cĂŽtoyĂ© longuement au sĂ©minaire de Saint-Sulpice, Ă Reims, ailleurs, il aurait Ă©tĂ© naturellement pied-bot; et, cir- constance non moins singuliĂšre que fĂącheuse, il y aurait eu toujours un pied-bot dans la famille des Tal- leyrand! Accident ou cas d'infirmitĂ© native, les consĂ©quences en furent majeures sur la direction de sa destinĂ©e. JugĂ© impropre Ă la vie active, c'est-Ă -dire au service des armes, on le destitua de son droit de primogĂ©ni- ture, qui Ă©tait de porter l'Ă©pĂ©e. La famille dĂ©cida qu'il serait vouĂ© Ă l'Ă©tal ecclĂ©siastique. Il serait abbĂ©, en dĂ©pit qu'il en eĂ»t. Cependant, on l'oubliait un peu, dans son faubourg. Lorsqu'on vint l'y prendre pour l'envoyer en PĂ©rigord, au chĂąteau de famille, chez M'"^ de Chalais sa bisaĂŻeule il l'appelait sa grand'mĂšre, qui dĂ©sirait l'avoir auprĂšs d'elle, il allait avoir cinq ans. iSous la garde d'une ENFANCE ET JEUNESSE 9 femme simple au grand nom M" Charlemagne, il fut mis dans le coche de iJordeaux, ui employa dix-sept jours Ă le transporter jusqu'Ă Ghalais. L'enfant plut Ă l'aĂŻeule; tendrement elle dĂ©sira l'at- tacher Ă elle par des liens de caresses auxquelles on ne l'avait pas accoutumĂ©. Elle lui tĂ©moignait celte affection attentive et prĂ©voyante, dont les marques lui Ă©taient si nouvelles; elle parlait Ă son Ă me, Ă son esprit naissant et l'instruisait par des exemples aimables. La considĂ©ration mĂȘlĂ©e de gratitude, dont il voyait environnĂ©e cette grande dame, sa parente, autour de laquelle se ralliaient toutes les idĂ©es de puissance et de protection, accroissait son respect et son amour. Il se sentait naĂŻvement heureux de s'entendre dire par celui-ci ou celui-lĂ , chez les gens d'alentour, que son nom avait toujours Ă©t& en vĂ©nĂ©ration dans le pays; qu'on avait eu de la gĂ©nĂ©rositĂ© des siens cette Ă©glise, cette maison, ce champ, et que, de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©- ration, avait fructifiĂ© l'hĂ©ritage des bons sentiments envers eux. Dans le mĂȘme temps il s'imprĂ©gnait d'ha- bitudes, qui devinrent celles de toute sa vie, nous vou- lons parler des formes d'une politesse digne et sans morgue, dont il avait eu le modĂšle sous les yeux. Ce fut l'instant de ses annĂ©es enfantines le plus cher Ă son cĆur. Il ne s'en souviendra jamais sans attendris- sement, lorsque, parvenu au fort de la vie, des retours de sa pensĂ©e le ramĂšneront Ă ces candeurs lointaines. HĂ©las! il lui fallut quitter trop tĂŽt des lieux si agrĂ©ables. On devait le rendre Ă Paris et le conduire au collĂšge d'Harcourt. Il avait appris Ă Chalais ce qu'on savait dans le pays, quand on Ă©tait bien Ă©levĂ© », c'est-Ă - dire assez pour le bonheur et guĂšre pour la science lire, Ă©crire et parler un peu le pĂ©rigourdin. Ces notions 1 L E P 11 1 X C !âą I I- T A L F. E Y H A M » riidimentaires suflisaient Ă son Ăąge. 11 n'avait pas plus d; huit ans. Mais l'heure Ă©tait arrivĂ©e d'en apprendre davantage. Le jour du dĂ©part lira bien des larmes de ses yeux. DĂ©jĂ les grelots de la voiture tintaient Ă la porte du chĂąteau. Il s'arracha en pleurant aux bras de M""' de Chalais. Sans doute, quelque circonstance impĂ©- rieuse avait dictĂ© l'arrangement brusque, qui l'enlevait Ă ce tiĂšde abri. Il lui fallut quitter la vieille maison seigneuriale, les coins familiers Ă ses jeux, l'air pur et la riante campagne, quitter tout cela pour la sĂ©vĂ©ritĂ© d'un mur de collĂšge! Le signal Ă©tait donnĂ©. Le lourd Ă©quipage se mit en route. Les claquements de fouet du postillon, les changements de chevaux, aux relais, la succession des auberges et les incidents de la route, le distrayĂšrent de son chagrin. Le dix-septiĂšme jour marqua le terme du voyage. On arrĂȘta, rue d'Enfer, au bureau des coches. Il descendit, impatient de toucher terre et cherchant des yeux son pĂšre, sa mĂšre. Mais ils n'Ă©taient pas venus, ayant jugĂ© plus raisonnable de s'Ă©pargner des eiĂŻ'usions inutiles. Un domestique d'Ăąge, seul, Ă©tait lĂ , qui l'attendait et avait ordre de le mener tout droit, sans biaiser en route, au vieil Ă©tablissement scolaire. Charles-Maurice Ă©tait arrivĂ© Ă Paris sur le coup de la onziĂšme heure du matin. A midi, il se trouvait installĂ© Ă une table de rĂ©fectoire, ayant Ă cĂŽtĂ© de lui un doux Ă©colier de figure avenante, aux yeux clairs, Ă la parole vive, qui fut son camarade, aussitĂŽt, et resta son ami, toute la vie il se nommait Choiseul, plus tard le comte de Choiseul -Goutßßer. On le conduisit ensuite dans l'appartement de son cousin de La Suze, en le confiant au mĂȘme prĂ©cepteur, un abbĂ© Hardy, qui n'avait d'entreprenant quele nom et s'occupait de ses devoirs avec bĂ©nignitĂ©. RĂ©guliĂšrement, une fois par ENFAXCK KT JK T M] S S K H semaine, ce prĂ©cepteur ecclĂ©siastique le menait chez ses parents, pour s'asseoir Ă leur table, Ă l'heure du diner. On ne s'y dĂ©pensait pas beaucoup en paroles ; et, le repas terminĂ©, c'Ă©taient toujours les mĂȘmes mots pro- noncĂ©s sur le mĂȘme ton qu'on adressait Ă l'enfant, [rĂšt Ă regagner son collĂšge Soifcz mr/e, mon fils, et cou teniez nionsienr l'abbĂ©. En vĂ©ritĂ©, M. l'abbĂ© Hardy, avec son nonchaloir habituel comme, aprĂšs lui, M. le prĂ©cepteur Langlais dont la science n'excĂ©dait pas de beaucoup une con- naissance passable de son histoire de France » Ă©taient des gens faciles Ă contenter. Aussi, les progrĂšs de l'Ă©colier, qu'ils avaient Ă stimuler doucement, n'avan- çaient-ils qu'Ă pas contenus. On ne l'encourageait guĂšre Ă en presser l'allure. La famille ne tenait pas Ă ce que Charles-Maurice rĂ©vĂ©lĂąt trop tĂŽt des dispositions excep- tionnelles, qui l'auraient rendu moins maniable ou qui eussent jetĂ© sur sa jeunesse un Ă©clat trop sĂ©duisant. Et puis il Ă©tait tombĂ© malade, au cours de sa douziĂšme annĂ©e, dangereusement. Une interruption forcĂ©e s'en- suivit. Atteint d'une atĂźection contagieuse, la variole, il avait dĂ» quitter le collĂšge. Ses parents envoĂ»tĂšrent audit lieu une chaise Ă porteurs, pour le transporter non pas dans la maison familiale, mais chez une garde- malade, rue Saint-Jacques. Il eut la double consolation, en son malheur et malgrĂ© l'Ă©trangetĂ© des prescriptions hygiĂ©niques usitĂ©es alors en pareil cas, d'Ă©chapper Ă la maladie, sans en garder de marques, et au mĂ©decin. Sa convalescence fut assez rapide. Sa rentrĂ©e au trHar- court suivit de prĂšs la guĂ©rison. Quand il eut terminĂ© ce premier stage d'Ă©tudes, on lui fit savoir qu'un autre et particulier programme l'attendait au sĂ©minaire Saint-Sulpice, la pĂ©piniĂšre soi- 12 LK PRINCE DE TALLKYHAND gneusement abritĂ©e oĂč se formaient les jeunes clercs. Auparavant, pour lui donner une idĂ©e avantageuse et mĂŽme tentante de l'Ă©tat auquel on le destinait on jugea qu'il ne serait pas mauvais de le tenir, un certain nombre de mois, auprĂšs de son oncle paternel Alexandre de Talleyrand, grand personnage ecclĂ©sias- tijue, coadjuteur de l'archevĂšque-duc de Reims, et futur cardinal. On en prit les mesures avec plus d'Ă©clat qu'au temps de son premier voyage; une chaise de poste vint le prendre au collĂšge d'Harcourt et le mener, en deux jours, dans la noble ville de Reims. Il portait dĂ©jĂ la soutane, quoiqu'il n'eĂ»t que douze Ă treize ans; et M""" de Genlis, qui le vit Ă Sillerj, oĂč l'avait amenĂ© M. de La Roche- Aymon, avait Ă©tĂ© trĂšs frappĂ©e de sa physionomie il Ă©tait pĂąle et silencieux, avec un visage agrĂ©able et l'air observateur. On dĂ©ployait Ă l'archevĂȘchĂ© beaucoup de luxe et de solennitĂ©. Tous les signes d'une considĂ©ration pleine de faste 1 se manifestaient Ă FĂ©gard de l'illustre prĂ©lat, comte de La Roche-Aymon, et de son coadjuteur. L'ima- gination de Charles-Maurice en fut frappĂ©e sans en ĂȘtre Ă©blouie. Il avait la probitĂ© de la jeunesse, cette hon- nĂȘtetĂ© naturelle des sentiments, dont son entourage, prĂ©cepteurs et professeurs, lui tirent un premier devoir de se dĂ©barrasser. Des instructions avaient Ă©tĂ© donnĂ©es de Paris, Ă Reims, bien prĂ©cises. Rien ne devait ĂȘtre nĂ©gligĂ© afin de lui inculquer profondĂ©ment en l'esprit qu'un homme de son nom ne pouvait avoir d'autre car- Ci Trop fastueuse, trop prodigue mĂȘme Ă©tait celle existence de prĂ©lat grand seigneur. Lorsque le cardinal de La Roehe-Aynion, deux annĂ©es plus tard, succombera aux suites d'un accĂšs de goutte, ce financier de l'Ăglise, qui jouissait d'un revenu de six cent mille livres, laissera des dettes si considĂ©rables que la totalitĂ© de ses biens ne suffira pas Ă les payer. ENFANCE ET JEUNESSE 13 riĂšre que l'ecclĂ©siastique, s'il n'avait pas Ă porter l'Ă©pĂ©e. L'emploi de son temps et jusqu'au choix de ses lectures y fut soigneusement appropriĂ©. Sous ses yeux on faisait passer les mĂ©moires du turbulent cardinal de Retz, ou le rĂ©cit tracĂ© par FlĂ©chier des grandes actions de cardinal XimĂ©nĂšs, ou la vie de l'archevĂȘque Hincmar, ce prĂȘtre du moyen Ăąge au caractĂšre impĂ©rieux, au gĂ©nie souple et remuant, d'autres belles pages encore capables d'Ă©veiller ses ambitions, en les retenant au sein de l'Ăglise. On lui donnait en exemple encore la grande destinĂ©e de l'un des leurs, au xiv'' siĂšcle, le cardinal HĂ©lie de Talleyrand-PĂ©rigord, que cĂ©lĂ©bra PĂ©trarque, et auquel son influence impĂ©rieuse dans les conclaves avait valu le surnom de Faiseur de papes ». Un prĂȘtre tĂ©nu en religion », sans doute, mais ayant de si haut agi, dominĂ©, dans l'ordre des choses terrestres comme diplomate, conseiller des princes et protecteur des arts! Une annĂ©e de cette prĂ©paration parut suffire. La rĂ©sistance vague, qu'il essayait d'opposer aux desseins dont il Ă©tait l'objet, se lassa. Il prit le chemin du sĂ©mi- naire, mais Ă contre-cĆur. En franchir le seuil c'Ă©tait engager l'avenir, c'Ă©tait passer le vestibule de la carriĂšre sacerdotale. Sa conscience juvĂ©nile, qui n'avait pas eu les occasions d'acquĂ©rir cette Ă©lasticitĂ©, dont elle aura les ressources, en l'Ăąge d'expĂ©rience humaine, se sentait mal Ă l'aise dans une voie qu'elle n'avait pas libre- ment choisie. MalgrĂ© les nobles exemples dont on l'en- tretenait sans cesse, sa conviction n'Ă©tait pas faite qu'il dĂ»t entrer dans une carriĂšre avec l'intention d'en suivre une autre et passer par le sĂ©minaire et la prĂȘ- trise pour ĂȘtre plus sĂ»rement, un jour, diplomate, chargĂ© d'allaires, ministre. Dans la pratique des choses, ce pis-aller comportait, 1* LE PHINCK lK A M certes, d'Ă©minents avantages sur lesquels on n'avait pas manquĂ© d'insislei- en les lui rejjrĂ©sentanl comme autant d'accĂšs faciles vers la fortune, vers les honneurs. Le regretlable, en sa silualion d'Ame, fut que les siens, enfoncĂ©s dans leur Ă©goĂŻsme nobiliaire ou trop occupĂ©s de leur personnelle satisfaction, continuaient Ă le laisser, Ă Saint -Sulpiee aussi bien qu'auparavant au ojlh'ge d'Harcourt, dans une sorte d'abandon moral. Lorsjue de nombreuses annĂ©es ani'oiit suivi ces circonstances, Tallevrand croira conqjrendre, eu y l'amenant ses rĂ©llcxions, que la vraie cause de rĂ©loignement de ses parents provenait de leui* atfection secrĂšte et que s'Ă©tant dĂ©terminĂ©s, selon ce pi'ils regardaient comme uji intĂ©rĂȘt de famille, Ă contraiiidn' les goĂ»ts de leui- ri\> aĂźnĂ©, ils s'Ă©taient dĂ©liĂ©s de leur courage Ă provoquer ses confidences et ses plaintes. Ils avaient prĂ©fĂ©rĂ© le voir le moins possille pour ne s'exposer point Ă dĂ©faillii' dans l'exĂ©cution de leur projet. Pai' une illusion toute filiale, il tendra presque Ă leur en savoir grĂ©. De mĂȘme, longtem[»s, trĂšs longtenqis aprĂšs, en vertu de celle dis- position d'esprit, Ă laquelle on incline volontiers, de ratta- cher les rĂ©sultats obtenus, au Ixjut de la carriĂšre, Ă des causes fortuites et qu'on dĂ©couvre jjIus fard, d'Ă©duca- tion premiĂšre, d'entourage, il dira tout le bien imagi- nalle des Ă©tudes thĂ©ologitpies, oĂč l'avaient engagĂ© des raisons parfaitement indĂ©pendantes de ses goĂ»ts. Il lui siĂ©ra de leur attribuer une part essentielle de cette sagacitĂ©, de cette mesure de pensĂ©e et d'expression, qui lui furent des qualitĂ©s excellentes dans le monde des grandes affaires 1. Des considĂ©rations tardives lui feront 1 Tei, le plus indĂ©terminĂ© des hommes dans les principes d'une phi- losophie sans logique, d'une morale sans rĂšgle, d'une religion sans dogmes ni symboles, Ernest Renan dira, se souvenant d'ĂȘtre passĂ© par lĂ , i ENFANCK ET JEUNESSE 15 considĂ©rer comme des exercices tout Ă l'ait prĂ©cieux cet appren lissage scolaslique surtouL en Sorbonne, ces batailles d'idĂ©es oĂč le raisonnement acquiert de la force, de la souplesse, de la ductilitĂ©. Avec leurs feintes et leurs dĂ©ductions captieuses, les arguties des controverses sont-elles si Ă©loignĂ©es des dĂ©tours, des feintes savantes par oĂč se dĂ©robe le oui et le non diplomatique?... Les points de vue changent avec les dates de la vie. Mais alors, mais en sa pĂ©riode attristĂ©e de sĂ©minaire, Talley- rand n'en jugeait pas d'une maniĂšre si complaisante et subissait en frĂ©missant le passe-droit dont l'injustice des siens le forçait Ă subir Tatfront, lui l'aĂźnĂ© de la famille. Sans en dire mot Ă personne, il en restait intĂ©rieure- ment courroucĂ©; l'Ă©tude seule pouvait en dissiper Tim- pression. A cette Ă©cole forcĂ©e s'aiguisait la finesse natu- relle de son esprit. En revanche, de quelle dose de scepticisme allait- il y faire provision Ă l'Ă©gard de tout et de tous religion, famille, sociĂ©tĂ©! Il avait cessĂ© d'ĂȘtre sincĂšre, presque Ă son entrĂ©e dans le cercle de l'action humaine, par l'obligation qui lui fut imposĂ©e d'y jouer la comĂ©die de ses sentiments ; car, on l'obligeait Ă jouer un rĂŽle, Ă exercer un ministĂšre auquel ne le prĂ©- disposait aucune croyance. Une tristesse concentrĂ©e, rebelle Ă se laisser inter- roger comme Ă se laisser distraire, glaça l'Ă©veil de ses seize ans. Les raisons cachĂ©es en Ă©chappaient au discer- nement de ses maĂźtres, dont l'esprit Ă©tait plutĂŽt large et bon, aussi bien qu'Ă l'imagination curieuse de ses condisciples. Plus rĂ©flĂ©chi qu'on ne l'est ordi- nairement Ă cet Ăąge, il s'enfonçait dans ses pensĂ©es, lui aussi Je dois la clartĂ© de mon esprit, en particulier une certain-e habiletĂ© dans l'art de diviser lart capital, une des conditions do l'art d'Ă©crirei aux exercices de la scolastique » [Souvenirs de jeunesse,} 10 Li p H IN CI-; Di talleyiiand ses regrets, ses dĂ©sirs insatisfaits, sans leur permettre aucune ouverture sur le dehors qui pĂ»t les soula^^er. C'Ă©tait un Ă©tat d'isolement intĂ©rieur et de mĂ©lancolie, dont il ne parvenait pas Ă s'affranchir. Il demeura des semaines, des mois sans parler, â ce rpii le faisait pa- raĂźtre orgueilleux, hautain, dissimulĂ© mĂȘme. On le lui reprochait souvent il n'Ă©tait que profondĂ©ment mo- rose. Il se voyait, au monde, sans guide et sans lumiĂšre, sans foyer qui lui donnĂąt, le matin, la percep- tion des joies du soir. Cependant la jeunesse en revient inĂ©vitablement Ă rĂ©clamer ses droits au plaisir de vivre. Le lesoin d'une alĂźectivitĂ© nerveuse tourmenta son cĆur et son cerveau, avant que le dĂ©sir agitĂ© de la passion eĂ»t troublĂ© le som- meil de ses sens. Tout Ă l'improviste, un rayon d'amour perça, Ă©clairant, rĂ©chauffant ce printemps assombri. Le trait de lumiĂšre avait, par hasard, traversĂ© les vitraux d'une chapelle pour s'arrĂȘter sur son cĆur. En cette chapelle de l'Ă©glise Saint- Sulpice oĂč se sancti- fiaient les Ă©lus du Seigneur, son regard, Ă plusieurs fois, s'Ă©tait tournĂ© vers une image gracieuse et vivante, qui n'Ă©tait pas dans son livre d'heures. C'Ă©tait une jeune personne priant lĂ , d'halitude, et dont l'air simple, la contenance modeste, l'avaient touchĂ© singuliĂšrement. Depuis qu'elle se montrait si exacte aux grands offices et qu'il s'en Ă©tait aperçu, il n'en manquait pas un, jusqu'Ă ce qu'enfin le dĂ©sir le poignit de connaĂźtre le son de sa voix. Enhardi, certain jour, il Ă©tait sorti de la maison de Dieu, en mĂȘme temps qu'elle, la suivant de prĂšs. Comme elle mettait le pied hors du saint Ă©di- fice, elle parut inquiĂšte et n'osant avancer davantage. C'est que, pendant vĂȘpres, le temps s'Ă©tait gĂątĂ©. La pluie tombait Ă grosses gouttes. Pouvait- il souhaiter une MADAME DU BARRY {Miniature de Lawreince CollectionlDoistau ENFANCE ET JEUNESSE 17 occasion meilleure de se rendre aimable, empressĂ©? Il le fut. S'Ă©tant rapprochĂ© d'elle vivement, il tendit an -dessus de sa tĂšte un abri protecteur, en l'invitant Ă l'accepter. Elle ne s'y refusa pas. On marcha de compa- gnie. AprĂšs les hĂ©sitations des premiers compliments, on eut bientĂŽt liĂ© connaissance. 11 Ă©tait un jeune homme malheureux. Elle Ă©tait une infortunĂ©e jeune fille. Les parents le forçaient Ă embrasser la prĂȘtrise. La famille la contraignait Ă se vouer au dĂ©mon du théùtre. IS'Ă©tait-ce pas une double iniquitĂ© du sort? Cette conformitĂ© dans leur situation ressera le lien de leur sympathie naissante. Tout en Ă©changeant leurs chagrins, leurs embarras, ils Ă©taient arrivĂ©s Ă la maison de la rue PĂ©rou, oĂč logeait l'intĂ©ressante personne. Elle lui permit de monter chez elle, pour ne pas arrĂȘter court une conver- sation si bien commencĂ©e et si pure ! Avec une Ă©gale candeur, elle lui proposa, quand il partit, de revenir. Il se rendit Ă l'invitation, diligent, heureux, d'abord tous les trois ou quatre jours, puis Ă peu prĂšs quoti- diennement. Ils mĂȘlaient leurs peines secrĂštes avec dĂ©lices. Quel abus pouvait ĂȘtre plus cruel que de main- tenir, malgrĂ© lui, au sĂ©minaire, un jeune homme si peu fait pour y ĂȘtre emprisonnĂ©? Quelle injustice imaginer plus noire que d'obliger Ă jouer la comĂ©die une Ăčme de vingt annĂ©es 1 toute sincĂšre et limpide?... Elle ne se plaindra pas toujours de la dure nĂ©cessitĂ© oĂč on la mit d'entrer au théùtre, M"'' Dorinville dite M"^ Luzy 2 Talleyrand ne l'a pas nommĂ©e, mais elle s'appelait ainsi. Avec le temps elle prendra cĆur au mĂ©tier pour 1 Elle en avait un peu davantage, Ă©tant nĂ©e en 1747. "2i DorothĂ©e Dorinville, au théùtre appelĂ©e M"» Luzy, sociĂ©taire de la ComĂ©die française, femme de P. -F. Ouillou, avocat, puis de Maris, avouĂ©, 17i7-1830. iV. FrĂ©dĂ©ric LouĂ©e, la ComĂ©die française, p. 154. 2 18 M'- PRINCK DK TALLKYRAND ce qu'il raiiporte aux jolies femmes de satisfactions Ă la scĂšne, de succĂšs particuliers dans les coulisses et d'agrĂ©- ments de toutes sortes semĂ©s par les dĂ©tours du che- min. Un jour assez prochain on la verra trĂšs comĂ©- dienne, trĂšs fiĂšre d'en arborer la cocarde, parlant hi haut de la voix et n'en faisant pas Ă deux fois pour s'annoncer et s'exprimer. N'est-ce pas elle qu'on en- tendra s'Ă©crier en plein foyer, quelque soir Eh quoi! n'y aurait-il pas moyen de se passer de ces coquins d'auteurs?... » Ces bĂ©lĂźtres d'auteurs, en effet, jui osaient porter leurs prĂ©tentions en ligne de com}»te sur la feuille d'Ă©margement de la ComĂ©die française! Mais elle n'en est ]»as encore lĂ . Pour le quart d'heure, elle se dit sacritiĂ©e; elle a besoin des consolations de l'abbĂ© de PĂ©rigord, qui sollicite les siennes, et leurs communs soucis se fondent en des heures douces ; Ce fut pour leur douleur un merveilleux dictame. De l'esprit, elle n'en avait qu'Ă la petite mesure. II lui en dĂ©couvrit beaucoup, sous les voiles de la beautĂ©. Volontiers restera-t-il sur cette conviction qu'elle en dĂ©pensa indĂ©finiment dans leurs longs entretiens d'alors. Je ne me suis jamais aperçu qu'elle mancjuĂąt d'esprit », confessera-t-il avec un air de candeur, amu- sant Ă noter chez un Talleyrand. RavivĂ© dans tout son ĂȘtre par une aventure, jui p'Ă©tait peut-ĂȘtre pas la premiĂšre en date de sa jeune expĂ©rience 1, il affronta plus allĂšgrement les dĂ©bats d'Ă©cole. Ses supĂ©rieurs le fĂ©licitaient d'un changement dont ils s'abstenaient de scruter les causes, parce qu'ils possĂ©daient aussi bien l'art de se taire ou de parler, de 1 Nous laisserons dĂ©cote, si l'on veut bien, une certaine anecdote d'une certaine fille de rĂŽtisseur et du trop jeune abbĂ© de PĂ©rigord. KNFAXCK ET JKUNKSSK 49 sermonei' avec .sĂ©\'Ă©rilc ou de fermer les yeux avec com- plaisance, selon les cas. Ses Ă©tiidcs de thĂ©ologie s'ache- vĂšrent brillamment, Ă Saint-Snlpice. Il avait quittĂ© le sĂ©minaire. Quatre ou cinq annĂ©es auparavant, Ă©tait sorti de la mĂȘme Ă©cole l'abbĂ© SiĂšyĂšs, qui n'avait pas non plus l'Ă me trĂšs ecclĂ©siastique; et, comme Talleyrand, il avait traversĂ© cette sorte de mĂ©lan- colie dont nous tracions l'image toutĂ riieun", contractĂ©e dans une situation trop contraire Ă ses goĂ»ts naturels. Mais la date approchait oii Charles-Maurice aurait Ă se prononcer dĂ©finitivement. Avant de s'y rĂ©soudre, avant de se soumettre Ă l'irrĂ©vocable du sacrement de l'ordre, il traversa une crise pĂ©nible, suprĂȘme rĂ©volte de sa conscience asservie, â la conscience de Talleyrand, cjui s'assouplira de maniĂšre Ă ne s'Ă©mouvoir plus de rien ni sur rien ! La veille de la cĂ©rĂ©monie, son fidĂšle Choiseul-GoutĂŻior, Ă©tant allĂ© lui rendre une amicale visite dans la soirĂ©e, l'avait surpris livrĂ© Ă un Ă©tat violent de combat intĂ©rieur, de larmes et de dĂ©sespoir. Puisque le sacrifice de son indĂ©pendance morale lui Ă©tait si lourd Ă consommer, pourquoi, lui demanda Ghoiseul, n'Ă©loignait-il pas le calice de ses lĂšvres, quand il en Ă©tait encore temps? Pourquoi ne se dĂ©gageait-il pas d'une chaĂźne, qui n'Ă©tait pas encore soudĂ©e? La rĂ©ponse fut qu'il Ă©tait las de lutter contre ses propres dĂ©fail- lances, contre les redoublements de l'exigence mater- nelle, contre la pression de son entourage, contre les insistances de tout le monde. Un Ă©clat tardif dĂ©passe- rait son courage. Il n'avait plus qu'Ă se rĂ©signer. LĂźne derniĂšre fois, il soupira, se plaignit. Enfin, il accepta son sort 1. 1,1 Talleyrand fut ordonnĂ© prĂȘtre, le 18 dĂ©cembi'c, dans la chapelle de rarchevĂšchĂ© de Reims, i Archives dĂ©partementales de la Marne, tenir l'assistance rĂ©guliĂšre aux Roberlines. ?sous le voyons mal parmi ces jeunes ecclĂ©siastiques Ă TĂ me ingĂ©nue, dont le meilleur con- tentement, aprĂšs avoir pĂ b sur les textes saints, Ă©tait de jouer leur partie de lalle, derriĂšre l'Ă©glise. 11 se connaissait, ailleurs, des distractions moins Ă©coliĂšres. Sa licence de Sorbonne expirĂ©e, il prit logement Ă Bellecliasse, dans une maison petite, commode, bien approvisionnĂ©e de livres, oĂč il se sentait heureux de penser, de vivre, sous sa propre, libre et unique direction. De temps en temps il faisait apparition dans sa famille. Des visites, non des sĂ©jours. La maison de ses parents avait un mouvement rĂ©glĂ©. Il n'entrait point dans leurs habitudes journaliĂšres de recevoir beaucoup de personnes, et en particulier de cette espĂšce brillante, qui paradait sur le grand théùtre. Pour aller chez sa mĂšre, dont il vanta les agrĂ©ments de sociĂ©tĂ©, il choisis- sait l'heure oĂč il s'attendait Ă la trouver seule afin de se pĂ©nĂ©trer mieux du charme de sa conversation. Elle n'y mettait, Ă ce qu'il en a dit, aucune prĂ©tention, mais livrait ses paroles avec une sorte d'abondance dĂ©licate- ment nuancĂ©e oĂč les mots donnaient Ă entendre plus qu'ils n'exprimaient. Quand il en avait goĂ»tĂ© le filial plaisir, il reprenait ses courses Ă travers le monde. Nul n'Ă©tait mieux accueilli dans la sociĂ©tĂ© d'une duchesse de Luynes ou d'une vicomtesse de Laval- Montmorency. La grĂące naturelle avec laquelle il se prĂȘtait aux fri- ENFANCE ET JEUNESSE 35 voles badinages ne laissait pas encore prĂ©voir la force de cette raison toujours droite et lumineuse », qui lui permettra, lorsque seront venues les heures historiques de s'Ă©lever avec une aisance aussi parfaite aux plus sĂ©rieuses considĂ©rations de la politique d'Ătat. Pour le moment il n'Ă©tait que jeune, lĂ©ger d'esprit et discrĂšte- ment amljitieux. CHAPITRE DEUXIĂME La sociĂ©tĂ© sous Louis XVL Une pĂ©riode de temps heureuse Ă vivre. â Tableau des premiĂšres annĂ©es du rĂ©gne de Louis XVI. â MalgrĂ© l'Ă©tiquelte. â Portraits et dĂ©tails de Cour. â L'Ă©tat d'Ă me du monde aristocratiiiue, Ă la veille de la RĂ©volu- tion. â La grande compagnie de Paris. â Des contrastes. â Les maisons prĂ©fĂ©rĂ©es oĂč frĂ©quentait Talleyrand. â Chez M-»" de Montesson. â En un logis de la rue de Bellechasse. â A la conquĂȘte de la vie, de la fortune et du succĂšs Talleyrand, Narbonne, Choiseul-Gouffier. â Des liaisons de cĆur et d'esprit. â Entre la sensible comtesse de Flahaut et l'Ă©loquente M°" de StaĂ«l. â L'amour et l'ambition. â De quelle maniĂšre remar- quable l'abbĂ© de PĂ©rigord avait rempli son agence gĂ©nĂ©rale du clergĂ©. â Par contre les longs repos de son collĂšgue, l'abbĂ© de Boisgelin chez M"" de Cavanac. â Pour ĂȘtre cardinal. â Pour ĂȘtre Ă©vĂȘque. â Nomination de Talleyrand au siĂšge Ă©piscopal d'Autun. â AprĂšs com- bien de rĂ©sistances royales et dans quelles circonstances. â Vers la fin du rĂšgne. â Ce qui dĂ©cida tout Ă coup l'Ă©vĂȘque d'Autun Ă quitter Paris pour aller visiter enfin son diocĂšse. â Les cĂ©rĂ©monies de sa rĂ©ception. â ĂvĂȘque et dĂ©putĂ©. â Comment Talleyrand sut acquĂ©rir les suffrages qui l'envoyĂšrent aux Ătats gĂ©nĂ©raux. Les temps Ă©taient fort agrĂ©ables Ă vivre, aux environs de 1780. On se disait que la France n'en avait pas goĂ»tĂ© de pareils depuis les commencements de la monarchie 1. Parmi ceux dont la jeunesse, Ă cette date, eut le bonheur de se glisser dans la vie, nul n'y fut plus sensible que l'abbĂ© de Talleyrand ». Nul n'en l J'ai vu les magnificences impĂ©riales; je vois, chaque jour, depuis la Restauration, de nouvelles fortunes s'Ă©tablir et s'Ă©lever; rien n'a Ă©galĂ©, Ă mes yeux, les splendeurs de Paris, dans les annĂ©es qui se sont Ă©coulĂ©es depuis la paix de 1783 jusqu'Ă 1789. » MĂ©moires du chancelier Pasquier, t. I". ;{8 Li; l'UiNCK iK t.\i-liyi.\M prĂ©cisa mieux, pour l'avoir ressentie tour Ă tour, la doulIe impression de joie, quand il s'y laignail avec Irlices, et de regrets, quand il l'eut quittĂ©e. Une douceur indulgente conduisait les actes du gou- vernement. De son initiative favorisĂ©e par les senti- ments gĂ©nĂ©reux du roi avaient dĂ©coulĂ© des rĂ©formes bienfaisantes. Les communications s'amĂ©lioraient par- tout, depuis que la sagesse de Turgot y avait appliquĂ© ses soins. On bĂątissait dans les villages, on cons- truisait dans la capitale avec une ardeur qui ne don- nait guĂšre Ă prĂ©voir qu'un souftle de destruction s'y abattrait si tĂŽt, laissant derriĂšre soi tant de ruines. Il y rĂ©gnait un faste Ă©lĂ©gant, oĂč les gĂ©nĂ©rations de l'ave- nir iront encore chercher des modĂšles. Si les yeux se dĂ©tournaient de certaines misĂšres de campagnes, de certaines famines de paysans, ignorĂ©es des salons, et si l'on oubliait de regarder Ă la pĂ©nurie du TrĂ©sor 1, tout prĂ©sentait les dehors d'une situation facile et prospĂšre 2. On voulait bien en convenir le gouvernement n'avait plus d'argent ni guĂšre de crĂ©dit mais on en rejetait la faute sur les mauvaises opĂ©rations de 1 A son avĂšnement Louis XVl avail trouvĂ© une dette de quarante mil- lions. Il l'avait diminuĂ©e de trois millions, durant les deux premiĂšres nnnĂ©es de son rĂšgne. La guerre d'AmĂ©rique l'avait reportĂ©e Ă quarante-deux mil- lions; et, depuis lors, le dĂ©ficit avait Ă©tĂ© croissant d'exercice en exercice. Mais que ce dĂ©ficit royal, donts'alarmaient tant les imaginations, paraĂźtrait modeste Ă notre France rĂ©publicaine, oĂč la dette publique s'Ă©cliafaude par milliards, sans paraĂźtre dĂ©ranger les ressorts de l'activitĂ© gĂ©nĂ©rale! 2 C'est en 1775, Ă Soissons, Ă la veille du sacre. On lit dans les MĂ©moires secrets Les malheureux paysans, qui travaillent aux ponts par oĂč doit passer Sa .MajestĂ©, dĂšs qu'ils voient de loin un voyageur, s'agenouillent, lĂšvent les mains au ciel et les ramĂšaeal vers leur bouche comme ixur demander du pain. » LA SOCIĂTĂ SOUS LOUIS XVI 39 M. d'Ormesson on comptait sur M. de GalonnĂ©, ou sur Necker ou sur ĂŻurgot pour rĂ©tablir tout cela; et l'opli- misme gĂ©nĂ©ral n'en Ă©tait pas entamĂ©. Dans l'air ĂŻot- taient des tiĂ©deurs exquises oĂč ne se dĂ©nonçaient point les signes d'orage. Les journĂ©es et les soirs s'Ă©coulaient en l'illusion que les lendemains leur seraient toujours semblables. Des hardiesses singuliĂšres perçaient Ă travers les pro- pos, Ă©clataient dans les livres; elles ne troublaient qu'Ă la surface la sĂ©rĂ©nitĂ© des institutions traditionnelles. Aux foyers de l'aristocratie, les accoutumances depuis si longtemps maintenues d'une existence sĂ»re et tran- quille semblaient permettre et couvrir toutes les tĂ©mĂ©- ritĂ©s. Des fortunes patrimoniales, et de trĂšs impor- tantes, comme celle du prince de GuĂ©mĂ©nĂ©e 1, Ă©taient sous le coup d'un terrible renversement. Qui s'en fĂ»t doutĂ©? OĂč l'aurait-on appris? Dans les rencontres de bonne compagnie, l'Ă©tat de fortune, la quantitĂ© de richesses, n'Ă©taient pas une question dont on se mĂźt en peine, pourvu qu'on pĂ»t paraĂźtre convenablement. La pensĂ©e seule d'y trahir de la curiositĂ© eĂ»t semblĂ© com- mune au dernier point. Le cours variable des rentes, les affaires d'argent que ces mots eussent sonnĂ© faux dans les conversations et que vite on aurait renvoyĂ© il La banqueroute du prince de GuĂ©mĂ©nĂ©e fat une immense surprise; tel un coup de foudre tonnant dans un ciel sans nuage. Comme il se mĂȘle presque toujours du plaisant au triste, on a racontĂ© quelque chose d'amu sant, Ă propos de ce dĂ©sastre financier, dont les rejaillissements inattendus atteignirent plusieurs centaines de familles. Dn marchand de modes, qui passait pour possĂ©der une soixantaine de mille livres de rente, faillit en perdre la moitiĂ© dans cette aventure. Il s'en lamentait sur le ton d'un gentilhomme ruinĂ©, s'Ă©tantdonnĂ©beaucoup d'importance, depuis qu'ilavait eu affaire aux grands seigneurs Me voilĂ , disait-il Ă ses amis du Palais- Ro^al, me voilĂ , maintenant, rĂ©duit Ă vivre comme un simple particu- lier ! » 40 LK i>iunK PRINCi 1K TALLKYRAND dĂ©sirant avec sincĂ©ritĂ© le hoiilieur de ses amis, se mon- trant capable d'y contrilnier, mais se passant assez aisĂ©- ment de les voir. ĂŻalleyrand sut analyser de trop prĂ©s ses qualitĂ©s moyennes et ses travers pour avoir pu lui consacrer l'une de ces affections intenses, que passionne le sentiment. Mais, en sa jeunesse, il s'ouvrait Ă lui plus qu'Ă d'autres; il le voyait douĂ© de tous les genres d'Ă©clat, ainsi qu'un Lauzun-Biron ; il lui confiait ses projets d'avenir, ses idĂ©es en formation, par la causerie ou par des lettres 1. Sa liaison avec Louis de Narhonne Ă©tait une habitude agrĂ©able de sociĂ©tĂ© plutĂŽt que l'effet d'une naturelle et vive attraction. Bien qu'on eĂ»t pu lui en rĂ©torquer le reproche, il n'accordait pas Ă Narbonne un caractĂšre assez sĂ»r pour inspirer la confiance qu'exigent des rap- ports intimes. On le voit, Talleyrand ne rehaussait }as d'extraordinaire cet Ă©tincelant Narbonne, quoiqu'il le vĂźt sans cesse, et pour cela peut-ĂȘtre. A l'occasion, il ne lui dĂ©plaisait point de lui dĂ©tacher quelque trait malicieux, comme pour le contentement d'une secrĂšte revanche... Ce fut plus tard. Enseml>le ils arpentaient la terrasse des Feuillants. Narbonne, qu'avait chatouillĂ© la Muse, au matin, lisait des vers. Quelqu'un passa, bĂźullant Prends donc garde, Narbonne, conseilla ĂŻalleyrand, tu parles toujours trop haut. » De l'esprit, pourtant, celui-ci n'en manquait pas, quoiqu'il ne fĂ»t pas aussi pur d'alliage que l'eĂ»t aimĂ© l'abbĂ© de PĂ©ri- gord. Leurs qualitĂ©s n'Ă©taient pas de pareille essence. Talleyrand avait l'avantage du bon ton et de la dĂ©li- catesse. A Narbonne rĂ©ussissait une sorte de grĂące par- 1 C'est Ă ce Choiseul-GoulGer qu'il Ă©crira, pendant une absence dont le terme ne se rapprochait pas assez vite " Comme tu nous manques, ici. toi, noble, Ă©levĂ©, populaire! » LA SOCIĂTĂ SOIS LOUIS XVI 55 ticuliĂšre dans la camaraderie, qui gagnait Ă s'exereer dans une compagnie plus abandonnĂ©e. C'Ă©tait une nuance, que faisait sentir avec beaucoup de malice Tal- leyrand, sous la forme de cette opposition Si l'on citait les hommes qui avaient soupe, tel jour, chez la marĂ©chale de Luxembourg, et qu'il y eĂ»t Ă©tĂ©, les noms de vingt personnes se seraient prĂ©sentĂ©s avant le sien; chez Julie, il eĂ»t Ă©tĂ© nommĂ© le premier 1. » Lui ui parlait ainsi n'avait pas Ă craindre la compa- raison; et cela il ne l'ignorait point. Le plus sĂ»r de son art consistait en ces demi -silences, appuyĂ©s d'un regard observateur et fin, servant de louange indirecte aux mĂ©rites de ceux ou de celles qu'il Ă©coutait. Il en raisonnait intĂ©rieurement, comme le conseillait si bien la duchesse » de Stendhal Ă son neveu dont elle rĂȘvait de faire un Mazarin. S'il te vient une raison brillante, une rĂ©plique victorieuse, qui change le cours de la conversation, ne cĂšde point Ă la tentation de Ijril- 1er, garde le silence; les gens verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d'en avoir, quand tu seras Ă©vĂšque. » L'abbĂ© de PĂ©rigord ne s'y limitait pas, nĂ©an- moins. Il savait, au bon moment, en relever l'impres- sion par des interventions heureuses, par des traits Ă la Rivarol, articulĂ©s d'une voix profonde et mĂąle, dont l'accent surprenait sous cette figure, â une phy- sionomie d'ange animĂ©e de l'esprit d'un diable, disait-on. De son agrĂ©ment personnel, de ses mots, de ses trouvailles impromptues ou mĂ©ditĂ©es Ă loisir, il Ă©tait si souvent question qu'on ne doutait point qu'il n'eĂ»t la plume Ă©galement dĂ©liĂ©e et qu'il ne laissĂąt courir le 1 D'une maniĂšre bien plus relative, Rivarol disait de son propre frĂšre ' de Golconde. Il eĂ»t pu l'ĂȘtre, aussi bien, Ă en juger seulement d'aprĂšs des lettres de jeunesse courtes, gaies, aimables, qu'il Ă©crivait Ă son ami Choiseul-Gouffier, et qui sont d'une vivacitĂ© toute charmante. Mais, Ă©tant dĂ©jĂ si muni de son propre fonds, on lui prĂȘtait encore du bien d'autrui. A ce genre d'enrichissement ne fut-on pas toujours disposĂ©? Il sera dit que Chamfort lui pro- digua du sien et qu'aprĂšs ce faiseur de pensĂ©es, Maurice de Montrond aurait eu des droits de crĂ©ance sur plu- sieurs des mots de Talleyrand. Le prince de Beauvau racontera, plus tard, qu'Ă©tant Ă l'Institut, il entendit Talleyrand s'extasier sur la beautĂ© d'une citation, qui LA SOCIKTĂ SOUS LOl'IS XVI 57 venait d'ĂȘtre faite en sĂ©ance acadĂ©mique. C'est un mot charmant, avait-on dĂ©clarĂ©. Et d'oĂč cela vient- il, s'il vous plait? â Mais de M»-'' l'Ă©vĂšque d'Autun », avait rĂ©pondu le marĂ©chal de Beauvau, supposant qu'il n'en avait pas gardĂ© mĂ©moire, ou peut-ĂȘtre dĂ©sirait qu'on lui en restituĂąt l'honneur. Alors, lecomtedeSenneterre, qui Ă©lait aveugle et ne connaissait pas la voix de Tal- leyrand, de protester HolĂ ! prince, holĂ ! vous manquez de justice; vous deviez dire que le mot est de M. Chamfort. » Le dĂ©tail n'enlevait rien Ă la masse. L'apanage spiri- tuel de Talleyrand restera toujours assez abondant pour qu'on ne le soupçonne point d'indigence. Ce n'Ă©tait pas chose connue qu'il se prodiguĂąt en compliments Ă©pis- tolaires. Il avait la plume avare de madrigaux. Cette fine plume, cependant, il la trempait quelquefois dans l'eau de rose. Il se surprenait Ă faire l'agrĂ©able en Ă©crivant. Il mettait lĂ du recherchĂ©, de l'affectĂ©; bĂ©nĂ©- volement il sacrifiait aux grĂąces minaudiĂšres de CrĂ©billon. Mais, nous l'avons insinuĂ©, il n'en faisait pas un pĂ©chĂ© d'habitude, s'arrangeant d'autre maniĂšre pour conduire Ă bien ses entreprises, nous voulons dire de certaines entreprises. La façon lui rĂ©ussissait. Avant de mener l'Europe, avant de tromper en maĂźtre les rois et les gouvernements, il nouait et dĂ©- nouaiten artiste les fils de la diplomatie amoureuse 1. L'une des rencontres salonniĂšres dont il eut les plus intimes raisons de se fĂ©liciter fut, certainement, celle 1 Cf. notre ouvrage sur le Duc de Morny, chap. I". o8 LE PRINCK DE TALLEYRAND qui le mit, un soir, en prĂ©sence de l'aimable comtesse de Flahaut, si pure en ses conceptions romanesques, si rĂ©servĂ©e dans ses propos, si compatissante en son particulier. Ce soir-lĂ , l'abbĂ© Maurice avait l'humeur vive, la conversation liante. La dame ne put se dĂ©fendre de lui vouloir du bien, tout aussitĂŽt. Sans doute, elle avait entendu dire, entre femmes, qu'elles devaient se dĂ©fier d'un tel enjĂŽleur et que ses paroles enveloppantes ne contenaient rien de sur; mais leurs rĂ©solutions Ă©taient fragiles en face de l'enchanteur » . DĂšs les pre- miers abords, sĂ©duit Ă la nature riante de M"* de Fla- haut, Ă sa mine de douceur, Ă sa voix, Ă son parler fort agrĂ©able, il lui marqua un air d'attention, de poli- tesse plus prononcĂ© que pour aucune d'alentour. Un visage gracieux sans rien de merveilleux, mais qui plaisait, de l'esprit et du plus ornĂ©, une gaĂźtĂ© facile Ă s'emparer des nouvelles de galanterie, sans y jeter un Ă©clat nuisible, et ne goĂ»tant rien autant que ce qui Ă©tait dĂ©licat, lĂ©ger, senti et exprimĂ© avec mesure il en eĂ»t fallu moins Ă des s}Tnpathies Ă©veillĂ©es dĂ©jĂ . Or, d'autres attraits s'ajoutaient Ă eeux-lĂ . Les qualitĂ©s d'instinct ou de particuliĂšre Ă©ducation qu'il dĂ©cernait volontiers Ă toutes les femmes douĂ©es d'intelligence, c'est-Ă -dire leurs facultĂ©s divinatoires, leur fĂ©conditĂ© d'expĂ©dients, leurs aptitudes naturelles Ă la diplomatie, il s'Ă©tait plu Ă les voir rĂ©unies chez cette jeune com- tesse avantagĂ©e d'un vieux mari, comme pour justifier par devers soi-mĂȘme une inclination tendre, qui ne tenait pas seulement Ă ces qualitĂ©s-lĂ . Au surplus, la maison Ă©tait frĂ©quentĂ©e. Des raisons diverses l'y poussaient. Il y \int, comme on l'en avait priĂ© et n'eut qu'empressement Ă renouveler les visites. Le cĆur de M""' de Flahaut se laissa prendre assez LA SOCIETK SOL'.S LOUIS XVI 59 complaisamnient aux filets bien prĂ©parĂ©s de M. l'abljĂ© de PĂ©rigord, prochain Ă©vĂšque d'Autun. 11 la courtisait, maintenant, Ă dĂ©couvert; on en parlait mĂȘme un peu beaucoup, et spĂ©cialement chez la nouvelle baronne de StaĂ«l. Car, nous venons de toucher Ă un point qu'on ne saurait nĂ©gliger ĂŻalleyrand Ă©tait un des habituĂ©s de la maison StaĂ«l. Autour de l'illustre Muse se ras- semblaient tous les sulĂźrages. Gomment aurait-il man- quĂ© de s'y rendre, ainsi qu'il l'avait fait dans le salon de Necker? Il Ă©tait assurĂ© d'y voir une femme jeune, spirituelle, Ă©loquente, passionnĂ©e, et d'y rencontrer plusieurs de ces hommes supĂ©rieurs, dont la conver- sation illumine autour d'eux les esprits capables de rĂ©flexion ou d'enthousiasme. File l'avait distinguĂ© de sa curiositĂ© attractive. Ce calme aisĂ©, sur de soi, dont il ne se dessaisissait ni dans le sĂ©rieux ni dans le plai- sant, cet accord de la grĂące et de la ^dignitĂ© alter- nant sans se sĂ©parer jamais complĂštement, ces maniĂšres de penser et de sentir, qu'elle devinait en lui si diflĂ«rentes des siennes toutes de feu, d'Ă©lan, de passion, l'avaient acquise au jwint de s'en fier mĂȘme Ă la moralitĂ© de son caractĂšre. Telle Delphine s'en remettait de son Ă me et de sa conscience, Ă l'artificieuse, mais engageante M""^ de Vernon. Dans l'amitiĂ© qu'elle lui portait entrait, Ă©videmment, plus de coquetterie que de vraie confiance. Avec cet homme de raison froide et d'ironie souriante, elle au- rait perdu ses paroles Ă prodiguer, en de lyriques Ă©pan- chements, les trĂ©sors de son cĆur; car, il n'Ă©coutait bien que ce qui pouvait l'intĂ©resser. Attentive aux moyens de lui plaire plus qu'aux moyens de le char- mer, elle Ă©prouvait, en sa prĂ©sence, une sorte d'inquiĂ©- tude, qui n'Ă©tait point son impression habituelle, quand 60 LK l'RINCK DK TA [J^KY R A ND elle enchaĂźnait tous ses auditeurs Ă l'Ă©loquence de sa voix. Telle encore Delphine, qui fut la rĂ©alitĂ© de M'"- de StaĂ«l en sa jeunesse comme devait en ĂȘtre l'idĂ©al Corinne, remettait toujours au lendemain de livrer son Ăąme Ă l'Ă©nigmatique M"^ de Vernon, ce contre-type fĂ©minin de Talleyrand. Lui venait chez elle, comme au spec- tacle, admirant sa facilitĂ© merveilleuse Ă discourir sur tous les sujets, et sous une forme si vive, si animĂ©e, si poĂ©tique! Il la considĂ©rait, d'un bout Ă l'autre de la soirĂ©e, causant et retenant par une sorte de magie les intelligences d'Ă©lite, qui vivaient dans son orbe enflam- mĂ©. Impression singuliĂšre entre toutes, lorsqu'elle Ă©tait nouvelle, de cette conversation animĂ©e comme une lutte, impĂ©tueuse comme un assaut, ardente comme un combat Ă outrance!... Puis, ce qui Ă©tait inĂ©vitable Ă©tait arrivĂ©. Tant de fracas avait Ă©tourdi sa raison calme; et il avait pris le plaisir d'aller chercher du repos, aussi souvent que possible, en des causeries plus douces, plus apaisĂ©es et teintĂ©es davantage du charme fĂ©minin. D'ĂȘtre rĂ©gentĂ©s fut toujours moins plaisant aux hommes que d'ĂȘtre attirĂ©s par ce charme. Ses intidĂ©litĂ©s au salon de Mâą^ de StaĂ«l, oĂč les femmes Ă©taient rares 1, se rĂ©pĂ©taient pour les beaux yeux de M""" de Flahaut. On le voyait, presque chaque soir, dans l'appartement du vieux Louvre, n'y perdant aucune occasion favorable de ramener les sujets de la conversation aux dĂ©tails recherchĂ©s surtout dans le tĂȘte- Ă -tĂȘte. Son empressement, disons-nous, se ralentissait Ă visiter Delphine ». Trop de flamme, trop de gĂ©nie, 1 M"' de StaĂ«l affectionnait peu la sociĂ©tĂ© des femmes, celles-ci n'of- frant pas assez de ressources Ă l'expression de ses idĂ©es; elle ne se trou- vait vraiment Ă l'aise qu'avec des hommes capables d'aviver son imagina- tion, de la comprendre et de la suivre. LA SOCIETE SOUS LOUIS XVI 61 une trop grande richesse de sentiments se dĂ©pensaient dans l'atmosphĂšre de cet ĂȘtre inspirĂ©. Volontiers eĂ»t-il murmurĂ© comme le personnage du roman Ce qu'on chante en ces lieux est trop beau pour nous. » On res- pirait plus Ă l'aise, chez Mâą^ de Flahaut; la monnaie de l'esprit y Ă©tait plus lĂ©gĂšre et plus coulante. M""^ de StaĂ«l, malgrĂ© son immense prestige, avait pris ombrage de cette demi-dĂ©fection. Pure suscepti- bilitĂ© de femme, qui, ayant le malheur de n'ĂȘtre pas belle quoique de ses admirateurs contemporains et posthumes l'aient jugĂ©e divine avait Tintelligence de s'en rendre compte et la faiblesse de s'en affliger. A un apprĂ©ciateur en femmes comme Talleyrand il n'a- vait fallu qu'un prompt coup d'Ćil, dĂšs la premiĂšre prĂ©- sentation, pour constater que Germaine Necker ne pos- sĂ©dait, en fait de beautĂ©, que le rayonnement du gĂ©nie; qu'elle avait le nez et le contour de la bouche repro- chables et que l'intĂ©rĂȘt de sa physionomie rĂ©sidait presque uniquement en l'Ă©clat de ses yeux. Par exemple, ces yeux- lĂ Ă©taient superbes, et toutes les pensĂ©es Ă©levĂ©es ou Ă©nergiques, qui se succĂ©daient dans son Ăąme, s'y peignaient souverainement. Ses mains encore Ă©taient belles; et, comme elle tenait Ă ne rien perdre des avantages qui lui Ă©taient concĂ©dĂ©s, au physique, elle avait une maniĂšre de les porter en Ă©vidence, qui n'Ă©chappait point Ă l'attention. M*"^ de StaĂ«l avait contractĂ© l'habitude de tourner entre ses doigts une branche de peuplier garnie de deux ou trois feuilles, dont le frĂ©missement, disait-elle, Ă©tait l'accompagne- ment obligĂ© de ses paroles. Or, c'Ă©tait la plus enivrante satisfaction de son amour-propre que de captiver les cĆurs et les esprits en parlant. Talleyrand se prodiguait moins Ă l'Ă©couter. Des con- 6li LK l'RINCF, DK TALLKYRANI versations autres, auxquelles il prenait une part plus directe, le retenaient dans rintimed'uneseconde Musel. Toutes deux se connaissaient, se frĂ©quentaient parmi les rencontres d'une mĂȘme sociĂ©tĂ© et recevaient les nnĂȘmes hommes au nombre de leurs fidĂšles. Tels SĂ©gur, Chaslel- lux, jOvernor-Morris. L'une et Tautre aimaient la com- pagnie privĂ©e des grands esprits. Celle-lĂ disputait Ă celle-ci les prĂ©fĂ©rences de Tallevrand. Mais la feimne de gĂ©nie perdait du terrain, de jour en jour, en ce genre de compĂ©tition avec la femme simplement spirituelle, et s'en apercevait fort bien. DĂ©sireuse, une bonne fois, d'en avoir le cĆur net, elle en posa la question direc- tement Ă M. de PĂ©rigord. Il fallait qu'il se prononçùt entre elles deux. Comme elle ne parvenait pas Ă le faire s'expliquer, Ă cause des habiles dĂ©tours par oĂč se dĂ©robait sa galanterie Avouez, lui dit-elle enfin, que si nous tombions toutes deux ensemble dans la riviĂšre, je ne serais pas la premiĂšre que vous songeriez Ă sauver. â Ma foi, madame, c'est possible, vous avez Tair de savoir mieux nager. » On n'embarrassait jamais M. de Tallevrand. Ces. mots dits, il baisa la main de M"'^ de StaĂ«l, quitta le salon, monta en voiture et se fit conduire chez M""" de Flahaut. On l'y retrouvera, le lendemain, les jours suivants,, dĂźnant, soupant, conversant 'dvec. une compagnie Ibrt triĂ©e. Certaines de ses relations de cĆur s'Ă©taient for- l M""" de Flahaut elle aussi pensait, contait, Ă©crivait. Si l'essor de son talent n'atteignait point Ă la hauteur des livres de M"» de StaĂ«l, virils^ par l'ambition des sujets comme par l'empreinte des mots, on lui recon- naissait le naturel, la finesse, la grĂące de l'imagination, qui sont qualitĂ©;», de femme. LA SOCIKTĂ SOUS XVI 63 mĂ©es et InformĂ©es avec la rapiditĂ© riin dĂ©sir couru et satisfait. Celle-ci dura davantage. Depuis un temps mar- quĂ©, les glaces de TĂ ge avaient Ă©loignĂ© le comte de Fia- haut des intimitĂ©s conjugales. Par les droits rĂ©unis de la jeunesse et de l'amour, ĂŻalleyrand en sollicita les douceurs. M"^ de Flahaut courut le pĂ©ril de les accor- der. Et il en rĂ©sulta un accident de naissance, dont FĂ©vĂȘque » fut considĂ©rĂ© comme Fautem'. XĂ© le 21 avril 1785, Charles- Joseph de Flahaut de La Billar- derie, assurĂšrent des gens bien informĂ©s, Ă©tait le fruit des assiduitĂ©s heureuses de M. de PĂ©rigord au- prĂšs de la comtesse. Governor-Morris n'en doutait point, lui qui postulait en ces lieux. >'i M. d'Angi- viller, surintendant des bĂątiments du roi et beau- frĂšre de la dame, encore moins Talleyrand, qui s'at- tacha aux premiĂšres annĂ©es de l'enfant d'une façon discrĂšte, le suivit avec un certain intĂ©rĂȘt dans Favan- cement de sa carriĂšre rapide, sans lui avoir jamais vouĂ© une all'ection trĂšs profonde et dĂ©cĂ©latrice du sen- timent paternel. On menait, de temps Ă autre, le jeune Charles de Flahaut chez Talleyrand. comme on y mĂšnera plus tard le jeune Auguste de Morny, nĂ© des ten- dresses naturelles » de cet aide de camp de l'empe- reur. Il y eut aussi, dans l'appartement du Louvre, de petits soupers de famille, qui rĂ©unissaient la comtesse, FĂ©vĂȘque et leur fils. M. d'Autun, comme on l'appelait alors, Ă©tait tout Ă fait de la maison. Sa prĂ©sence paraissait ĂȘtre devenue un Ă©lĂ©ment nĂ©- cessaire Ă la vie quotidienne de M'"*" de Flahaut. Elle l'appelait de ses vĆux, s'il tardait Ă venir. Le voyait - elle, sans qu'elle l'attendĂźt l'air lui en Ă©tait rendu plus suave et plus lĂ©ger. Peut-ĂȘtre le lui laissa-t-elle voir trop sensiblement. 11 recherchait l'amour des femmes, 64 LE PRINCK UK TALLKYRAND par goĂ»t plus que par tempĂ©rament, mais se refusait Ă leur empire. Ces liens en se resserrant commen- çaient Ă gĂȘner sa libertĂ©. Il s'en dĂ©tacha peu Ă peu. Ses hommages s'espaçaient. Il se faisait oublieux, ab- sent. Encore un laps de temps, il n'aura plus envers la douce romanciĂšre V AdĂšle de Senamjes que des restes d'une estime intellectuelle et de considĂ©ration sĂšche, dont elle s'attristera, d'abord, au point d'en verser des pleurs; mais elle en prendra finalement son parti I. On le revoyait plus souvent chez M""^ de StaĂ«l, dont l'autoritĂ© morale et politique s'Ă©tait considĂ©rablement accrue. Comme d'habitude, il y avait autour d'elle ou venant d'elle bien des paroles agitĂ©es et du tourbillon. Mais les gens calmes trouvent encore leur avantage auprĂšs des caractĂšres exaltĂ©s, qui leur offrent toujours quelque prise ». Ce n'est pas de la veille que Talleyrand avait apprĂ©- ciĂ© les profits d'une adresse subtile pour se glisser en la faveur des gens, qu'il savait en mesure de prĂȘter aide Ă ses dĂ©sirs ambitieux. L'appĂ©tit des honneurs l'avait tĂŽt visitĂ©, quoiqu'il eĂ»t eu le bon esprit de le contenir. AussitĂŽt qu'accueilli dans le monde, il s'Ă©tait pĂ©nĂ©trĂ© de cette conviction qu'il Ă©tait destinĂ© aux affaires et qu'il aurait Ă s'en mĂ©nager l'accĂšs. A peine avait il reçu la place, qu'on lui tenait en rĂ©serve, d'agent gĂ©nĂ©- 1 Les sentiments de M"" de Flahaut pour son Ă©vĂȘque » avaient aussi perdu de leur force, de leur chaleur, bien avant ce dĂ©laissement. Gover- nor Morris le constatait avec une sorte de satisfaction personnelle, Ă la date du 17 aoĂ»t 1789 Pour la premiĂšre fois, elle laissa tomber un mot, qui est cousin-ger- main du mĂ©pris. Je peux, si je le veux, la dĂ©tacher de lui complĂštement. Mais c'est le pĂšre de son enfant et ce serait injuste. La raison secrĂšte est qu'il manque de fortiter in re, quoique abondamment pourvu du suaviler in modo. » M. DE TALLEYBAND d'aprĂšs une miniature d'Isabey LA SOCIETE SOUS LOUIS XVI 6S rai du clergĂ© qu'il en avait senti l'importance pour Ă©tendre utilement ses moj'ens d'action. Mais ce point nous ramĂšne de quelques pas en arriĂšre. Ce fut le 10 mai 1780, par la dĂ©signation de la pro- vince ecclĂ©siastique de Tours. L'abbĂ© de PĂ©rigord avait pour collĂšgue d'agence celui-ci choisi, auparavant, le 4 janvier, par la province d'Aix l'abbĂ© Thomas de Bois- gelin, cousin du cardinal -archevĂȘque 1, et qui lui fut de peu de secours dans le sĂ©rieux de leurs communes attributions. Plus occupĂ© de sa passion pour M""' de Gavanac que des intĂ©rĂȘts de l'Ăglise, aussi indolent dans le travail qu'Ă©tait languissante en ses allures journaliĂšres cette belle personne toujours Ă©tendue sur un canapĂ©, en l'abandon des postures lasses, il laissait, d'ordinaire, et sans jalousie aucune, reposer sur le seul abbĂ© de PĂ©rigord la confiance entiĂšre du clergĂ©. Pendant que celui-ci portait la lumiĂšrcdans les comptes de gestion des immenses biens de rĂglise, M. de Bois- gelin s'en remettait, d'une pleine confiance, Ă son esprit d'ordre et de clartĂ©, prĂ©fĂ©rant au mĂ©rite de l'y aider le charme des entretiens de M"'^ de Gavanac. Elle avait tant Ă dire sur l'actuel et l'autrefois ! ?s'avait-elle pas Ă©tĂ© fameuse, Ă©tant M"*' de Romans, Ă la cour de Louis XV? Toute jeune fille alors, ne faillit-elle pas balancer le crĂ©dit de M""' de Pompadour et passer favorite, du droit qu'elle avait eu sur le cĆur du roi en lui donnant un fils 2, qu'il reconnut presque et qui fut, Ă elle, sa lCet abbĂ© de Boisgelin devait ĂȘtre une des victimes des septembriseurs, en 17&2. 2 Il fut baptisĂ© sous le nom de Bjurbon, ce qui n'avait Ă©tĂ© permis pouraucun desenfants naturels de Louis XV. Plus tard, l'abbĂ© de Bourbon. 66 rj' l'RINCK DK TALLKYRAM joie, son orgueil dĂ©bordant, au point que, bien des fois, quand elle promenait aux Tuileries son cnianl, leur eufant beau comme le jour, elle ne pouviiil s'em- pĂȘcher de s'Ă©crier devant la loulequi se pressait autour Ahl mesdames et messieurs n'Ă©crasez pas et laissez respirer l'enfant du roi! » Avec une complaisance infinie, M. de Boisgelin Ă©coutait M""" de Cavanac parler de ses amours royales, l'en estimait d'autant plus cap- tivante, d'autant plus belle avec ses longs cheveux noirs, si longs qu'elle pouvait s'en couvrir, et il s'oubliait mol- lement en sa compagnie, pendant que M. de Talleyrand, un Ă©picurien actif Ă ses heures et Ă sa maniĂšre, compul- sait, dĂ©chitĂźrait, rassemblait les Ă©lĂ©ments de ses rapports. 11 est vrai qu'on l'y aidait lui-mĂȘme, quant au matĂ©- riel de la besogne, et qu'il savait se rĂ©server toujours assez de loisirs pour ne nianquer point Ă ses agrĂ©ables devoirs d'homme du monde 1. En cette pĂ©riode de dĂ©but, oĂč il lui importait d'ĂȘtre remarquĂ©, tirĂ© en Ă©vidence afin d'ĂȘtre mis en Ă©tat de faire davantage, il n'avait pas la nonchalance permise aux rĂ©putations Ă©tailies et qui sera l'un des signes de sa maturitĂ©. 11 prenait fort Ă coeur les affaires particu- liĂšres et gĂ©nĂ©rales du clergĂ©, y joignant mĂȘme des entreprises d'utilitĂ© puljlique, qu'il tĂąchait de faire entrer dans ses devoirs ou ses attributions. 11 y dĂ©pen- sait du zĂšle, lui qui recommandera plus tai'd de ne jamais faire excĂšs de zĂšle 2. On en apprĂ©ciait les inten- 1 Tels Cliarles Moniiay, futur Ă©vĂȘque de Troyes; rabbc Bourlier, plus tard Ă©vĂȘqiic d'Ăvreux ; Jean-Baptiste Duvoisin, qui fut pronioleur de l'of- fieialitĂ© de Paris, grand vicaire de Laon, enfin Ă©vĂȘque de Nantes, et l'abbĂ© Des Renaudes surtout, qui deviendra l'homme de confiance de Talleyrand jusqu'au moment oĂč, de son service, il passera Ă celui du secrĂ©taire d'Ătat Maret, lui rendirent de nombreux et prĂ©cieux services. r2i Un dĂ©tail piquant. Agent gĂ©nĂ©ral du clergĂ©, Talleyrand aura pour l'ua LA SOCIKTĂ SOUS LOUIS XVI 67 lions, PII souriant de son ardeur naissante; on disait C'est de la jeunesse; avec un peu d'usage cela passera. » Mais, Ă part ses habitudes intimes restĂ©es frivoles et qu'il ne tendait pas Ă modifier, il Ă©tait estimĂ©, considĂ©rĂ©; on lui donnait Ă comprendre que ces bonnes dispositions ne lui seraient pas inutiles, le jour oĂč il aurait Ă les exercer sur un plus large théùtre. Enfin le clergĂ© jus- tifia hautement d'une satisfaction dont ses services reçurent Ă la fois la louange morale et le prix matĂ©riel. Du mĂȘme coup en fut trĂšs agrandi le cercle de ses relations. Par une suite de contacts heureux et rapides il Ă©tait entrĂ© en commerce avec des personnages du premier rang, tels que les Maurepas, dont la comĂšte avait beau- coup de satellites, comme le disait M'"*" de Rochefort, Turgot, Lamoignon, Malesherbes, le marĂ©chal de Cas- tries et avec des conseillers d'Etat, en seconde ligne. Les dehors de son esprit insinuant couvraientdes desseins prĂ©cis et fermes. En attendant la maturitĂ© des occasions il en cultivait les germes avec sollicitude. DĂ©jĂ s'attachait-il Ă pĂ©nĂ©trer diligemment, sous des airs distraits, les aspirations et les besoins de son temps. Des lumiĂšres Ă©tendues Ă©clairaient son intelligence, lors- ue, avec des amis promis comme lui-mĂȘme Ă de grandes destinĂ©es politiques, il s'entretenait des moyens d'amĂ©liorer les conditions de la vie humaine et les de ses successeurs l'abbĂ© de Montesquiou, futur ministre de Louis XVIIl et de ceux qui l'aidĂšrent le plus activement Ă prĂ©parer le retour des Bour- bons. Vrai prĂ©lat d'ancien rĂ©gime, teintĂ© lĂ©gĂšrement de philosophisme sentimental, mais si lĂ©gĂšrement, et qui ne supposait point que l'his- toire des sociĂ©tĂ©s humaines pĂ»t commencer en deçà des temps fĂ©odaux. C'est cet abbĂ© de Montesifuiou qui, se trouvant un jour en sa campagne au Val, prĂšs de Saint-Germain, disait Ă ceux qui l'entouraient La vie que nous menons ici n'est pas celle de la nature. L'Iiomme de la nature vivait dans son chĂąteau entourĂ© de ses vassaux! » 68 LK PKINCK DE TALLKYRAND rapports entre les peuples. 11 entrevoyait des change- ments profonds et souhaitables dans l'administration intĂ©rieure du royaume, prĂ©conisant la suppression des privilĂšges et la mise en valeur des assemblĂ©es provin- ciales, parce qu'il pensait y entrevoir la source de tous les biens. Au fond de son quartier solitaire de Bellechasse, en la petite maison dont il s'Ă©tait fait une retraite fort agrĂ©able et passablement frĂ©quentĂ©e, il avait pris l'ha- bitude de rĂ©unir devant des tasses de chocolat, qui devinrent vite cĂ©lĂšbres, un groupe fidĂšle riche de jeu- nesse, d'imagination et d'idĂ©es. Chaque matin, c'Ă©tait un grand fracas de conversation dans sa chambre, oĂč se dressait la table du dĂ©jeuner. Entre les habituĂ©s, qui se plaisaient Ă y revenir, comme ils aimaient Ă se retrouver, les mĂȘmes, au logis du Mont-Parnasse 1, mille propos s'entrecroisaient au hasard les nouvelles volantes, que se renvoyaient Lauzun, Louis de Nar- bonne ou Ghoiseul-GoufTier; les hautes considĂ©rations philosophiques et politiques, oĂč se dĂ©ployaient -Alirabeau et l'acadĂ©micien RulhiĂšre ; les sujets de finances, d'admi- nistration et de commerce, qui convenaient surtout aux Ă©conomistes du cercle, tels que Panchaud et Dupont de Nemours, pendant que les demi-savants comme BailliĂšs, Choiseul et l'abbĂ© de PĂ©rigord s'en tenaient aux gĂ©nĂ©ralitĂ©s. Que de fois, par exemple, en automne 1786, aux instants oĂč dominait en ces causeries le ton sĂ©rieux, revint Ă l'ordre du jour la grande question du traitĂ© de commerce conclu entre la France et l'Angle- terre 2! DĂšs lors, partisan de la libertĂ© des transac- 1 Chez le comte de Choiseul. 2 Ce traitĂ©, auquel avaient contribuĂ© leconitede Vergenncs et Calonne, avait pour objet de dĂ©truire la contrebande et de procurer par les LA SOCIĂTĂ SOUS LOUIS XVI 69 tiens commerciales, Talleyrand y prenait un intĂ©rĂȘt singulier. Puis, avaient leur tour, en ces beaux entretiens, les lettres, les arts et les mondanitĂ©s galantes. De temps en temps, il se rappelait qu'il Ă©tait prĂȘtre, qu'il espĂ©rait ĂȘtre Ă©vĂȘque, et qu'il avait Ă en donnej' des signes. Alors, il se livrait aux agrĂ©ments de la prĂ©- dication mondaine, avec assez de succĂšs pour qu'on ait dit de lui Il s'habille comme un fat, pense Ă la maniĂšre d'un dĂ©iste et prĂȘche comme un ange. » On n'en eut que ce tĂ©moignage; car, de ses sermons, il n'en recueillit pas un. Entre deux journĂ©es alternĂ©es par le plaisir et par l'Ă©tude, il avait reçu la nouvelle de sa nomination Ă l'Ă©vĂȘchĂ© d'Autun, un petit Ă©vĂȘchĂ© par le chiffre du revenu vingt-deux mille livres, mais un illustre siĂšge par ses traditions, son autoritĂ©, et qui menait habi- tuellement Ă l'archevĂȘchĂ© de Lyon. DĂšs 17Si, il avait visĂ© plus haut; une promesse de pourpre avait brillĂ© en sa faveur, et cela sur la recommandation de la comtesse de Brionne 1, qu'avait douanes aa trĂ©sor public un revenu fondĂ© sur des droits assez modĂ©rĂ©s pour ne laisser Ă la fraude aucun espoir de profit. » iĂŻalleyrand, MĂ©- moires, Les mĂȘmes textes de conversation Ă©taient repris, souvent, au logis du Montparnasse, dans les rĂ©unions du comte de Choi- seul-Gouffier. 1 Pour ce grand objet la comtesse de Brionne avait Ă©crit au roi du Nord la lettre suivante, Ă la date du 20 aoĂ»t 1784 a Sire, Votre MajestĂ© m'a fait jouir d'un ijoniicur bien rare, celui d'oser ĂȘtre confiante avec un souverain qu'on admire. 11 vous Ă©tait rĂ©servĂ©, Sire, d'avoir encore le don de faire parler les cĆurs, d'avoir celui d'inspirer le dĂ©sir de vous ĂȘtre attachĂ© aussi par la reconnaissance. Voici le moment oĂč je vais user de la permission que Votre MajestĂ© m'a donnĂ©e de rĂ©cla- mer ses bontĂ©s. C'est pour l'abbĂ© de PĂ©rigord; sa naissance, ses qualrtĂ©s iO l'RIXCi; DK TALLFYRAND appuyĂ©e fortement auprĂšs du Saint-SiĂšge le monarque luthĂ©rien Gustave 111 de SuĂšde. Il avait presque obtenu le chapeau tant convoitĂ©, il croyait le tenir, mais, au dernier moment, l'opposition vive de Marie- Antoinette l'avait Ă©loignĂ© de sa tĂšte. Pour qu'on le fit Ă©voque â quatre annĂ©es aprĂšs â l'affaire non plus n'avait mar- chĂ© toute seule. Trop rares et trop douteuses apparais- saient les marques de sa piĂ©tĂ©. Si attentivement qu'il observĂąt les biensĂ©ances, et quelque adroit qu'il fĂ»t Ă se conduire sur ce qu'il fallait dire ou ce qu'il fallait taire, le bruit Ă©tait public qu'il avait d'un trop large pas dĂ©passĂ© la limite d'indulgence, du moins d'indulgence clĂ©ricale, accordĂ©e, d'ordinaire, Ă la naissance et Ă la jeunesse. On n'ignorait point que, sous le ministĂšre de GalonnĂ©, il avait amplement tirĂ© profit du bon Ă©tat de ses relations personnelles avec cet homme de finances pour se lancer Ă fond dans l'agiotage et qu'il n'Ă©lait pas sorti de ces cavernes sans en rapporter un apprĂ©ciable butin. A la sanction royale hĂ©sitante on avait opposĂ© encore Tamour du jeu, l'impudeur affichĂ©e dans ses liaisons, qui avaient empĂȘchĂ© prĂ©cĂ©demment, l'abbĂ© de personnelles, les talents qui lui ont mĂ©ritĂ© l'estime d-e son corps, voilĂ . Sire, ce qui me fait oser employer la recommandation de Votre MajestĂ© en sa faveur. Elle seule connaĂźt mon vĆu il y aurait les plus grands inconvĂ©nients Ă ce que personne sĂ»t ici qu"rl aspire Ă cette grĂące et que vous voulez bien la demander pour lui; il en rĂ©sulterait de l'envie et toutes les mĂ©chancetĂ©s qu'elle peut produire. Ce n'est que lorsque je sau- rai positivement de Votre MajestĂ© qu'elle consent Ă faire connaĂźtre au pape qu'elle dĂ©sire un chapeau pour M. l'abbĂ© de PĂ©rigord qu'il se permettra de faire ici prĂšs du roi et de la reine qui, tous deux, ont de la bontĂ© pour sa famille, les dĂ©marches nĂ©cessaires pour obtenir une permission gĂ©nĂ©- rale de solliciter un chapeau, sans parler des engagements que Votre MajestĂ© a daignĂ© prendre avec moi. .le vous rendrai compte. Sire, sur- le-champ, et ce n'est qu'aprĂšs avoir obtenu cette permission jue je sup- plierai Votre MajestĂ© dĂ©crire Ă Rome, .le lui demande avec instance jusqu'Ă ce moment de ne mettre qui que ce soit dans mon secret. » LA SOCTKTĂ SOUS LOUIS XVI 71 PĂ©rigord roblenir l'archevĂȘchĂ© de Bourges auquel il avait ardemment tendu. Cependant, des sollicitations pressantes continuaient d'agir en sa faveur. Pleins de misĂ©ricorde pour des dĂ©lits de jeunesse et des Ă©carts de conduite privĂ©e imputables Ă la faiblesse humaine et ne se souvenant que des services rendus par l'abbĂ© de PĂ©rigord, durant sa pĂ©riode de gĂ©rance, des prĂ©lats qualifiĂ©s insistaient alin u'on ne tardĂąt pas Ă lui octroyer la rĂ©compense habituelle de ces importantes fonctions, c'est-Ă -dire la dignitĂ© Ă©piscopale. Son orthodoxie Ă©tait pure de soup- ron ils s'en portaient garants. On rappelait, Ă propos, qu'il avait signĂ©, naguĂšre, u ne lettre collective au pape exprimant les douleurs infligĂ©es au co'ur de l'Ăglise par le dĂ©laissement de la vie monastique; qu'il s'Ă©tait associĂ© aux plaintes du clergĂ© contre la pernicieuse influence des Ă©crils antireligieux, et que son Z'4e avait Ă©clatĂ© encore dans une autre requĂȘte au Saint-PĂšre, demandant la prompte bĂ©atification de la sdnir Marie de l'Incarnation 1, carmĂ©lite, et du vĂ©nĂ©rable Ă©vĂȘque de Cahors, Alain de Solminiac. Si chaudes que fussent les recommandations, Louis XVI ne parvenait point Ă vaincre ses rĂ©pugnances, Ă rencontre d'un prĂȘtre sceptique, mondain Ă l'extrĂȘme, adonnĂ© paĂŻennement aux jeux de l'amour et du hasard. L'intercession paternelle du comte Charles-Daniel de Talleyrand-PĂ©rigord, tombĂ© dangereusement malade, et qu'il Ă©tait allĂ© visiter Ă son lit de mort, vainquit ses derniĂšres rĂ©sistances. Et l'Ăglise de France et les popu- lations de l'Autunois furent instruites que le roi, bien 1 Peut-ĂȘtre ne sait-on jias que Marie de l'Incarnalion fut liĂ©atifiĂ©e le 6 mars 1791. 7 2 LE PRINCK DK informĂ© des bonnes vie, mĆurs, piĂ©tĂ©, doctrine, grande suflisance et des autres vertueuses et recomrnandables qualitĂ©s Ă©tant en la personne du sieur Charles- Maurice de Talleyrand-PĂ©rigord, vicaire gĂ©nĂ©ral de Reims, lui avait accordĂ© et fait don de l'Ă©vĂšchĂ© d'Autun, Ă la date du deuxiĂšme jour du mois de novembre mil sept cent quatre-vingt huit. Il s'Ă©tait vu porter au nomjjre des prĂ©lats du premier rang chargĂ©s de l'administration spirituelle d'un diocĂšse. La crosse, l'anneau, la croix pectorale et la mĂźtre seraient dĂ©sormais ses insignes. On avait pu former l'espĂ©rance qu'il serait une des lumiĂšres de l'Ăglise. Pour se conformer aux rĂšgles Ă©tablies, l'abbĂ© de PĂ©rigord alla s'enfermer, pendant plusieurs jours, dans la solitude du sĂ©minaire d'Issy, temps d'Ă©preuve obli- gatoire, temps de mĂ©ditation et de retraite imposĂ©, Ă la veille de l'ordination Ă©piscopale. La mission de dis- poser le cĆur de Talleyrand Ă l'exercice de son minis- tĂšre redoutable » Ă©chut Ă l'un des directeurs de Saint- Sulpice, qui l'avait connu, Ă©tudiant au sĂ©minaire, l'abbĂ© Duclaux; et celui-ci, en la sincĂ©ritĂ© de sa foi profonde, dĂ©clara que jamais il n'avait assumĂ© de tĂąche spirituelle aussi difficile, aussi poignante. Plus d'une fois, comme il l'exhortait Ă le suivre par les voies de ses entretiens nourris de sagesse et de doctrine, dont la gravitĂ© s'ajoutait aux froideurs de la saison pour le prĂ©server des tentations frivoles, plus d'une fois, il dut inter- rompre de si pieuses leçons, et au meilleur moment. Des amis de Paris, accourus Ă l'appel du nĂ©ophyte Ă©pis- copal, et comme s'ils se fussent portĂ©s Ă son secours, que dis-je! Ă sa dĂ©livrance, des curieux, des visiteurs l'enlevaient Ă ces sĂ©rieuses pensĂ©es sans qu'il en tĂ©moi- gnĂąt aucun regret. LA SOCIĂTĂ SOUS LOUIS XVI 73 Le jour de la cĂ©rĂ©monie Ă©tait fixĂ© au 16 janviei'. Dans l'Ă©troite chapelle de ce sĂ©minaire dĂ©diĂ©e au Saint Sauveur, il fut sacrĂ© Ă©vĂȘque par Louis-AndrĂ© de Gri- maldi, l'Ă©vĂšque-comte de Noyon, assistĂ© d'Aimard-Claude de NicolaĂŻ, Ă©vĂȘque de BĂ©ziers et de Louis-Martin de Chaumont de la GalaisiĂšre, Ă©voque de Saint-DiĂ©. Aucun de ses proches n'Ă©tait prĂ©sent; il n'avait convoquĂ© per- sonne. Le sulpicien, qui lui servit d'acolyte, un abbĂ© Hugon, longtemps aprĂšs s'en souviendra; il ne pourra se dĂ©fendre de raconter que la tenue de M. de PĂ©rigord y fut des plus inconvenantes, tout au moins sĂšche et froide, et malgrĂ© le secret de rigueur, de trahir ce dĂ©tail qu'il s'Ă©tait accusĂ©, le samedi suivant, en confes- sion, d'avoir formĂ© des jugements tĂ©mĂ©raires sur la piĂ©tĂ© d'un saint Ă©vĂȘque 1. La lettre pastorale que M'' d'Autun envoya, le 26 jan- vier 1789, au clergĂ© rĂ©gulier, sĂ©culier et Ă tous n'en fut pas moins trĂšs Ă©difiante et toute recouverte d'un vernis de saintetĂ©. Maintenant que, par la misĂ©ricorde divine et la grĂące du Saint-SiĂšge, prĂ©lat et grand seigneur il avait le droit d'ajouter Ă ces titres fĂ©odaux les hautes attribu- tions spirituelles, que lui confĂ©rait sa rĂ©cente Ă©lĂ©vation; maintenant qu'Ă sa qualitĂ© d'Ă©vĂšque d'Autun s'adjoi- gnaient celles de premier sutĂźragant de l'archevĂȘchĂ© de Lyon, de prĂ©sident-nĂ© et perpĂ©tuel des Ătats de Bour- gogne et qu'Ă©tant tout cela il se trouvait encore comte de Saulieu, baron d'Issy-l'ĂvĂšque, Luçay, Grosme, Bouillon et autres lieux, il estima qu'il devait s'entou- rer d'un Ă©clat extĂ©rieur y correspondant dignement; 1 Ua autre iirĂštre manquĂ©, Ernest Renan, lorsu'il entra au sĂ©mi- naire le Saint-Sulpice, en IS''*^, recueillit ces dĂ©positions des lĂšvres de M. Hus'on. 74 Li l'RiNci [tE tallkyr and et l*al>ord il commença par s'acheter un superbe carrosse. A vrai dire, il oublia, pendant un assez long temps, de le payer. Ses amis s'amusĂŽrent a l'entendre conter la rĂ©ponse rpi'il avait faite aux insistances de son carrossier, Ă©trangement dĂ©sireux de savoii* quand il pourrait obtenir le rĂšglement de son compte; Jlum! vous ĂȘtes bien curieux, mon ami ». 11 s'v Ă©tait dĂ©cidĂ©, cependant, mais encore moins se pressa-t-il d'utiliser son Ă©quipage pour aller visiter ses ouailles. En sa lettre pastorale il leur avait bien dit, rĂ©pĂ©tant la parole de saint Paul aux Romains Je suis impa- tient de vous voir. » Mais, ce n'Ă©tait qu'une image; les Autunois voyaient toujours reculer la date de la rĂ©ceition de leur pasteur! Pour aviser au plus urgent il avait chargĂ© un Simon de Grandchamp, revĂȘtu des fonctions de grand-chantre de la cathĂ©drale de procĂ©der, en son lieu et place, Ă la prise de possession, de l'Ă©vĂȘcliĂ©; il avait organisĂ©, comme il convenait, les cadres de son administration Ă©piscopale, confirmĂ© dans leurs titres les grands vicaires de son prĂ©dĂ©cesseur, dĂ©signĂ© par la mĂȘme occasion un secrĂ©taire, un officiai, plusieurs vicaires gĂ©nĂ©raux, et, pour le reste, s'Ă©tait accommodĂ© parfaitement d'admi- nistrer son diocĂšse, Ă distance. Paris, le monde, les affaires, la politique le retenaient par des liens multiples. Son attention Ă©tait absorbĂ©e surtout par les difficultĂ©s croissantes de l'ordre intĂ©rieur, oĂč son dis- cernement percevait les symptĂŽmes d'un prochain et violent changement dans les institutions du pays. Depuis quelques annĂ©es, les afi'aires du royaume et les rapports du trĂŽne avec le peuple s'Ă©taient Ă©tran- gement compliquĂ©s. En 1787, Louis XVl avait dĂ» con- voquer l'assemblĂ©e des Notables parce que toutes les LA SOCIĂTĂ sors LOTIS XVI 75 ressources de TEtat paraissaient atteintes d'Ă©puisement. Le mĂ©contentement avait gagnĂ© toutes les classes. Les idĂ©es nouvelles s'Ă©taient emparĂ©es de la jeunesse du parlement, oĂč la seule intention de dĂ©fendre l'autoritĂ© royale Ă©tait traitĂ©e d'obĂ©issance servile. D'autres indices rĂ©vĂ©laient combien la France se dĂ©tachait de ses maĂźtres et de quelle prompte maniĂšre elle en venait Ă perdre l'habitude du respect. On n'en ressentait pas encore d'inquiĂ©tude profonde. Par leur longue accoutumance Ă se regarder les uns les autres, les gens de cour se croyaient toujours au spec- tacle. Monsieur tortillait des Ă©nigmes et des logogrlphes. Le comte son frĂšre volait heureux de sa petite maison de la rue d'Artois Ă son vide-bouteille de Bel-Air, Ă moins qu'il ne s'oubliĂąt d'aise en son pavillon de Ba- gatelle, autre théùtre de ses exploits galants... Heureuse Ă©tourderie! Le peuple Ă©tait prĂȘt Ă courir aux armes, le trĂŽne et l'autel vacillaient, la noblesse n'avait plus qu'un faible temps Ă jouir de ses plus doux privilĂšges. Et l'on continuait Ă s'occuper des couplets de l'abbĂ© de Boufllers et du train de dĂ©pense des beautĂ©s Ă la mode. Le plus insoucieusement qu'il fĂ»t possible, mondains et mon- daines commentaient, discutaient des sjstĂšmes philoso- phiques Ă©clos dans les nuages de l'utopie et qui, sous leurs semblants humanitaires, brisaient avec empor- tement tous les liens de l'ordre moral et politique. Les femmes de la plus fine essence sociale avaient pris pied hardiment dans les dĂ©bats d'idĂ©es, espĂ©rant, sans doute, cju'elles n'auraient pas Ă y courir les mĂȘmes risques et pĂ©rils que les hommes. Aux premiers bouillonnements populaires, on avait senti, dans les hautes classes, pas- ser comme le frisson d'un pĂ©ril inconnu. Puis, on s'Ă©tait rassurĂ© sur les Ă©mois d'une foule, qu'on ne lar- 76 LK PRINCE DE ĂALLEYIIAM derait pas Ă maĂźtriser. On avait comptĂ© sur Necker pour remettre da Tordre dans les caisses publiques et sur les vieilles habitudes de soumission pour ramener les gens du tiers Ă une plus sage et plus raisonnable conduite. Les Etats lĂ©nĂ©raux allaient ĂȘtre convoquĂ©s. Que rĂ©clamer davantage des comlaisances du trĂŽne? Et quelle serait la raison d'ĂȘtre d'une telle assemblĂ©e, Ă quoi servirait-elle si elle ne trouvait pas bientĂŽt le remĂšde Ă ces malaises? La confiance et la gaietĂ© per- sistaient dans les Ăąmes aristocratiques. Le roi et la reine n'avaient pas une assurance au'^si tranquille. Leur rĂšgne avait dĂ©jjutĂ© par la fĂȘte et l'union des coĂźurs. D'abord, ils avaient Ă©prouvĂ© quelque apprĂ©- hension de rĂ©gner si jeunes; mais leur crainte s'Ă©tait dissipĂ©e au bruit des ovations populaires, ces trans- ports d'amour qui si promptement se devaient changer en des cris de colĂšre et de rĂ©volte. Qu'on Ă©tait loin, maintenant, de l'enivrement des premiers jours! La reine surtout voyait monter avec etĂźroi contre le trĂŽne et contre elle-mĂȘme le flot de TimpopularitĂ©. Des excĂšs de faveur, des bontĂ©s irrĂ©flĂ©chies, des grĂąces dĂ©versĂ©es sans mesure sur son entourage, sur ses favorites sur- tout 1, et dont le mĂ©contentement Ă©tait passĂ© de la cour Ă la ville et de la ville au peuple; des lĂ©gĂšretĂ©s de jeune femme grossies par l'imprudence et par la mĂ©disance 2; des amitiĂ©s dangereuses, comme furent Ij Depuis [uatre ans, Ă©crivait le cumlede Mercy, on estime que toute la famille de Polignac, sans aucun mĂ©rite envers l'Ătat et par pure laveur s'est procurĂ©, tant en grandes charges qu'en autres bĂ©nĂ©fices, pour prĂšs de sept cent mille livres de revenus annuels. » 2 C'est dans les mĂ©chancetĂ©s et les mensonges rĂ©pandus de 1785 Ă 1788 par la cour contre la reine qu'il faut aller chercher les prĂ©textes des accusa tionsdu Tribunal rĂ©volutionnaire, en 1793, contre Marie-Antoinette. » La Marck. LA SOCIĂTĂ SOUS LOUIS XVI 77 celles de la princesse de Lamballe et de la duchesse de Polignac; les fautes nombreuses oĂč l'avaient entraĂźnĂ©e la maladroite influence du comte d'Artois; des erreurs plus graves, elles que l'aveuglement de sa politique autrichienne et ses interventions malheureuses dans le gouvernement; d'autres causes rĂ©elles ou inventĂ©es avaient renversĂ© les sentiments, qui accueillirent les dĂ©buts de Marie-Antoinette dauphine et reine 1. Elle n'Ă©tait plus aimĂ©e; loin de lĂ , elle Ă©tait haĂŻe. L'opinion surexcitĂ©e en Ă©tait arrivĂ©e Ă tenir sa condamnation prĂȘte pour tous les actes, quels qu'ils fussent, Ă©manant de la reine ou de son inspiration supposĂ©e. La fin du rĂšgne approchait, attristĂ©e par le dĂ©ficit, la misĂšre, les Ă©meutes. Louis XVI dĂ©bordĂ© par l'opposition avait dĂ» retirer les arrĂȘts de son conseil, proclamer la libertĂ© de la presse, et convoquer les Ălats GĂ©nĂ©raux pour le 27 avril 1789. Les approches de ces Ă©lections ont provoquĂ© dans toute la France un mouvement extraordinaire. Des lettres ont Ă©tĂ© expĂ©diĂ©es, de toutes parts, rĂ©glant la convocation des Ă©lecteurs dans chaque province. ĂŻal- leyrand, dont la consĂ©cration Ă©piscopale n'avait guĂšre modifiĂ© les façons de vivre, a Ă©tĂ© tirĂ© de son calme par l'assignation du grand bailli d'Ă©pĂ©e aux siĂšges de l'Au- tunois, le comte de Gramont, lui prescrivant d'avoir Ă comparaĂźtre en personne Ă l'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale de son ordre. D'entrer dans la vie publique, d'ĂȘtre envoyĂ© aux Ătals, comme dĂ©putĂ©, par son diocĂšse, c'est une 1 a Votre avenir me fait trembler », lui disait dans une de ses lettres l'impĂ©ratrice Marie-ThĂ©rĂšse, par un avertissement prophĂ©tique de son cĆur maternel. 78 LV. piJiNCK ni tallkyisa m» chance de fortune [u'il ne voudrait manquer, pour rien au monde. Jusque-lĂ , le sĂ©jour de Pai'is, n'aura plus de charmes Ă ses yeux. 11 active ses prĂ©paratifs de dĂ©part. DĂ©jĂ le can'osse Ă©piscopal roule d'une vive allure sur la route d'Autun. Il y parvient, le 12 mars, trĂšs annoncĂ©, tout prĂȘt Ă s'otVrir aux manifestations pieuses de ses fidĂšles. DĂšs l'aube du jour dominical, les cloches ont Ă©tĂ© mises en branle. Les rues dĂ©versent une atĂŻluence extrĂȘme de peuple, aux abords de la ca- thĂ©drale; on a vu passer le cortĂšge des chanoines allant aprĂšs midi, avec la croix et l'eau bĂ©nite, recevoir au palais Ă©piscopal, M^'"^ de Talleyrand qui les attend, en camail et en rochet, entourĂ© de ses grands vicaires. Tout Ă l'heure, de sa voix forte, il prononcera la formule des serments et bien des sages promesses, en outre, qu'il aura le temps d'oublier. Ces formalitĂ©s religieuses remplies, conformĂ©ment Ă la coutume, l'Ă©vĂȘque n'aura plus qu'une pensĂ©e celle de se faire nommer dĂ©putĂ©. Soucieux d'y rĂ©ussir, il ne nĂ©gligera rien pour gagner l'estime gĂ©nĂ©rale et parti- culiĂšre. Admirez-le, dĂ©jĂ , comme il se multiplie en visites pastorales, s'inlbrmant des besoins de chacun, se prĂ©occupant de l'Ă©tat des paroisses â non sans y glisser, Ă propos, le dĂ©tail d'une adroite propagande, â faisant Ă merveille l'ecclĂ©siastique et le dĂ©vot, pour le meilleur bien de sa candidature politique! Et comme en mĂŽme temps s'applique aux parties variĂ©es de l'ad- ministration diocĂ©saine son zĂšle, sa ferveur ! Chaque jour, il trouve des instants pour prier dans les Ă©glises, et qu'on en ait, le sachant, l'impression salutaire. Il assiste aux otiices ou prĂ©side aux cĂ©rĂ©monies avec une assi- duitĂ© exemplaire. Rien n'est plus Ă©difiant que de le voir, aux heures matinales, dans les jardins de l'arche- LA SOCIĂTĂ SOUS LOUIS XVI 79 vĂšchĂ©, le brĂ©viaire en main, lisant et mĂ©ditant. Univei- selle est la sympathie, qui Tentoure et le prĂŽne; et la reconnaissance est particuliĂšrement vive de ses prĂȘtres auxquels il ollre quotidiennement des dĂźners dont on se souvient. Enfin, Ă tous Ă©gards et partout, il a fait Ćuvre de bon Ă©vĂȘque et de bon candidat. L'Ă©conomie de son programme politique, sur lequel nous aurons lieu de revenir, a satisfait pleinement les vĆux de ses Ă©lec- teurs ecclĂ©siastiques. Le 2 avril, il a Ă©tĂ© choisi, Ă une trĂšs forte majoritĂ©, comme dĂ©putĂ© du clergĂ© de la pro- vince d'Autun. Le rĂ©sultat qu'il dĂ©sirait Ă©tant obtenu, que tarder davantage en ces lieux? Il se sentit tout aussi- tĂŽt rappelĂ© par une force impĂ©rieuse, Ă Paris. Le 12 avril, le jour mĂȘme de PĂąques, sans avoir prĂ©sidĂ© aux offices de la fĂȘte, et Ă la veille d'une retraite ecclĂ©siastique, dont il n'avait cure, il monta dans sa voiture, quitta la ville, et plus ne le revit-on Ă l'Ă©vĂȘchĂ© d'Autun 1. il; Jl a Ă©tĂ© racontĂ©, sans garantie d'exactitude, qu'il y rĂ©apparu! dans les premiers jours d'aoĂ»t 1790, en des circonstances singuliĂšres, et que nous relaterons sous toutes rĂ©serves d'aulhonlicitĂ© iiistorique. Les dĂ©tails^ de l'anecdote sont plaisants; pour cela nous leur accorderons riiospitalitĂ© d'une longue note en bas d page. Un matin, l'Ă©vĂšque laissait errer ses pensĂ©es sur l'avenir incertain de la religion et de la monarchie. ĂŻoutĂ coup vint Ă frapper ses oreilles le bruit d'une rumeur Ă©norme. Les cris discordants d'une foule en dĂ©lire retentis- saient sur la place, montaient jusqu'Ă ses fenĂȘtres. Que se passait-il? Il chargea son secrĂ©taire, l'abbĂ© Gouttes, â le mĂȘme qu'il sacrera Ă©vĂšque de Saone-et-Loire, le 3 avril 1791, afin de le remplacer sur le siĂšge d'Autun, â d'aller prendre connaissance des causes du vacarme. L'abbĂ© Gouttes n'avait pas l'Ăąme hĂ©roĂŻque; il craignait Ă l'extrĂȘme les Ă©clats d'une Ă©meute, rejaillissant sur sa sainte et digne personne; il redoutait de s'exposer aux sĂ©vices populaires. Enfin il lui fallut se dĂ©cider, carie tumulte grossissait d'une maniĂšre effrayante. Des mains frĂ©nĂ©tiques secouaient les grilles Ă les briser. Toutefois, ce peuple tapageant, vocifĂ©rant, n'avait pas un si mauvais dessein que de renverser les murailles ou de mettre au pillage les appartements de l'Ă©vĂȘchĂ©. Ce qu'il rĂ©clamait Ă force, c'Ă©tait l'Ă©vĂšque lui-mĂȘme, parce que des paysans d'alentour avaient traĂźnĂ© lĂ , au milieu d'eux, un prĂ©tendu nialĂ©ficler, un i meneur de loups », un pauvre Ă©ncr- 80 Li; PRINCK DF, TALLFYRAND gumĂšiie, qu'ils disaient possĂ©dĂ© du dĂ©mon, etqu'il Ă©tait urgonl d'exorciser. Ces gens criaient assez pour ĂȘtre entendus, et, dans leur impatience, ils accablaient leur victime inconsciente de coups et de malĂ©dietions. M. de Talleyrand se montra et fit entendre qu'il allait procĂ©der aux formules de l'exorcisme. 11 eĂ»t souhaitĂ© que l'opĂ©ration sainte se passĂąt loin du bruit, dans son propre oratoire, en deux ou trois paroles latines n''f,'lif,'em- ment jetĂ©es. .Mais la foule, en bas, Ă©tait exigeante. lan afin d'arraclier Louis XVI aux violences populaires. 11 l'avait remis de sa main au comte d'Artois, en le priant de le faire passer sous les yeux du souverain irrĂ©solu, qui prit peur et n'accepta pas 1. C'est alors que Talleyrand, commençant par se dĂ©gager de ses obligations envers le trĂŽne comme il se dĂ©gagera tout Ă l'heure des liens si faibles qui l'attachent aux autels, dira au frĂšre de Louis, dĂ©jĂ prĂȘt Ă partir pour l'Ă©migration, cette parole claire Si le roi veut se perdre, je ne me ierdrai pas avec lui 2.» 1 Ainsi, aprĂšs rarrcstatioii de Vareiiiies, pressentant le 10 aoĂ»t et remplie rĂ©pouvante pour la famille royale, M"" de StaĂ«l rĂ©digera, vers le milieu de 1792, un nouveau plan d'Ă©vasion des Tuileries, qu'elle enverra au comte de Montmorin, mais ne sera pas Ă©coutĂ©e. 2 Dans la derniĂšre de ces entrevues, oĂč le comte d'Artois avait signifiĂ© Ă Talleyrand l'intention formelle du roi dĂ©cĂ©der plutĂŽt que de faire verser une goutte du sang en opposant la force des armes aux mouvements popu- ĂALLKYIIAND KT LA HĂVOLITION 83 Il suivait les Ă©vĂ©nements, sous le couvert d'une cir- conspection trĂšs attentive, n'avançant d'opinion qu'Ă mots comptĂ©s, se rĂ©servant d'y apporter telle ou telle modification qu'exigerait le tour des circonstances, dĂ©couvrant des prĂ©fĂ©rences pour une monarchie cons- titutionnelle et de bonnes dispositions Ă en favoriser l'Ă©tablissement, au reste ne promettant [oint d'y sacri- iier l'essentiel de soi-mĂȘme, s'il devenait Ă©vident qu'elle ne pourrait pas triompher, sous une cocarde ou sous une autre, celle de Louis XVI ou de Philippe-ĂgalitĂ©. Cependant les poussĂ©es de l'opinion s'accusaient par de tels actes qu'il comprit la nĂ©cessitĂ© d'une attitude plus prĂ©cise. On Ă©tait aux idĂ©es, aux faits de rĂ©volution. Aucune force n'aurait Ă©tĂ© capable, dĂ©sormais, d'en arrĂȘter la marche ou d'en changer les Ă©lĂ©ments. Il fallait cĂ©der Ă la pente du flot si l'on aspirait Ă prendre position dans la conduite des affaires publiques. Bien des plumes le reprocheront Ă Talleyrand, et non sans aigreur aprĂšs le retour des pĂ©riodes calmes. Pour se sauver de ces reproches â Ă prĂ©voir â devait-il, avant qu'Ă©clatĂąt l'inĂ©vitable tempĂȘte, rester immolile et sans voix, les bras levĂ©s au ciel, dans une attitude d'imploration muette? Il ne le pensa pas ainsi, mais profita de la pre- miĂšre porte ouverte pour y glisser les talents ambitieux, qui rĂ©lĂšveront aux premiĂšres places. Puisqu'il n'entre- voyait pas d'autre alternative que de disparaĂźtre, sous laires, la conclusion du priiu-e avait Ă©tĂ© cello-ci Quant Ă moi, mon parti est pris; je pars, demain matin, et je quitte la France. » â Alors, Monseigneur, il ne reste donc plus Ă chacun de nous quĂŻi songer Ă ses propres intĂ©rĂȘts, puisque le roi et les princes dĂ©sertent les leurs et ceu\ de la monarchie. i- â En effet, c'est ce que je vous conseille de faire. Quoi ju'il arrive, je ne povirrai vous blĂąmer; et comptez toujours sur mon amitiĂ©. » 84 LE l'RINCK DK TALLKYRAND la forme d'une silencieuse protestation, ou de hurler avec les loups, il prĂ©fĂ©ra s'arrĂȘter au dernier de ces partis et donner aussi de la voix. Les secousses prĂ©liminaires du grand choc se suc- cĂ©daient comme une sĂ©rie d'orages dont il eĂ»t Ă©tĂ© bien dillicile de prĂ©voir et le nombre et le terme. Nous allons avoir une rĂ©volution », disait quelqu'un Ă Du Pange, un homme de sens et d'esprit, quand le doublement du Tiers, ayant Ă©tĂ© dĂ©cidĂ©, eut portĂ© Ă quinze cents les dĂ©putĂ©s aux Etats GĂ©nĂ©raux. Une rĂ©volution ! avait rĂ©pondu celui-ci, nous en aurons quinze cents! » TĂŽt capila, lot tem'pestatts ! Eu attendant, les espĂ©rances de la nation s'Ă©taient ouvertes aux grandes idĂ©es de '17S9, saluĂ©es comme l'avĂšnement d'une religion nouvelle. Talleyrand en revendiquera sa part hautement. Les Ătats GĂ©nĂ©raux s'Ă©taient dĂ©jĂ transformĂ©s en AssemblĂ©e constituante on l'y connut Ă ses premiers discours, Ă ses vĆux, Ă ses rapports. Avec une nettetĂ© de vues parfaite, il prĂ©- cisa les rĂ©formes, les amĂ©liorations selon lui nĂ©cessaires au renouvellement politique de la France. Ces amĂ©liora- tions, ces rĂ©formes, qu'il appartiendra aux gouverne- ments constitutionnels de rĂ©aliser dans le sens et la forme qu'il avait Ă©tablis, il les avait exposĂ©es, une pre- miĂšre fois, dans son programme aux Ă©lecteurs du bail- liage d'Autun, et de maniĂšre Ă n'y laisser aucune ombre, tant l'Ă©vidence en Ă©tait lumineuse. C'est en re- lisant ces pages documentaires de Talleyrand sur les affaires gĂ©nĂ©rales de la nation » que longtemps aprĂšs, l'Anglais Buhver Lylton s'Ă©criera Peut-ĂȘtre serait-il impossible de trouver dans les annales de l'histoire, un TALLKYRAND IT LA RĂVOLUTION 83 exemple plus remarquable de prudence humaine et de jugement droit. » 11 s'Ă©tait prononcĂ© contre les mandats impĂ©ratifs 1; il avait fait prĂ©valoir TidĂ©e anglaise d'un pouvoir exercĂ© par des ministres responsables. On l'appela dans le ComitĂ© de Constitution et par deux fois. 11 y prĂ©senta des rapports dont le sens philosophique et l'Ă©lĂ©gance d'expression parurent Ă©maner de la plume d'un Chamfort et, pour le fond, des Ă©lucubrations discrĂštes de l'abbĂ© Desrenaudes, son grand-vicaire, quoique Talleyrand eĂ»t Ă©tĂ© parfaitement capable de les rĂ©diger sans aide. Une impatience brouillonne ne troublait point Tor- donnance de ses pensĂ©es ni de ses actes. NĂ©anmoins, cette premiĂšre partie de sa carriĂšre politique avait frappĂ© les esprits attentifs. Des regards clairvoyants s'attachaient Ă suivre ses progrĂšs. Dans un portrait figurĂ© que traçait de lui Chauderlos de Laclos, il Ă©tait dit en propres termes AmĂšne arrivera Ă tout, parce qu'il saisira les occasions, qui s'offrent en foule Ă celui qui ne violente pas la fortune. » Les augures ne se trom- paient point, dont l'opinion le vouait Ă un grand avenir. Talleyrand avait franchi le pas de sa trente-cinquiĂšme annĂ©e. Sa raison avait mĂ»ri et s'Ă©tait fortifiĂ©e au soleil de la seconde jeunesse. L'esprit en forme et en vigueur pour les desseins suivis et l'Ă me encore assez sensible pour s'y attacher avec quekue passion, son autoritĂ© croissait, de jour en jour, Ă la Constituante. Il s'y glis- sait sans bruit; il y voilait son entrĂ©e. Mais on savait bientĂŽt qu'il Ă©tait lĂ . Un mot sorti de sa bouche, l'un I Motion de il/s" l'Evcque d'Auliin sur les mandats unjx-rdlijs, in -8° de 20 pages. , 80 LK l'RlNCK IK TALLKYKAND le ces mois trouvt's, comme il excellait Ă les dĂ©ta- cher, au lion moment, avait Iraiii sa [n''sence. Ainsi dans telle sĂ©ance orageuse, oĂč il n'avait pas craint d'en- trer en lutte avec Mirabeau, le personnage dominant de cette assemblĂ©e, qui dominait tout... La lice Ă©taif ouverte, oĂč se faisaient face les adversaires, Tuu si tui- bulent et fougueux, l'aulre si flegmatique, Miraleau s'Ă©cria â Attendez, je vais vous enfermer, dans un cercle vicieux. » â A'ous voulez donc m'embrasser? » avait rĂ©pondu l'Ă©vĂȘque d'Autun, qui, lui-mĂȘme Ă©tait loin de passer pour un exemplaire de vertu. Car, il fut un moment oĂč ces deux homiues supĂ©- rieurs, qui se connaissaient depuis longtemps et que rejoignaient sur tant de points leurs opinions, leurs talents, et leurs vice mĂȘmes, se brouillĂšrent. Avec toute l'ardeur de son tempĂ©rament, Mirabeau s'Ă©tait emportĂ© en des termes d'une rare violence contre Tal- leyrancl 1. DĂ©saccord passager ils reviendront Ă une meilleure apprĂ©ciation d'eux-mĂȘmes; ils se retrou- 1 Voici de quelle douce façon il le traitait, dans une lettre Ă l'un de ses amis Paris, rue Sainte-Anne, 28 avril 1787. »Ma position assombrie par l'infĂąme conduite de l'abbĂ© de PĂ©rigord est devenue intolĂ©rable. Je vous envoie, sous cachet volant, la lettre que je lui rĂ©pĂšte; jugez-la et envoyez-la-lui ; car j'aime Ă penser que cet homme vous est inconnu, et je suis Lien sĂ»r, au moins, qu'il devrait l'ĂȘtre Ă tout liomme honnĂȘte de votre temps. Mais l'histoire de mes malheurs m"a jetĂ© entre ses mains, et il me faut encore user de mĂ©nagement avec cet ĂȘtre avide, bas et intrigant. C'est de la boue et de l'argent qu"il lui faut. Pour de l'argent il a vendu son honneur et son ami, pour de l'argent il vendrait son Ă me, et il aurait raison; car il troquerait son fumier contre de l'or. » Comme son terrible p'^rc, dit rAmi des hommes, Mirabeau l'aĂźnĂ© Ă©tait un grand dĂ©brideur d'injures, juand la colĂšre le tenait., TALLKYRAND KT LA RKVOLl'TION 87 veront cl se rĂ©concilieront dans l'entiĂšre conmmnaulc de leurs vues sur la politique intĂ©rieure et extĂ©rieure. Lorsque le puissant orateur se sentira frappĂ© en ]leine lutte, et que la mort voudra se saisir de cette immense proie, c'est Tallevrand qu'il choisira conmie exĂ©cuteur testamentaire avec le comte de Lamarck; et c'est encore Tallevrand, qui, le 4 fĂ©vrier 1791, donnera lecture du dernier discours prĂ©parĂ© par le tribun sur l'Ă©ducation publique. Enfin, une note dĂ©couverte dans les papiers de Mirabeau, aprĂšs sa disparition, prouvera qu'il avait eu le dessein d'appeler Talleyrand au minis- tĂšre, si ses plans d'alliance avec la cour contre les excĂšs de la RĂ©volution avaient triomphĂ©. On sait comment devait Ă©chouer cette tentative de fusion entre la royautĂ© raffermie et la dĂ©mocratie rĂ©frĂ©nĂ©e pour le dĂ©veloppe- ment progressif des institutions nationales. Le pacte Ă©tait signĂ©, Fargent versĂ© aux mains prodigues de Mira- beau, et Talleyrand prĂȘt Ă suivre l'Ă©volution entamĂ©e. La rĂ©sistance maladroite de La Fayette, l'opposition ja- louse de ce personnage de second plan, que le hasard avait, mis au [remier parce qu'il s'Ă©tait trouvĂ© lĂ , dĂ©ran- geront l'accord, que ruinera dĂ©finitivement la mort de Mirabeau. Et la RĂ©volution jacobine, dont l'Ă©lan de dĂ©vastation pouvait encore ĂȘtre arrĂȘtĂ©, ira jusqu'au bout de sa course furieuse... Mais nous n'en sommes pas encore aux mauvais jours, oĂč la dĂ©magogie portera Ă la libertĂ© naissante des atteintes mortelles. Bien des illusions fleurissent les imaginations et les weurs. On n'est pas sorti de la pĂ©riode d'enthousiasme. Dans les salons on ne parle que de libertĂ© Ă l'anglaise, de constitution nouvelle, des droits du citoyen. Les femmes combinent des systĂšmes de gouvernement, les hommes font des motions et vont au club. Avec leur 88 LI". PRINCK IF TALLEYRAND imprudence aimable, les spiriluclles se jouent des mots, parce qu'elles les supposent simplement Ă la mode et ne se doutent guĂšre de TĂ©trange force qu'ils prendront sur d'autres lĂšvres que les leurs. L'Ă©migration n'a fait que commencer. Les plus inquiets ou les plus impatients de s'enrĂŽler dans les rangs de l'Ă©tranger font diligence. D'autres ne sont retenus Ă Paris que par la difficultĂ© d'en sortir, avant que le nĂ©cessaire, â les allaires d'argent, â soit mis en ordre 1. Beaucoup demeurent, attendent, espĂš- rent. Des crĂ©atures de beautĂ©, d'Ă©lĂ©gance et de charme regardent et bravent le flot qui monte; presque s'amu- sent-elles Ă lui tenir tĂšte avec une jolie crĂ nerie, qu'elles ne croient pas dangereuse, parce qu'elles sont femmes et supposent qu'on mĂ©nagera toujours les femmes. C'est M'"^ de Simiane sortant de la ComĂ©die fran- ^^ise et disant au crieur Appelez mes jms! » Un passant s'est Ă©criĂ© Il n'y a plus de gens! Tous lĂ©s hommes sont Ă©gaux. » Elle aussitĂŽt riposte Eh bien ! crieur, appelez mes frĂšres servants, » C'est la duchesse de Biron considĂ©rant de sa loge les prestiges de la scĂšne et les turbulences du parterre. Ce soir-lĂ , les dispositions du rez-de-chaussĂ©e sont mauvaises Ă l'Ă©gard des habituĂ©s du balcon. Des pom- mes sont lancĂ©es contre les loges aristocratiques. L'un de ces projectiles s'est introduit sans qu'on l'ait appelĂ© chez M""*" de Biron. Elle l'a recueilli pour le retourner. Il o; La terre ms brĂ»le les pieds Ă Paris, Ă©crit tout franchement M'"* de Nermont Ă un ami... Mais, aussitĂŽt que je saurai sur quoi compter, comme je dĂ©campe! » .Vrchives nation.. W 274, dossier 59. 4' partie, n" ?8. Elle s'y laissera surprendre, pourtant le 7 venlĂčse an II, elle fut mise en Ă©tat d'arrestation, comme ex-noble et pour cause de relations suspectes avec dee Ă©migrĂ©s. IncarcĂ©rĂ©e aux Carmes, elle fut rendue Ă la libertĂ©, le 12 ven- dĂ©miaire an 111. TALLKYRANI KT LA RĂVOUTION 89 le lendeniain, Ă La Fayette, soigneusement enveloppĂ©, avec ces mots Voici le premier fruit de la RĂ©volution qui soit arrivĂ© jusqu'Ă moi. » Talleyrand, lui, des deux oreilles Ă©coute, passe et fait son chemin. En peu de temps, il s'est acquis une situation prĂ©- pondĂ©rante Ă l'AssemblĂ©e nationale. Le 18 aoĂ»t, il avait Ă©tĂ© nommĂ© secrĂ©taire, avec Mathieu de Montmo- rency et l'abbĂ© de Barmond. Le 31, sans qu'il eĂ»t prĂ©sentĂ© de candidature, deux cents voix s'Ă©taient rĂ©unies sur son nom, pour la prĂ©sidence. Dans la quinzaine suivante, il s'Ă©tait vu Ă©lire du comitĂ© de constitution, le quatriĂšme sur la liste avec Thouret, SiĂ©yĂšs, Target, Desmeuniers, Rabaud Saint-Ătienne, ĂŻronchet. Le Chapelier. L'AssemblĂ©e lui confĂ©rera l'hon- neur de l'appeler Ă la prĂ©sidence, avant d'y porter Mirabeau. Enfin elle arrĂȘtera sur lui son choix pour prĂ©senter au pays le compte-rendu de la conduite et des travaux de ses membres. Personne ne saura mieux en caractĂ©riser l'Ćuvre accomplie qu'il ne le fera dans son admirable adresse aux Français, lue en sĂ©ance publique, le 11 fĂ©vrier 17Ă0. Les soucis de la vie publique ne l'absorbaient pas au point de lui faire oublier les goĂ»ts et les faiblesses de sa vie privĂ©e. MĂȘlant l'agrĂ©able Ă l'utile, il continuait Ă se distraire dans les passe-temps mĂȘlĂ©s de la conver- sation lorsqu'il y avait encore une sociĂ©tĂ© Ă Paris, des femmes et du jeu. Le jeu fut Ă Talleyrand une tentation toujours chĂšre. Quelquefois, dans le monde, il en avait usĂ© comme d'un dĂ©rivatif commode pour Ă©chapper Ă l'ennui des 90 l'IUNCF. DK ĂALLKYRAND entretiens qu'il ne lui convenait point de soutenir. Voulait-il s'en Ă©pargner l'incommoditĂ© ou n'ĂȘtre pas contraint Ă mettre sur le tapis de la conversation, quand il n'en avait pas envie, ses idĂ©es personnelles, il allait Ă la table de jeu et s'y oubliait, Ă plaisir. Mais il n'y Ă©tait pas conduit par cette raison unique. La prodigalitĂ© de ses dĂ©penses lui en faisait un besoin, Ă plus d'un jour de l'annĂ©e, en l'Ă©poque oĂč ne se dĂ©versaient pas encore dans ses coffres les munificences des grandes dotations. Il y recourait d'autant plus volontiers qu'il avait la main heureuse. Ainsi, pen- dant l'hiver de 1790, il lui arrivera de gagner, au club des Ăchecs et dans la sociĂ©tĂ©, une tfentaine de mille francs en deux mois. Il en Ă©prouvera, si nous l'en croyons, de la satisfaction et du regret tout Ă la fois. Des scrupules inattendus tenant Ă son Ă©tat nou- veau de lĂ©gislateur lui monteront Ă la tĂȘte, de telle sorte qu'il croira devoir s'en expliquer dans une sorte de confession publique o geste digne des premiĂšres simplicitĂ©s chrĂ©tiennes! sous la forme d'une lettre aux journaux. A l'entendre, il n'aimait pas ou avait cessĂ© d'aimer le jeu ; il Ă©tait tout prĂȘt Ă l'abhorrer, en rĂ©flĂ©chissant aux maux et aux iniquitĂ©s dont ce vice est la source. 11 se reprochait gravement de n'avoir su rĂ©sister Ă ses amorces. Mais, comme le rĂšgne de la vertu s'Ă©tait levĂ© sur le monde, il avait compris que le moyen le plus honnĂȘte de rĂ©parer ses erreurs Ă©tait d'avoir la franchise de les reconnaĂźtre 1. Aurait-on supposĂ© jamais un Talleyrand aussi exemplaire, aussi pĂ©nitent de ses fautes?... Il avouera ses torts, sans 1 Letlre aiileins de la Chroniqne de Paris, 8 fĂ vrier 1791, publiĂ©e dans le Moniteur universel, t. VU, p. 32'i. TALLKYHANI KT LA RĂVOLUTION 91 doute, mais nous n'avons pas appris, d'autre part, qu'il ait voulu rendre Ă la communautĂ© sociale l'argent dont il s'accusera, en se frappant la poitrine, de l'avoir indi- rectement frustrĂ©e. L'envie lui reviendra souvent de pousser des jetons et de mĂȘler des cartes, jusqu'Ă ce terme de la vieillesse humaine oĂč sans peine se corri^e-t-on de tous les dĂ©fauts, qui ne nous sont plus d'aucun plaisir ou d'au- cune utilitĂ©. l*arvenu lĂ , du haut de son expĂ©rience sereine, on l'entendra formuler contre le jeu des enseignements d'oracle Ne jouez pas, recommandera-t-il Ă l'un de ses pro- tĂ©gĂ©s, j'ai toujours jouĂ© sur des nouvelles certaines et cela m'a coĂ»tĂ© tant de millions. » Car il prĂ©cisera le chiffre de la perte et, pour ne diminuer point la portĂ©e de sa leçon, il ne fera qu'ou- blier l'Ă©chelle comj^ensatrice de ses gains. Mais nous anticipons sur les dates ; nous nous Ă©car- tons du principal de notre sujet. Revenons un peu sur nos pas et retournons Ă la Constituante, oĂč s'est ou- verte une dĂ©libĂ©ration d'importance dans l'histoire de la RĂ©volution et de Talleyrand. L etonnement n'y fut pas mince, lorsque, en la sĂ©ance du 10 octobre, se ralliant sur ce point aux idĂ©es de Necker, l'Ă©vĂȘque d'Autun proposa d'une voix ferme l'aliĂ©nation des biens du clergĂ© et qu'il prĂ©senta lui, dignitaire de l'Ăglise, les Ă©lĂ©ments d'un projet qui livrait aux crĂ©anciers de l'Ătat le patrimoine de son ordre. DĂ©jĂ , au milieu de l'effervescence, qui suivit la nuit du 4 aoĂ»t, quand, au milieu des acclamations et des 92 PRINCE DE TALLEYRAND larmes, la noblesse avait fait spontanĂ©ment Ă la nation le sacrifice de ses privilĂšges, l'AssemblĂ©e nationale avait entendu le dĂ©putĂ© du bailliage de Charolles, un manpiis de La Goste lui exposer conriisĂ©ment une motion identique I. On l'avait laissĂ© tomber, ladite motion, parce que les esprits n'y Ă©taient pas encore assez prĂ©parĂ©s. A son tour, Talleyrand s'Ă©tait emparĂ© de celte idĂ©e, qu il eĂ»t aussi bien combattue, la veille, s'il l'avait jugĂ©e non viable et prĂ©maturĂ©e. Mais elle Ă©tait mĂ»re; elle devait inĂ©vitablement triompher sons une forme ou sous une autre. Habilement il la prit Ă son compte et en rĂ©colta le succĂšs, Ă la grande stupeur de ceux qui l'avaient envoj'Ă© Ă l'AssemblĂ©e pour y dĂ©fendre les droits et les intĂ©rĂȘts ecclĂ©siastiques. Par cette initiative, qu'on n'aurait pas attendue de l'ancien agent du clergĂ©, Talleyrand prĂ©ludait au systĂšme poli- tique de toute sa vie consistant Ă faire bon marchĂ© de la moralitĂ© des actes personnels, devant le but ou le prĂ©texte de l'utilitĂ© gĂ©nĂ©rale. DĂšs les premiĂšres assemblĂ©es du clergĂ© auxquelles il lui avait Ă©tĂ© donnĂ© de prendre part, en 17~o, il avait pu se former une apprĂ©ciation complĂšte de la persistance de l'Ăglise Ă ne se relĂącher en rien de l'immunitĂ© de ses possessions, considĂ©rĂ©e comme un principe intangible. Ătant agent gĂ©nĂ©ral de son ordre et constatant que le clergĂ©, trĂšs attaquĂ© par les philosophes, malmenĂ© par l'opinion, enviĂ© dans ses richesses, perdait, chaque jour, de sa considĂ©ration, Talleyrand avait exprimĂ© le vĆu qu'il se prĂȘtĂąt Ă des sacrifices proportionnels, 1 SĂ©ance du 8 aoĂ»t. Deux jours auparavant, Buzot avait lancĂ© cette phrase, qui se perdit dans le bruit Je soutiens que les biens ecclĂ©sias- tiques appartiennent Ă la nation.. TALLEYRAND IĂŻ LA RĂVOLUTION 93 susceptibles de lui ramener les sympathies 1. Sur ce terrain, il avait rencontrĂ© des oppositions inĂ©branla- bles. Les gros dĂ©cimateurs n'en cĂ©dĂšrent pas un dĂ©cime. L'esprit de dĂ©tachement Ă©vangĂ©lique pouvait sen'ir de thĂšme Ă©loquent dans les livres de piĂ©tĂ©, dans les man- dements et les sermons de cathĂ©drale ; il n'allait pas jusqu'Ă se donner en exemple, sinon dans le bas clergĂ©, â qui se plaignait de n'avoir pas de quoi vivre, â du moins de la part des Ă©vĂȘques et des abbĂ©s commandi- taires 2. Quand le ministre des finances, Jean-Baptisle de Machault, fort embarrassĂ© dans ses comptes, voulut imposer les biens des ecclĂ©siastiques comme ceux des autres sujets, le haut clergĂ© s'y Ă©tait opposĂ© d'une seule voix, arguant de cette bonne raison que les biens donnĂ©s Ă l'Ăglise ne sont plus reprenables, parce qu'ils sont consacrĂ©s Ă Dieu. Les temps avaient poursuivi leur Ă©volution logique; l'esprit de rĂ©forme et de nouveautĂ© s'Ă©tait affirmĂ© avec une Ă©vidence, avec une force redoutables. On en Ă©tait restĂ©, cependant, aux obstinations de 172o oĂč le corps 1 Je voulais que le clergĂ© proposĂąt crocheter au gouvernement la loterie royale pour la supprimer, etc. » {MĂ©moires, t. l'% p. 52. Ce qu'on oublie trop souvent de rappeler, Ă propos de sa motion de la remise des biens du clergĂ© Ă la nation, c'est qu'il avait exprimĂ©, le mĂȘme jour, un vĆu d'amĂ©lioration du sort des prĂȘtres de campagne. 2 A diU'Ă©rentes Ă©poques, le gouvernement Ă©tait intervenu pour amĂ©lio- rer le sort des prolĂ©taires de l'Ăglise Un Ă©dit de 1768 assurait un mini- mum de 500 livres au curĂ© et de 200 au vicaire. En 1778, le premier reçut 700 livres et le second 250, puis 350 livres 1785. C'Ă©tait la portion con- grue; en regard, il convient de citer le chilĂźre de rente de certains gros dĂ©cimateurs, qui souvent retenaient pour eux la moitiĂ©, parfois mĂȘme les trois quarts du produit des dimes. L'abbĂ© de Clairvaux toudiait ainsi livres par an; le cardinal de Rohan, un million; les BĂ©nĂ©dictins de Cluny, les RĂ©nĂ©dictiiis de Saint-Maur, 8 millions, et ce ne sont pas lĂ des exceptions. » Note des Mc'iiio'res de Talleyrand, p. 53. 94 l'IUNCK DK de rĂfilise en tiimiille refusait au gouvernement de se soumettre Ă Tiinpot du cinquantiĂšme. >ii les alaj'mes grandissantes du TrĂ©sor, ni le cri de la dĂ©tresse gĂ©nĂ©- rale n'amollissaient ces rĂ©sistances d'une caste privilĂ©- giĂ©e dĂ©fendant opiniĂątrement TimmutahilitĂ© de ses intĂ©rĂȘts. Tels de ses membres prĂ©tendaient qu'il Ă©tait de leur devoir impĂ©rieux de sauvegarder, entre leurs mains, le patrimoine des pauvres. Tels autres, les hauts prĂ©lats, soutenaient qu'ils avaient Ă maintenir en leurs personnes, sans y soufl'rir d'amoindrissement, le prestige du principal corps de l'Ătat. Pour ne pas ĂȘtre Ă charge au royaume, ils devaient rester les maĂźtres exclusifs des biens dont la piĂ©tĂ© des aĂŻeux avait enrichi l'Ăglise. PrĂ©cĂ©demment, des discussions infinies s'Ă©taient pro- duites sur le chapitre des dĂźmes, des alleus, des franches aumĂŽnes. En l'assemblĂ©e des Notables, il avait Ă©tĂ© question de supprimer les dĂźmes. L'archevĂȘque d'Aix, M. de Boisgelin, s'Ă©tait levĂ© pour les dĂ©fendre. Comme il disait d'un ton pĂ©nĂ©trĂ© La dĂźme, cette offrande volontaire de la piĂ©tĂ© des fidĂšles », une voix l'interrompit, celle du duc de La Rochefoucauld, qui simplement, ajoutait La dĂźme, cette offrande volon- taire de la piĂ©tĂ© des fidĂšles sur laquelle existent, main- tenant, quarante mille procĂšs dans le roj^aume. » Puis, on s'Ă©tait plaint amĂšrement, au sein du clergĂ©, des sentiments injustes et de la conduite inexplicable, qui poussaient l'esprit du siĂšcle Ă provoquer l'anĂ©antisse- ment de ses privilĂšges, Ă conspirer contre ses biens. Et des raisons et des textes en abondance avaient Ă©tĂ© fournis pour justifier leurs possesseurs d'une exonĂ©ra- tion complĂšte des charges du pays. Dans une convocation rĂ©cente d'hommes d'Ăglise, TALLKYRAND KT LA RĂVOLUTION 95 chez l'un d'entre eux et non des moindres, le cardinal de La Rochefoucauld, pendant que des voix s'Ă©chauf- faient sur l'idĂ©e de contribuer par des sacrifices per- sonnels au ratTermissement du crĂ©dit public, un archevĂȘque, Jean-Marie Dalou, avait proposĂ© sĂ©rieuse- ment de profiter d'une occasion aussi favorable pour faire payer les dettes du clergĂ© par la nation. Talleyrand, qui l'avait entendu, ne pouvait en croire ses oreilles. Tant de confiance et d'imprudence, Ă la fois, quand les Ă©vĂ©nements, comme ils se poussaient et se prĂ©cipi- taient, Ă©taient si loin de travailler pour ces illusions tenaces ! On n'avait pas su se rĂ©soudre Ă des concessions opportunes et nĂ©cessaires. La bourrasque viendra, qui tout emportera d'un seul coup. La vague populaire balaiera d'une seule rafale ces droits, ces privilĂšges, que le clergĂ© de France faisait remonter aux capitulaires de Gharlemagne. Un Ă©voque avait osĂ© porter le premier coup au colosse sacrĂ© ». L'ertet que produisit sur les dĂ©putĂ©s ecclĂ©siastiques la lecture du projet fut inouĂŻ. Tandis que se prolongeaient les applaudissements des rĂ©volu- iionnaires et des capitalistes, l'abbĂ© Maurj ne trouvait pas de termes assez rudes pour flĂ©trir une pareille dĂ©fection. Il ne nous reste plus, s'Ă©cria douloureu- sement l'abbĂ© de Montesquiou, qu'Ă pleurer sur le sort de la religion. » Une eff'ro^'^able tempĂȘte s'Ă©tait Ă©levĂ©e des bancs de la droite contre la trahison de l'Ă©voque d'Au- tun; car on oubliait, Ă dessein, les nombreux orateurs de la gauche, tels que Barnave, PĂ©tion, Treilliard, Mirabeau, qui, tour Ă tour, soutinrent, dĂ©veloppĂšrent en l'amplifiant et l'exagĂ©rant mĂŽme sa proposition. Il Les CurĂ©s de SaĂŽne-et-Loire. » TALLEYRAND ET LA RĂVOLUTION 101 anxieuse, car il entrevoyait bien prochaine l'heure oĂč il sortirait tout Ă fait de la vie sacerdotale. Il saisit la premiĂšre occasion qui s'offrit Ă lui de con- sommer un premier acte d'affranchissement; nommĂ©, entre le 11 et le 17 janvier, avec La Rochefoucauld, d'OrmessoU; Mirabeau, membre du dĂ©partement de la Seine, il profita de l'occurrence afin d'annoncer sa dĂ©mission d'Ă©vĂȘque de SaĂŽne-et-Loire 1. La douleur Ă©tait profonde dans le cĆur des prĂȘtres fidĂšles de FAutunois. En des instructions frĂ©quentes Ă leurs paroissiens ils versaient leurs tristesses, ils tra- duisent leurs pieux gĂ©missements; c'en Ă©tait fait ils n'avaient plus de pasteur, plus de guide spirituel pour les conduire parmi ces voies de tĂ©nĂšbres Le pire de nos maux, celui qui ne nous laisse aucune consolation, c'est que nous-mĂȘmes nous sommes sans pasteur qui nous guide, nous dirige et nous Ă©claire. HĂ©las! nous l'avons perdu, il n'est plus du nombre des enfants d'Aaron. » Tallevrand leur Ă©tait enlevĂ© par ses propres Ă©gare- ments » 2. Ils ne gagnĂšrent pas beaucoup au change, 1 Il l'avait fait connaĂźtre en ces termes aux administrateurs du diocĂšse d'Autun ĂŻ 20 janvier 1791. 0 Messieurs, j'ai Ă©tĂ© choisi, il y a quelques jours, par MM. les Ă©lecteurs de Paris, pour ĂȘtre un des administrateurs du dĂ©partement; il m'a Ă©tĂ© impossible de ne pas accepter un tĂ©moignage de confiance aussi flatteur donnĂ© par une ville dans laquelle je suis nĂ©, oĂč j'ai passĂ© ma vie presque entiĂšre et oĂč ma famille demeure. Cette place exigeant une rĂ©sidence habituelle aurait Ă©tĂ©, aux termes des dĂ©crets de l'AssemblĂ©e nationale, incompatible avec celle d'Ă©vĂȘque de SaĂŽne-et-Loire ; en consĂ©quence j'ai donnĂ© ma dĂ©mission pour cette derniĂšre, et j'ai. Messieurs, l'honneur de vous en prĂ©venir ; je l'ai remise entre les mains du roi en le suppliant de donner les ordres et de prendre les mesures nĂ©cessaires pour l'Ă©lection de mon successeur. » Archives dĂ©partementales de SaĂŽne-et-Loire, sĂ©rie L. Dis- trict d'Autun. 2 Rome en avait prononcĂ© 11 ne peut rien se produire de plus dĂ©si- 102 LK l' DK TALLKYRANT lorsque l'Ă©lection faite Ă MĂ con leur valut, pour le rem- placer, en leur amour, en leur confiance, l'abbĂ© Gouttes, ancien dragon et dĂ©putĂ© rĂ©volutionnaire. Maurice de Talleyrand Ă©tait entrĂ© l'un des premiers dans les voies de ce schisme nouveau; et, malgrĂ© les expresses inhibitions du pape, il avait acceptĂ© d'ĂȘtre le consĂ©crateur des prochains Ă©voques constitutionnels. Le scandale fut grand Ă Kome. Un bref du Saint-SiĂšge, quelque temps retardĂ©, le bref Quod aliquantnm, datĂ© du 10 mars 1791, le fraipa d'excommunication, lui et tous les prĂȘtres jureurs. Il en reçut le choc sans trop d'Ă©motion, si l'on s'en rapporte au ton de ce billet, dont le destinataire aurait Ă©tĂ© le duc de Lauzun Vous savez la nouvelle de l'excommunication ; venez me consoler et souper avec moi. Tout le monde va me refuser le pain et Teau, aussi nous n'aurons, ce soir, que des viandes glacĂ©es et nous ne boirons que du vin frappĂ©, » 1 Il s'Ă©tait senti moins Ă l'aise, le jour oĂč la besogne lui fut commise formellement de sacrer en public, dans l'Ă©glise de l'Oratoire, plusieurs Ă©vĂȘques Ă©lus par le peuple. On lui avait adjoint deux de ses collĂšgues pour l'assis- ter dans la cĂ©rĂ©monie. Une commune inquiĂ©tude tenait en suspens l'Ăąme des intronisateurs. Talleyrand, pour son compte personnel, avait jugĂ© la partie dangereuse, aussi bien du cĂŽtĂ© de la populace que du cĂŽtĂ© du clergĂ© dissident, dont il s'imaginait voir les saintes et furieuses vengeances amassĂ©es sur sa tĂȘte, rable que de le voir renuncer de lui-mĂȘme Ă son Ăglise, lui qui, Ă tant de titres, a mĂ©ritĂ© d'en ĂȘtre dĂ©pouillĂ©. » Epistola E. S. R. E. cardinalis de Zelada, prĆcipui Summi Poulificis nwiistri, ad vicarios gĂ©nĂ©rales episcopi Augustoduneiisis. 4 des noues d'avril 1791 . 1 On a contestĂ© rauthenticitĂ© de cette lettre. C'est dommage pour roriginalitĂ© de la piĂšce. TALLKYUAXI KT \\ RĂVOLUTION 103 A telle enseigne qu'il avait pris la prĂ©caution de rĂ©di- ger un testament et de l'envoyer Ă M'"'= de Flahaiit. Le 23 fĂ©vrier, Ă©tant rentrĂ©e chez elle, assez tard, le soir, elle avait remarquĂ© sur sa table une large enveloppe blanche et l'avait dĂ©cachetĂ©e d'une main rapide. Le document Ă©tait lĂ , oĂč l'Ă©vĂšque d'Autun son Ă©vĂšqne », l'instituait comme lĂ©gataire universelle. Le cĆur sen- sible de la comtesse, Ă cette lecture, battit douloureuse- ment. Elle passa le reste de la nuit dans l'agitation et dans les pleurs. DĂšs quatre heures du matin, elle vou- lut qu'on allĂąt rĂ©veiller M. de Sainte-Foix pour qu'il courĂ»t aux nouvelles. L'Ă©vĂšque n'avait pas dormi chez lui, des menaces de mort lui Ă©tant parvenues, qui lui donnĂšrent Ă craindre qu'on ne l'y fĂźt assassiner; il s'Ă©tait retirĂ© dans un gĂźte secret de la rue Saint-Ho- norĂ©. Ses coopĂ©rateurs n'Ă©taient guĂšre plus rassurĂ©s, en la circonstance. Gobel, Ă©vĂšque de Lydda, avait averti l'Ă©vĂšque d'Autun qu'un troisiĂšme Ă©vĂšque, de Babylone celui-ci, battait en retraite. DĂ©guisant ses propres apprĂ©- hensions, Talleyrand s'Ă©tait rendu, au matin, sans tarder, chez ce prĂ©lat in partibus il avait nom Mirou- dot, Dubourg-Miroudot, lui dĂ©nonçant par une feinte adroite que leur confrĂšre Gobel allait leur manquer de parole; que, pour lui, il savait trop les suites qu'entraĂź- nerait une pareille reculade; qu'il n'hĂ©siterait pas une minute sur la rĂ©solution Ă prendre; et que si le mauvais sort voulait qu'il fĂ»t abandonnĂ© par l'un de ses collĂšgues, il n'irait pas s'offrir aux coups de la populace et prĂ©fĂ©rerait se tuer lui-mĂȘme. Parlant de la sorte, il tournait autour de ses doigts un petit pistolet, qu'il avait tirĂ© de sa poche et dont la vue impressionna fortement le courage Ă©branlĂ© de l'Ă©vĂšque Miroudot. Ses 104 LE PIUNCK IK esprits se raffermirent par la crainte d'un pĂ©ril plus grand. Chacun des trois prĂ©lats fut exact Ă se rendre en lu chapelle des Oratoriens, dont le supĂ©rieur 1 Ă©tait acquis Ă la cause constitutionnelle; et rien ne se passa qui justifiĂąt leurs prĂ©cĂ©dentes alarmes. Les affaires de l'Ăglise de PVance empiraient d'heure en heure. NaguĂšre l'archevĂȘchĂ© de Paris avait Ă©tĂ© rendu vacant par le dĂ©part de M. de JuignĂ©, qui, malgrĂ© son esprit de conciliation et de bontĂ© 2, s'Ă©tait refusĂ© au serment ; et l'on avait aussitĂŽt pensĂ© au personnage le plus en vue des ecclĂ©siastiques assermentĂ©s, Ă Talley- rand, pour lui offrir le siĂšge mĂ©tropolitain le plus important du royaume. Il s'Ă©tait dĂ©fendu vivement de l'accepter, protestant qu'un tel pontificat devait aller Ă des mains moins indignes; mais, au fond du cĆur, ne demandant qu'Ă se soustraire Ă des responsabilitĂ©s trop lourdes, trop directes, en ce temps de guerre ouverte contre la religion et ses ministres. A tous Ă©gards, il n'aspirait qu'Ă se dĂ©charger complĂštement des embar- ras d'une carriĂšre, oĂč il n'Ă©tait entrĂ© que par force, et que ne parviendra pas Ă lui rendre dĂ©sirable l'offre du chapeau de cardinal, aux signatures du Concordat. On le verra, pour la derniĂšre fois, porter le violet, lors de la cĂ©lĂ©bration dans la cathĂ©drale du deuxiĂšme anniversaire de la prise de la Bastille. Contraint de se rappeler qu'il avait Ă©tĂ© le rĂ©pondant de Gobel, Ă©vĂȘque de la Seine, il se prĂȘtera Ă cette bizarre cĂ©rĂ©monie, oĂč \ Le l'Ăšre Poiret. 2 C'est de M. de JuignĂ©, vĂ©nĂ©rable prĂ©lat, qu'on avait surnommĂ© le PĂšre des Pauvres que, le lendeiuain de son sacre, Talleyrand avait reçu le pallmm, distinction attachĂ©e parles souverains pontifes au siĂšge Ă©pis- copal d'Autun. TALLEYRAND KT LA RĂVOLUTION 105 les cantiques auront un faux air de carmagnole. Un dĂ©putĂ© du nom de Gasparin fera gĂ©mir les orgues sacrĂ©es... Quelques mois aprĂšs, il n'y aura plus d'Ă©vĂȘque ni de cĂ©rĂ©monie; l'Ă©glise mĂȘme, la vieille basilique aura Ă©tĂ© mise en vente! Sans attendre le monitoire suprĂȘme du pape, qui l'atteindra, Ă Londres, en 1792, il rentra dĂ©cidĂ©ment dans la vie sĂ©culiĂšre, au mĂ©pris de ceux qui faisaient de son nom une pierre de scandale. Car les royalistes et les orthodoxes n'Ă©tablissaient guĂšre de distinction entre l'abbĂ© GrĂ©goire, l'oratorien Foucher de Nantes, le franciscain Chabot et l'ancien Ă©vĂšque d'Autun, mais les rangeait tous dans la catĂ©gorie des apostats. Talley- rand les abandonna Ă leur opinion, d'un cĆur lĂ©ger. Aucune sorte d'animositĂ© de principes ne le poussait contre le culte, dont on l'avait obligĂ© d'ĂȘtre un des ministres. Il estimait salutaire, pour ceux qui en avaient reçu les enseignements, de les conserver au fond de leur Ăąme; mais il ne les jugeait pas d'une applica- tion utile Ă l'avancement dans le monde; et, sans haine ni provocation, il s'Ă©tait allĂ©gĂ© d'un costume entravant la libertĂ© de sa dĂ©marche. On ne dĂ©tache pas aisĂ©ment de son ĂȘtre, parce qu'on en a rejetĂ© les signes extĂ©rieurs, le caractĂšre de la prĂȘ- trise. Bien des personnes de sa connaissance continue- ront Ă l'appeler l'Ă©vĂȘque », par habitude de conversa- tion ou par une familiaritĂ© d'amis. Parle Ă l'Ă©vĂȘque... annonce Ă l'Ă©vĂȘque... », Ă©crivait Biron Ă Narbonne et respectivement. Ou bien c'Ă©tait avec une vague intention de dĂ©nigrement pour le plaisir de faire ressortir par le contraste entre le mot et la chose ce qu'avaient de peu Ă©piscopal les comportements de sa vie privĂ©e. Tel l'AmĂ©- ricain Governor-Morris notant, en son mĂ©morial, que 100 LK P II IN CI". IK l'Ă©vĂšque avait rendu, pour ainsi dire, quotidiennes^ ses intimitĂ©s de table et d'alcĂŽve chez la future M'"*" de Souza. Quoi qu'il en lĂŻiL de cette maniĂšre de parler, Talley- rand et l'Ăglise n'entretenaient plus que des rapports distants. JetĂ© comme tant d'autres tĂ©moins passĂ©s acteurs dans le chaos d'une monarchie qui s'Ă©croulait et d'une rĂ©volution prĂšle Ă surgir, grosse de menaces et de violences, il mettait Ă s'orienter une adresse infinie 1. Observant avec sa perspicacitĂ© rare l'avĂšnement des hommes nouveaux portĂ©s par le jeu des circons- tances dans le tourbillon de la politique et les menĂ©es de la diplomatie; s'Ă©garant, parfois, sur l'Ă©tendue de leurs moyens avant de les avoir vus Ă l'Ćuvre 2, il attendait, tout en prodiguant les lumineux rapports sur les finances ou l'Ă©ducation, qu'on lui fournĂźt Ă lui- mĂȘme des moyens d'agir, et de prĂ©fĂ©rence hors des frontiĂšres. Il en Ă©tait grandement question dans l'entourage de Mirabeau. Cet homme de passion et de raison, Ă la fois, n'avait pas oubliĂ© que, sur la proposition de Talley- rand, en 1786, lui-mĂȘme avait Ă©tĂ© envoyĂ© Ă Berlin en qualitĂ© d'agent secret, d'observateur, quand les registres de la diplomatie occulte Ă©taient parsemĂ©s de noms 1- 1 ir Maintenir le lien de la France avec l'unitĂ© catholique, insinuer Ă tous que ce lien n'est pas rompu et ne peut pas l'ĂȘtre; rassurer le roi, le disposer Ă la patience et Ă l'attente, le mettre plus Ă Taise dans cette cons- titution civile, qui l'oppresse, protĂ©ger les prĂȘtres qui ont refusĂ© le serment, appeler Ă leur secours la libertĂ© que la DĂ©claration des droits de l'homme dont il fut un des rĂ©dacteurs accorde Ă tous les citoyens, en un mot faire de l'ordre ave; du dĂ©sordre et servir la royautĂ© en caressant la RĂ©volution. c'est le jeu extraordinaire auquel Talleyrand prĂ©tend se livrer et auquel on aurait peine Ă croire si les piĂšces authentiques n'Ă©taient pas lĂ pour l'attester. » iB. de Lacombe, Talleyrand, Ă©vĂšque d'Autun, 281, 282. 2 Par exemple, dans ses apprĂ©ciations portĂ©es sur BarthĂ©lĂ©my. TALLEYRANU KT I-A IIKVOLUTION 107 illustres » ou destinĂ©s Ă le devenir. A son tour il estima que, devant les menaces de la coalition, l'intĂ©rĂȘt de la France serait de dĂ©lĂ©guer Talleyrand Ă Londres, afin de s'assurer de la neutralitĂ© anglaise. N'y serait-il pas le mieux dĂ©signĂ©? DĂšs sa jeunesse, lorsqu'il frĂ©quentait, avec Mirabeau, Dupont de Nemours, Ponchaud, les rĂ©u- nions d'un groupe formĂ© sous les auspices d'une science nouvelle l'Ăconomique, sa conviction Ă©tait que l'accord de l'Angleterre et de la France commanderait la paix Ă toute l'Europe. Hier encore Mirabeau, dĂ©jĂ couchĂ© sur son lit de mort, avait recommandĂ© Ă Talleyrand, [u'il savait de tous points acquis Ă son idĂ©e l'illusion mĂŽme, le rĂȘve edors de la France, le plan d'une alliance entre les deux nations. Les complications extĂ©rieures se sont fort aggravĂ©es. Les amis douteux ou chancelants sont tout prĂšs de se faire des ennemis dĂ©clarĂ©s. C'est un point essentiel que de choisir sĂ»rement entre ceux qui aspirent Ă porter, Ă l'Ă©tranger, la parole du pays. Talleyrand n'a pas mĂ©nagĂ© les bons conseils. Il est avocat consultant en la matiĂšre. Jarry, qui vient de monter en voiture, emporte pour la Prusse indĂ©cise des instructions, que l'Ă©vĂȘque » a presque dictĂ©es. La rĂ©ponse qu'appelle, d'urgence, Toflice de l'Empereur, il en a suggĂ©rĂ© la notification positive Il faut de lui une explication, qui finisse tout. » Mais surtout il redouble d'insistance sur le besoin d'envoyer en Angleterre quelqu'un de confiance, avec une mission secrĂšte, qui soit peu de chose aux ouvertures, mais cjui assure des arriĂšre -pensĂ©es. Et il a proposĂ© Biron, pendant que celui-ci n'a pas encore de commandement d'armĂ©e. LĂ -dessus des objections, qu'il avait peut-ĂȘtre prĂ©vues, se sont Ă©levĂ©es. Pour- quoi n'iriez-vous pas en Angleterre?... » Cette question, 108 LK PRINCE DK TALLEYRAND il l'avait vu venir. Il feint de dĂ©cliner l'offre par modĂ©- ration, par humilitĂ©. M. de Biron y serait beaucoup mieux en place que lui. Ses qualitĂ©s sont Ă une Ă©norme distance de celles de M. de Biron. Le ministre de Lessart, qui tient Ă son premier choix, a rĂ©pliquĂ© que c'Ă©tait justement parce qu'on trouverait extraordinaire que lui Talleyrand allĂąt Ă Londres, en ces conditions difficiles, qu'on l'y jugerait trĂšs bon. De cette maniĂšre force serait -il de s'apercevoir, par contre-coup, Ă Vienne et Ă Berlin, qu'on avait des intentions sĂ©rieuses, Ă Paris. Talleyrand a remis sa rĂ©ponse, au soir, par avance dĂ©cidĂ© Ă ce qu'elle soit une acceptation. Son ami de Narbonne est au dĂ©partement de la guerre et l'influence dont il dispose s'Ă©tend aux autres parties du Gouvernement; il a les sympathies de la cour, et la majoritĂ© de l'AssemblĂ©e lui est acquise; ses qualitĂ©s de clairvoyance et d'intuition, de bonne grĂące en toutes choses i, inspirent, malgrĂ© sa lĂ©gĂšretĂ© naturelle, de grands espoirs; on le dit et le rĂ©pĂšte, pour le meilleur contentement de ses amis et pour la plus vive satisfac- tion de Mâą^ de StaĂ«l, son ĂgĂ©rie, dont le bonheur serait au comble si elle pouvait faire de lui un premier mi- nistre, afin d'ĂȘtre avec lui maĂźtresse aux affaires 2. Tout concorde Ă encourager Talleyrand. 1 Le 16 dĂ©cembre 179J, Narbonne Ă©crivait Ă Biron, par une jolie façon de dire a Je te demande pardon de t'avoir Ă peine rĂ©pondu un seul mot, depuis que je suis ministre, mais tu imagines bien l'impossibilitĂ© oĂč je suis de donner un moment Ă mes plaisirs. » De son cĂŽtĂ©, Biron chantait ainsi la louange de Narbonne. dans sa lettre Ă Talleyrand, du 25 dĂ©cembre ' Narbonne est vĂ©ritablement d'une perfection inconcevable, il voit tout et il est bien pour tout le monde. Son voyage a fait un prodigieux et excel- lent effet sur l'armĂ©e. » 2 Que n'avait-elle rĂȘvĂ© pour Narbonne, dans les Ă©lans de sa tendre et mĂąle imagination? 11 n'Ă©tait que brillant, actif et brave. Elle avait voulu TALLEYRAND ET LA RĂVOLUTION 109 L'occasion s'offrait exceptionnelle de tenter hors de France une action Ă©minemment utile il aurait eu grand tort de ne point la saisir. Une ambassade, lui insinuait rĂ©cemment Governor-Morris, ne serait-ce pas le vrai moyen de faire sa fortune et de se tenir en Ă©vidence sans trop se compromettre? A dĂ©faut d'ambassade rĂ©elle, il irait en Angleterre, comme Ă titre privĂ©, observant sur place les tendances, les opinions, les indices des Ă©vĂ©ne- ments ; et, sur les rapports qu'il enverrait au ministĂšre français, on aviserait Ă combiner des Ă©lĂ©ments de nĂ©go- ciations. Il se dĂ©clara prĂȘt Ă partir, espĂ©rant bien â sur- tout si on lui adjoignait Biron, qui possĂ©dait, Ă Londres, des amitiĂ©s fortes et remuantes, â monter contre Pitt, le protagoniste de la coalition, de formidables cabales. Une alliance anglaise, resserrĂ©e par un traitĂ© de com- merce, c'Ă©tait l'objet primordial de ses vues, c'Ă©tait le plan Ă longue portĂ©e auquel il restera toujours fidĂšle, Ă travers les bouleversements de la guerre gĂ©nĂ©rale, par-delĂ la RĂ©volution et l'Empire, en 1792, en 1814, en 1830. L'importance de son voyage, tout dĂ©muni qu'il fĂ»t d'aucun caractĂšre officiel, n'avait pas Ă©chappĂ© aux sou- verains et aux hommes d'Ătat engagĂ©s dans la lutte contre la France. Rien ne pourrait arriver de plus nuisible Ă nos desseins que le succĂšs d'une telle alliance », Ă©crivait, le 1" fĂ©vrier 1792, le roi de Sar- daigne Victor- AmĂ©dĂ©e III, qui s'Ă©tait retournĂ© vers la Prusse et l'Empire, dans l'inquiĂ©tude oĂč l'enfermait qu'il Ă©tendĂźt beaucoup plus loin les perspectives de sa pensĂ©e, qu'il fĂ»t sagace en ses vues, persĂ©vĂ©rant en ses desseins, Ă©nergique et fort. Elle Ă©tait parvenue Ă grandir son rĂčle jusqu'Ă faire naĂźtre l'espoir qu'il pĂčtĂ©tre l'arbitre du trĂŽne et du peuple. Mais rien, dans cette tourmente rĂ©volu- tionnaire, ne demeurait en place ni les institutions ni les hommes. 410 Li l'RlNCK Di ral>stention de la Grande-Breta^iiK^ L'Auti'iche et rErii- pereur s'Ă©taient Ă©mus. Valdec de Lessart avait dĂ» prendre les devants et rassurer leurs doutes. Le voyage de l'Ă©vĂȘque d'Autun, naande-t-il Ă l'ambassadeur de Noailles, n'a d'autre raison d'ĂȘtre que de calmer l'opinion. » Telle Ă©tait la situation gĂ©nĂ©rale, au moment oĂč se rendait Ă Londres l'ancien collĂšgue de Mirabeau au ComitĂ© diplomatique et le futur nĂ©gociateur des traitĂ©s de Vienne. Ses premiĂšres passes diplomatiques eurent l'intĂ©rĂȘt d'une savante Ă©cole. Sur ce terrain il rencon- trait William Pilt. â le fils du grand Chatam, le contraste vivant des principes de son pĂšre â William Pitt, le per- sonnage Ă la double conscience, si plein de vertus en son existence privĂ©e et si dĂ©nuĂ© de morale en sa vie politique ; si souple avec tant de raideur, si tenace avec si peu de franchise Pitt dont lord Grey a dit ce mot terrible 11 n'a jamais proposĂ© une mesure que dans l'inten- tion de tromper la Chambre. DĂšs le dĂ©lut, il fut apos- tat complet, dĂ©clarĂ©. » Au surplus, l'ennemi acharnĂ© de la France. Lord Grenville, cousin de Pitt, secrĂ©taire d'Ătat aux affaires Ă©trangĂšres, venait d'ĂȘtre prĂ©venu ofĂŻi ci eu sĂšment par son ambassadeur Ă Paris, lordGower, de la mission particuliĂšre de Tailleyrand. Ce comte Gower, premier duc de Sutherland, en avait Ă©tĂ© lui-mĂȘme instruit, le 19 janvier, et comme d'une maniĂšre toute fortuite, dan^i un diner, par le ministre de Lessart, qui lui avait fait savoir, avec cela et puisqu'on en causait, que sans doute, monsieur l'Ă©vĂȘcjue », aurait Ă prendre le plus long de la route. C'est qu'en effet Talleyrand devait se dĂ©tourner du chemin direct, toucher Yalenciennes, s'y TALLKYRAND KT LA REVOLITION JH rencontrer avec le duc de lĂźiron, celui-ci ayant un ordre Ă©crit de l'accompagner en Angleterre. Biron, âącomme Talleyrand, s'Ă©tait attachĂ©, depuis longtemps, Ă l'idĂ©e du rapprochement entre les deux pays. Il se savait, Ă Londres, des amis capables d'ĂȘtre utiles diversement Ă i'Ă©vĂȘque d'Autun. On avait donc au mieux assorti les convenances de personnes en cette affaire. Du ministre âąde la guerre Louis de Narbonne en Ă©tait venue la pensĂ©e ; car, il l'annonçait de la maniĂšre suivante Ă son cher Lauzun J'ai imaginĂ©, mon ami, que le petit tour en Angle- terre serait excellent pour ta jaunisse et j'espĂšre bien que je ne me suis pas trompĂ©. » D'un cĆur satisfait Talle^Tand et Biron accomplirent le reste du voyage. Avant de touclier terre, ils Ă©taient dĂ©jĂ dans les papiers publics. On avait commencĂ© par Ă©crire de Talleyrand, Ă Londres, qu'il y perdrait sa peine, qu'il avait eu des confĂ©rences avec Pitt et n'en avait rien obtenu. Nouvelle au moins prĂ©maturĂ©e, quand leur premiĂšre entrevue n'avait pas encore eu lieu! Il avait en main une lettre de prĂ©sentation destinĂ©e Ă lord Grenville, assez vague en l'espĂšce, et ne pouvant !ui servir de lettre de crĂ©ance puisque, aux termes de la Constitution 1, dĂ©fense lui Ă©tait faite d'exercer aucun rĂŽle public autrement... qu'en apparence. Ătrange situa- ili L'interdicliun Ă©tait formelle. Le soupçonneux Robespierre avait bien jpris ses prĂ©cautions, en inscrivant, dans ces termes, au cliapitre 11 article 2, -section IV de la Constitutioa de 1791, la motion, qu'il lit voter dans la sĂ©ance du 7 avril ĂŻLes membres de TAssemblĂ©e nationale. actuelle et des lĂ©gislatuves sui- vantes, les membres du tribunal de cassation et ceux qui serviront dans le haut jury ne pourront ĂȘtre promus au ministĂšre ni recevoir aucunes places, dons, pensions, tniitements ou commissions du Pouvoir exĂ©cutif âąou de ses agents, pendant la durĂ©e de leurs fonctions ni pendant deux ans aprĂšs en avoir cessĂ© l'exercice. » 112 LK l' DE TALLKVKANI tion que celle-lĂ ! avait Ă nĂ©j^ocier des intĂ©rĂȘts d'une importance capitale pour le maintien de la paix. 11 Ă©tait chargĂ© d'en exposer les raisons Ă des ministres Ă©trangers mal disposĂ©s Ă les entendre, hostiles presque de parti pris; il devait s'en aquilter auprĂšs d'eux avec tact, souplesse, autoritĂ©; et, cependant, force lui Ă©tait de leur apprendre qu'il Ă©tait lĂ sans caractĂšre, sans qua- lification officielle et rĂ©elle. De sorte que, parlĂ t-il le mieux du monde, il Ă©tait privĂ© des moyens d'inspirer aucune confiance solide 1. Cette lettre, Ă©crivait de Lessart, Ă lord Grenvilie, sera remise Ă Votre Excellence par M. de Talleyrand- PĂ©rigord, ancien Ă©vĂȘque d'Autun, qui se rend en Angleterre pour diffĂ©rents objets, qui l'intĂ©ressent per- sonnellement. » Et des considĂ©rations suivaient, Ă la louange de sa rĂ©putation d'esprit, de ses qualitĂ©s personnelles, de la distinction de ses talents M. de Talleyrand, en qualitĂ© de membre de l'As- semblĂ©e constituante, n'est susceptible d'aucun caractĂšre diplomatique. Mais comme il a Ă©tĂ© Ă portĂ©e d'Ă©tudier nos rapports politiques, surtout ceux que nous avons avec l'Angleterre, je dĂ©sire que Votre Excellence s'en entretienne avec lui, et je suis assurĂ©, d'avance, qu'il la convaincra de notre dĂ©sir de maintenir et de forti- fier la bonne intelligence, qui subsiste entre les deux royaumes. » S'y employer par tous les moyens permis Ă une adresse persĂ©vĂ©rante Ă©tait le plus ferme dĂ©sir de Talleyrand. Ce n'Ă©tait pas une mince entreprise. Il pul s'en former 1 La premiĂšre observation de Pitt Ă Talleyrand, pour son audience de dĂ©but, avait Ă©tĂ© justement celle-ci qu'il n'avait point de caractĂšre dĂ©flni dans sa mission. I I I MADAME MARIE-ADĂLAIDK DE UUURBON, DUCHESSE d'ORLKANS 1753-1821 par Madame VigĂ©e-Lebruii TALLEYRAND ET LA RĂVOLUTION 113 l'opinion, dĂšs sa premiĂšre visite Ă la cour. Le roi, ennemi personnel de la RĂ©volution française, l'avait accueilli avec une froideur mar[uĂ©e. La reine avait tĂ©moignĂ© plus d'Ă©loignement encore en ne sortant point de la rĂ©solution qu'elle avait prise de ne pas lui adresser un seul mot. Si l'opinion du peuple Ă©tait bien voulante Ă l'Ă©gard de la nation française, s'il avait pu s'en convaincre en lisant sur les murs de la citĂ© ces mots charbonnĂ©s en gros caractĂšres NowarwilhFrench, par contre, il n'avait pas eu Ă se mĂ©prendre sur les prĂ©- dispositions du cabinet de Saint-James. TrĂšs clairement percevait-il que le ministĂšre anglais envisageait avec une intime satisfaction les embarras oĂč se dĂ©battait le gou- vernement intĂ©rieur d'un pays rival de ses intĂ©rĂȘts de commerce et que l'Angleterre elle-mĂȘme avait le plus grand avantage Ă voir se perpĂ©tuer cet Ă©tat de crise anar- chique, dont les embarras ajoutaient Ă la sĂ©curitĂ© du voisinage 1. Quant Ă la sociĂ©tĂ© angla ise, elle avait eu quelque Ă©tonnement, dĂšs les premiĂšres apparitions de Talley- rand, chez elle, Ă l'examiner, Ă l'entendre, avec sa poli- tesse froide, son air d'examen, sa tenue de langage rĂ©servĂ©e, sentencieuse et si diffĂ©rente de la vivacitĂ© halntuelle du caractĂšre français. Ces dehors eussent du lui concilier, lĂ , des sympathies, si les terribles Ă©vĂ©ne- ments qui se passaient en France n'y avaient pas eu une rĂ©percussion trop fĂącheuse. Il s'ingĂ©niait Ă dĂ©truire la prĂ©vention Ă©tablie sinon contre sa personne, du moins contre le rĂŽle dont il Ă©tait investi. Cette prĂ©ven- tion demeurait la plus forte. On y jugeait sans indul- 1. V. Lettre de Talleijrand au ininislre des Affaires Ă©trangĂšres, 23 sep- tembre 1792. 114 LL l'KINCi DE gence le parti auquel on le croyait attachĂ© et par lequel il y Ă©tait le plm cdidiu. Ses affaires n'allaient guĂšre mieux du cĂŽtĂ© de son gouvernement. Le ministĂšre, cjui avait adoptĂ© le projet de mission, maintenant faisait le mort, tout prĂȘt Ă l'abandonner, chaque fois que se dĂ©nonçaient des dissen- timents, des rĂ©sistances. Le parti Lameth et Barnave battait ouvertement en brĂšche l'entreprise. De cou- pables indiscrĂ©tions traversaient les desseins du reprĂ©- sentant de la France. Quant Ă ceux qui partageaient en principe ses idĂ©es sur l'importance extrĂȘme, en cas de guerre continentale, d'une neutralitĂ© prononcĂ©e de l'An- gleterre, il n'obtenait de leur concours que des intentions sans efficace, des demi-volontĂ©s soumises aux fluctua- tions du dĂ©couragement ou du regret. Il n'en Ă©tait qu'Ă ses premiĂšres dĂ©marches, et dĂ©jĂ le bruit circulait qu'on avait dĂ©lĂ©guĂ© quelqu'un Ă Londres Governor-Morris, prĂ©- tendait-on expressĂ©ment dans le but de contrarier ses nĂ©gociations particuliĂšres avec les ministres anglais. Et ce n'Ă©tait pas son coadjuteur Biron, qui pouvait lui ĂȘtre d'un secours quelconque, en pareille encombre, se trouvant, pour son compte, dans une situation fort dĂ©sobligeante et qui tenait Ă des raisons individuelles. Narbonne l'avait engagĂ© en de certains marchĂ©s de chevaux pour les troupes, qui avaient trĂšs mal tournĂ© pour lui. De faux billets mis en circulation sous son nom, des crĂ©ances justifiĂ©es ou non auxquelles il n'avait pu faire honneur dans le dĂ©lai prescrit, une plainte dĂ©posĂ©e contre lui sur une somme de quatre mille cinq cents livres ster- ling, jointe au reste avaient Ă©tĂ© cause que ce noble per- sonnage, chargĂ© d'une nĂ©gociation en Angleterre pour le roi de France et la nation française, avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©, mis en prison comme le plus simple des citoyens et que, mal- I ta[jjvr.\xd kt la rĂ©volution 115 grĂ© les requĂȘtes portĂ©es devant niiJord Kennyon, prĂ©si- dent du Banc du roi, il attendait, sans l'obtenir, son Ă©largissement. Beaucoup de bruit s'Ă©tait fait autour de l'incident, avec un peu de ridicule jetĂ© sur les circons- tances qui l'avaient produit et sur les marches et con- tre-marches, que ses fĂącheuses suites avaient imposĂ©es Ă M. de Talleyrand 1. Les Ă©pines, dont la mission de l'Ă©vĂȘque Ă©tait hĂ©ris- sĂ©e, le peu d'aide qu'il avait Ă espĂ©rer de ceux qui avaient le meilleur intĂ©rĂȘt Ă le seconder, ne l'empĂȘ- chaient point d'avancer avec suite ses travaux d'appro- ches, et sans laisser s'amoindrir en lui celte contenance de force et de volontĂ©, qui seule est capable d'en imposer. Le non-caractĂšre » , qui Ă©tait son attribut bizarre, il s'en rĂ©clamait par prĂ©voyance, comme pour ĂȘtre en mesure de pouvoir dire, un jour, au cas oĂč n'auraient pas abouti ses etĂźorts, que son insuccĂšs personnel n'Ă©tait pas une Biron s'en plaignit amĂšrement Ă Narbonne Boulogne, 21 fĂ©vrier 1792. La dĂ©sastreuse et inutile course, que tu m'as fait faire en Angleterre, est enfin terminĂ©e, mon cher Narbonne. Je ne te reproche aucun des mal- heurs qui en rĂ©sultent, ni la longue et insupportable suite qu'ils auront pour moi; je t'observerai seulement que si je connaissais moins ta loyautĂ© et ton amitiĂ©, que si je n'avais enfin Ă juger que la conduite d'un ministre dangereusement livrĂ© Ă mes ennemis, je pourrais soupçonner la plus atroce des perfidies et j'aurais le droit de rendre mes soupçons publics; je suis heureux de n'avoir Ă me plaindre que de ta lĂ©gĂšretĂ©, mais il faut que u saches non ce que tu as fait, mais ce que l'on t'a fait faire. » On allĂ©guait d'autres raisons que cette malechance unique des marchĂ©s de chevaux, â le duc de Biron, pendant son sĂ©jour Ă Londres, ayant beau- coup frĂ©quentĂ© les maisons de jeu. D'illustres souscripteurs, le prince de fialles, lord Stermond, s'Ă©taient entremis en sa faveur, mais sans atteindre le quantum de quatre millions passĂ© dont il Ă©tait redevable. Le comte de Courchamps, un jeune et gĂ©nĂ©reux Français, qu'il n'avait jamais vu, et lord Ravvdon, l'un de ses amis, versĂšrent loutle cautionnement nĂ©cessaire Ă sa libĂ©ration. Tel le marĂ©chal de Biron, son pĂšre, avait tirĂ© des prisons de Paris, en de pareilles circonstances, l'amiral anglais Rodney. IIG Li l'RINCK DK rĂ©ponse pour la France. 11 n'avait pas ce titre d'ambas- sadeur 1, dont il lui semblait si pressant qu'on honorĂąt et fortifiĂąt quelqu'un d'autre Ă dĂ©faut de lui- mĂȘme; cependant, son autoritĂ© j^ropre en remplissait l'office. Il parlait, Ă©crivait, entrait en affaires, comme le fondĂ© de pouvoirs le plus agissant. MalgrĂ© tant de gĂȘnes embarrassant ses dĂ©marches, ses pas, ses visites, les tractations prudentes de Talleyrand ne s'Ă©taient pas dĂ©pensĂ©es en des soins inutiles. Avec une habiletĂ© supĂ©- rieure contournant les obstacles amoncelĂ©s devant lui, il Ă©tait parvenu Ă arracher au gouvernement britan- nique unepromesse positive, cellede rester neutre, mĂȘme si la France envahissait la Belgique, pourvu qu'elle res- pectĂąt le territoire de la Hollande. En outre, il Ă©tait arrivĂ© Ă obtenir des ministres de Georges III la recon- naissance du gouvernement issu de la Constitution de 1791. C'est ce double rĂ©sultat, qu'il allait rapporter en France, au mois de juillet 1792, quand les fureurs rĂ©vo- lutionnaires n'avaient pas encore rendu vaine l'Ćuvre des nĂ©gociateurs. On pouvait espĂ©rer davantage, Ă cet instant prĂ©cis oĂč l'Angleterre, pour ses intĂ©rĂȘts prĂ©sents, Ă©tait conduite Ă chercher, Ă dĂ©sirer le repos. Des difficultĂ©s surve- nues dans l'administration de l'Inde, des rĂ©formes iinaneiĂšres promises sinon entamĂ©es et les rapports troublĂ©s de la couronne avec les communes, char- geaient assez le gouvernement, Pitt se sentait assez d'affaires sur les bras sans y ajouter les embarras d'une guerre. Il se montrait pacifique, presque ami de la il Ambitieusement et inconstitutionnellement parlant, je vous atteste que je ne voudrais qu'un titre et du temps pour faire et Ă©tablir ici les rapports les plus utiles pour la France. » Talleyrand, Lettre au minisire les relations extcrieuns. I TALLKYIIAND KT LA RKVOLUTION 117 France, et Ă ceux qui s'en Ă©tonnaient, il avait rĂ©pondu Peut-on haĂŻr toujours? » NĂ©anmoins, Tallcyrand ne revenait pas de son voyage aussi satisfait qu'il l'eĂ»t souhaitĂ©. Trop de soupçons, le mesures dilatoires, de compromis s'Ă©taient interpo- sĂ©s entre son gouvernement et lui-mĂȘme, commissaire sans titre de la nation française. D'autre part, il avait eu Ă faire Ă©tat, dans les derniers jours, d'un refroidis- sement sensible, Ă son Ă©gard, des ministres anglais qu'il commençait Ă gagner et qui le voyaient avec dĂ©plaisir frĂ©quenter les chefs de l'opposition. L'Ă©vĂȘque » ne s'Ă©tait pas dĂ©cidĂ©, de prime saut, Ă venir donner des explications Ă Paris. Il avait eu la fan- taisie d'une excursion reposante en Ecosse et s'apprĂȘtait Ă la contenter. Puis, il s'Ă©tait ravisĂ©; le 10 mars 1792, il annonçait en ces termes Ă Valdec de Lessart son dessein de repasser en France J'arrive, Monsieur, et j'attends avec impatience le moment oĂč je pourrai avoir l'honneur de vous voir. Je vous renouvelle tous mes hommages. » Il ne vit pas le moment, que rĂ©clamait son impatience. Car, le jour mĂȘme oĂč sa dĂ©pĂȘche fut Ă©crite, Brissot avait fait voter un dĂ©cret d'accusation contre de Lessart, aussitĂŽt arrĂȘtĂ©. Le changement Ă©tait de tous les jours, en ces heures de turbulence. Un nouveau remue-mĂ©nage s'Ă©tait opĂ©rĂ© dans la direction des affaires. Son ami de Narbonne n'Ă©tait plus au ministĂšre. Les scellĂ©s avaient Ă©tĂ© apposĂ©s sur les papiers du malheureux de Les- sart 1. On Ă©tait dans une extrĂȘme agitation. Talleyrand 1 L'on s'Ă©gaie sur le jugement d'accusation prononcĂ© contre M. de Lessart, on le prĂ©tend inique, et deux dĂ©putĂ©s, que j'ai vus, hier, en gĂ©missent et conviennent que jamais l'AssemblĂ©e ne se lavera de cette iniquitĂ©. » Lettre du morquis de Rome Ă M. de Salabernj, 14 mars 1792. 118 LK l'KlNCK DK ne s'attarda pas Ă pleurer les vaincus, mais vit Ă s'orien- ter difl'Ă©remmenl. De j^rands Ă©vĂ©nements avaient eu lieu pour la France et l'Europe, tels que la mort de l'em- pereur LĂ©opold, dont l'humeur conciliante et pacifique retenait les belliqueuses ardeurs de son entourage. Ătait-ce la guerre, pour le lendemain? Le rĂŽle Ă tenir s'indiquait. Talleyrand formulait en peu de mots un systĂšme complet de politique gĂ©nĂ©rale Beaucoup intriguer en Allemagne, parler d'une maniĂšre trĂšs haute Ă l'Espagne et Ă la Sardaigne et nĂ©gocier amicalement avec l'Angleterre. » VoilĂ le plan qu'il conseillait de suivre. Il se mĂ©nagea des arrangements du cĂŽtĂ© de la Gironde et de son ministre Dumouriez, transigea sous le man- teau, avec la Montagne et s'arrangea de sorte qu'il fut dĂ©signĂ© pour reprendre la derniĂšre partie de son pro- gramme 1. Le dĂ©cret de la derniĂšre AssemblĂ©e, ce malencontreux dĂ©cret, ne permettait toujours point qu'il fĂ»t le titulaire de la fonction, qu'il avait Ă remplir. On nomma, pour sauver la forme, un ministre plĂ©nipo- tentiaire, c'est-Ă -dire le jeune marquis de Ghauvelin, l'un des maĂźtres de la garde-robe du roi, ami de Louis Tout le tapage arrivĂ© dans le ministĂšre a Ă©tĂ© ourdi par M"' de StaĂ«l et M"" de Condorcet, qui menaient l'AssemblĂ©e nationale Ă leur volontĂ©. La veille du dĂ©cret de M. de Lessart, elles avaient soupe avec douze dĂ©putĂ©s des meilleures poitrines. Chacun avait son rĂčle Ă jouer et a parfaitement rĂ©ussi. Mais la trame a Ă©tĂ© dĂ©couverte, et M. de Narbonne renvoyĂ©. 11 voulait ĂȘtre ministre des Affaires Ă©trangĂšres et il remue encore ciel et terre pour y parvenir. Mais je ne crois pas que cela reprenne. » Id., ibid., ap. Pierre de VaissiĂšre, Lettres d'aristocrates. 1 Je propose de faire partir sur le champ pour Londres M. de Talley- rand, qui a dĂ©jĂ entamĂ© une nĂ©gociation fort bien conduite, dont je rendi ai compte au roi par extraits. Comme, d'aprĂšs les dĂ©crets, il ne peut avoir de titre pour sa mission en Angleterre, je propose au roi de lui donner un adjoint avec le titre de ministre plĂ©nipotentiaire. » Dumouriez, Bap- pert au roi du 28 mars. ET LA RĂVOLUTION 119 de Narbonne et de Talleyrand. Mais, d'avance, il avait Ă©tĂ© convenu que ce ministre serait entiĂšrement dans sa main, qu'il ne pourrait rien faire seul et de lui-mĂȘme et qu'il ne serait autre que le prĂȘte-nom de M. de PĂ©rigord. Ghauvelin n'avait pas eu Ă s'y tromper; mĂȘme avait-il hĂ©sitĂ©, voyant qu'on lui donnait un grand titre en lui enlevant la rĂ©alitĂ© du pouvoir, Ă se rendre en Angleterre dans ces conditions subordonnĂ©es. Il s'y Ă©tait rĂ©signĂ© par discipline civile et par raison. Le 23 avril, Ghauvelin quitta Paris pour aller Ă son poste. Talleyrand ne se mit en route que peu de jours aprĂšs; il tenait Ă emporter lui-mĂȘme la missive importante, qu'il avait conseillĂ© d'Ă©crire la lettre du roi Louis XVI au roi Georges IIL Bien que Dumouriez se fĂ»t flattĂ© d'ouvrir une nĂ©go- ciation d'un genre nouveau 1 et qu'il en attendĂźt les meilleurs effets, ceux qu'il en avait chargĂ© n'eurent point la partie facile. Gette seconde mission Ă Londres, telle que l'avait com- binĂ©e Talleyrand, pouvait Ă©carter bien des obstacles et rompre le concert des souverains coalisĂ©s, au moment oĂč il se formait. Elle n'en eut pas le succĂšs. La RĂ©volution française provoquait trop d'inquiĂ©tudes par sa marche prĂ©cipitĂ©e, allait trop vite aux partis extrĂȘmes. Son esprit de propagandisme Ă©largissait trop violemment le cercle de la mĂ©fiance. Les hommes d'Ătat anglais haussĂšrent le ton. On parvint malaisĂ©ment Ă s'entendre. Et puis, comment construire sur un sol qui tremble? Gomment traiter avec un trĂŽne qui s'Ă©croule? 1 Ć Je renvoie l'Ă©vĂȘque d'Autuii Ă Londres avec le jeune Ghauvelin; les dĂ©crets m'y obligent. Ils iront fort bien ensemble. J'ouvre quelque nĂ©gociation d'un genre nouveau. » Dumouriez, Lettre Ă Biron, Paris, 3 avril noa. J20 LE PRIXCF, DF TALLEYRANIJ Tandis qu'il s'appliquait Ă conjurer tant d'Ă©lĂ©ments rivaux, son zĂšle patriotique Ă©tait fortement mis en suspicion. Des agents secrets rĂŽdaient dans son ombre, interprĂ©tant Ă faux ses rapports avec les membres du gouvernement anglais, s'altachant Ă ses pas, sans qu'il en eĂ»t connaissance, notant et prĂ©sentant sous de fĂącheuses couleurs ses attaches personnelles avec des Ă©migrĂ©s, captant tous les symptĂŽmes susceptibles de se retourner contre lui en sujets de dĂ©fiance et chargeant d'insinuations perfides leurs rapports expĂ©diĂ©s de Londres Ă Paris. Le fait de s'ĂȘtre mĂȘlĂ© Ă la RĂ©volution n'avait pas empĂȘchĂ© qu'il gardĂąt en soi le fond inaliĂ©- nable des idĂ©es et des goĂ»ts aristocratiques. Il n'avait pas perdu le contact avec des gens de son monde tels que le comte de Vaudreuil et M""" de Flahaut qui n'Ă©tait Ă©videmment pas celui d^ Jacobins. On avait su, particuliĂšrement, que sa mĂ©moire d'ancien abbĂ© de cour avait eu de brusques rĂ©veils Ă l'Ă©gard de la cĂ©lĂšbre favorite, qui protĂ©gea ses premiĂšres ambitions. On l'avait vu chez M'"" Du Barry nouvellement arrivĂ©e Ă Londres, afin d'y suivre un procĂšs qui l'occupait depuis plusieurs annĂ©es, et dont la cause Ă©tait le vol de ses diamants. Elle s'Ă©tait installĂ©e avec la duchesse de Brancas, dans une maison garnie de Burton Street au Berkeley Square, que leur avait cĂ©dĂ©e M"'^ de La Suze. La duchesse de Mortemart, fille du duc de Brissac â un ami qui lui fut cher d'une amitiĂ© trĂšs intime 1 â l'y avait rejointe et c'Ă©tait tout un foyer, Ă Burton Street, d'anciens familiers de la cour l'abbĂ© de Saint-Phar, le comte de Breteuil, Ber- 1 Malheureusement pour elle, son dĂ©vouement aux intĂ©rĂȘts de M. de Brissac et de M°= de Mortemart sa fille la ramĂšnera bientĂŽt en France, oĂč l'auront prĂ©cĂ©dĂ©e les dĂ©nonciations de Greive et de Blaehc, â de sinistres personnages obstinĂ©s Ă sa perte. TALLEYRAND KT LA REVOLUTION 1-21 Iniiul de MoUeville, la princesse d'HĂ©niii y logeaient Ă©galement. Alors ĂągĂ©e de prĂšs de quarante-sept ans, ayant conservĂ© assez de traces de ses charmes 1 pour laisser concevoir l'ettet qu'avaient pu produire, Ă son aurore, la douce expression de ses yeux bleus bien ouverts, l'Ă©clat de sa chevelure blonde, la joliesse de sa bouche et l'air de voluptĂ©, qui respirait en toute sa per- sonne, elle tenait salon de ci-devant seigneurs. On se rendait, volontiers, chez elle, oĂč l'on jouait gros jeu, comme aux anciens jours. La sociĂ©tĂ© anglaise l'avait accueillie non seulement avec indulgence, mais avec une sorte de curiositĂ© sympathique. Elle allait Ă Windsor pour ĂȘtre prĂ©sentĂ©e Ă Georges III par le duc de Queensberry. L'aristocratie britannique s'Ă©tait, en sa faveur, dĂ©faite de son habituelle sĂ©vĂ©ritĂ©. Enfin, elle frĂ©quentait chez Narbonne, oĂč l'amitiĂ© conduisait souvent Talleyrand. Ce genre de relations avait des inconvĂ©nients pour le bon renom d'un serviteur de la RĂ©publique; on les reprĂ©sentait comme des intelligences suspectes appelant les regards de l'inquisition policiĂšre. Le 16 octobre 1792, l'un de ses argus Ă©crivait au ministre des Affaires Ă©trangĂšres NoĂ«l soutient, et je ne suis pas Ă©loignĂ© de le croire, que Reinhart considĂ©rait Chauvelin comme un homme lĂ©ger et changeant dix fois de maniĂšre de voir dans peu de temps. Un fait positif est que le prĂ©lat dĂźne sou- vent avecNarbonne et Mathieu de Montmorency et soupe ensuite avec Chauvelin; ces messieurs se transvasent; c'est Ă nous Ă voir si nous avons encore Ă louvoyer. » 1 V. Souvenirs du marquis de Bouille, publiĂ»s par M. de Kormaingaiit, t. II, 1908. 122 LF, PRINCK IK TALLKYUAND On l'accusait nettement d'intriguer Ă Londres, pour le compte du duc d'OrlĂ©ans. A grand'peine avait-il obtenu de lord Grenville une note portant que le cabinet anglais se dĂ©sintĂ©resserait de ce qui se passait en France, pourvu que la France elle-mĂȘme respectĂąt les droits des puissances alliĂ©es de l'Angleterre. 11 y avait lieu de s'estimer satisfait d'avoir emportĂ© cela, tout au moins si ce n'Ă©tait pas l'alliance c'Ă©tait la sĂ©curitĂ© promise, pour les cĂŽtes françaises, qu'elles ne seraient point dĂ©vastĂ©es par la flotte britan- nique, tandis que les ennemis du continent inondaient la frontiĂšre. Le ministre, l'AssemblĂ©e, les journaux dĂ©cernĂšrent des Ă©loges mĂ©ritĂ©s Ă la sagesse et Ă la dex- tĂ©ritĂ© des nĂ©gociateurs. HĂ©las! leur Ćuvre Ă peine com- mencĂ©e Ă©tait dĂ©jĂ compromise et le succĂšs espĂ©rĂ© plus qu'Ă moitiĂ© perdu. Lorsque Talleyrand, ayant obtenu un congĂ© de quinze jours, vint pour s'expliquer de vive voix avec le successeur de Dumouriez, Scipion de Cham- bonas, il tomba, dans Paris, en pleine fermentation populaire. Et c'Ă©tait, en haut, l'anarchie gouvernemen- tale. Ghambonas avait cĂ©dĂ© la place Ă Du Bouchage, qui la devait repasser Ă Sainte-Croix. Le Conseil cons- titutionnel du dĂ©partement de la Seine, dont Talley- rand fut un des membres, est tombĂ© sous les coups des Jacobins. Il se sent lui-mĂȘme suspect. On l'ap- pelle, maintenant, pour caractĂ©riser la couleur indĂ©cise de ses opinions le mĂ©tis patriote ». Les gens de sa connaissance se gardent de lui comme d'une relation dangereuse. Le terrain se fait brĂ»lant sous ses pieds. A Londres, l'Ă©meute du 20 juin et la rĂ©volution du 10 aoĂ»t ont eu un retentissement Ă©norme et fĂącheux. Tout a Ă©tĂ© remis en question. Les violences de la RĂ©volution française, Ă l'intĂ©rieur, TALLKYRAND ET LA RĂVOLUTION 123 rendaient la situation de ses agents, intenable Ă l'extĂ©- rieur. De plus des afiiliations jacobines couvraient le sol britannique ne parlant de rien moins que de jeter bas William Pitt et de renverser la royautĂ© anglaise. Tal- leyrand et Chauvelin durent se dĂ©faire de leur derniĂšre illusion; ils annoncĂšrent Ă leurs amis politiques que la neutralitĂ© de l'Angleterre n'Ă©tait plus Ă espĂ©rer et que, bien au contraire, son cabinet se mettrait Ă la tĂȘte de la coalition pour mener la guerre Ă outrance. Talleyrand ne se laissa pas surprendre, Ă Paris, par la Terreur. Au moment critique oĂč s'embrasait l'at- mosphĂšre, il s'Ă©tait souvenu de l'homme qu'on appela le Mirabeau de la populace. Danton et lui, ils avaient Ă©tĂ© Ă©lus Ă peu de jours de distance, administrateurs du dĂ©partement de la Seine. Ils s'Ă©taient plusieurs fois rencontrĂ©s, avaient Ă©changĂ© des idĂ©es et des vues, et Danton, tout Ă l'heure, lui redemandera des conseils sur des points de la politique Ă©trangĂšre. En considĂ©ration de tous ces rappels Ă ses sympathies, ne lui rendrait- il pas un urgent service, ne lui dĂ©livrerait-il pas un passe-port, qui lui permĂźt de repartir pour Londres? Danton ne rĂ©sista pas Ă lui en faire la promesse 1. Il l'avait chargĂ© de prĂ©parer la circulaire destinĂ©e Ă noti- fier et Ă faire accepter, s'il Ă©tait possible, aux cabinet^ de l'Europe l'Ă©tablissement du gouvernement provisoire. Talleyrand devrait, en outre, redoubler de dĂ©marches 1 Les ennemis de Danton n'oublieront pas de lui rappeler, devant le tribunal rĂ©volutionnaire, les visites frĂ©quentes de l'Ă©vĂȘque d'Autun, d'en tirer parti contre lui, avec tant d'autres imputations dont Saint-Justavait rempli son monstrueux rapport Malouct et l'Ă©vĂȘque d'Autun Ă©taient souvent chez toi tu les favorisas. » 124 LK l'RINCK ]K TALLKYRAND et d'efforts pour maintenir Ja neutralitĂ© anglaise. Il lriilait de s'y em[loyer. Mais il n'avait toujours point son passe-port. Le Conseil exĂ©cutif le lui avait d'abord refusĂ© nettement et sĂšchement. La crainte et l'impa- tience, Ă la fois, le tenaient en fiĂšvre, tant il avait hĂąte de se dĂ©rober au pĂ©ril des factions en fureur. A chacun de ceux qu'il avait occasion de voir et dont le sort l'intĂ©ressait, il ne cessait de rĂ©pĂ©ter Ăloi- gnez-vous de Paris. » Lui, n'attendait que son papier, pour fuir aussitĂŽt, sous un prĂ©texte lĂ©gal. Il pressait Danlon d'intervenir, de ne pas l'abandonner, de lui donner les moyens prompts de servir la France, â Ă distance et en sĂ»retĂ©. Il aurait tant Ă dire, tant Ă faire, lĂ -bas, ne serait-ce que pour nĂ©gocier l'Ă©tablissement d'un systĂšme uniforme de poids et mesures! Il mul- tipliait ses dĂ©marches, au ministĂšre de la Justice; et c'est Ă l'occasion d'une de celles-lĂ que BarĂšre prit en note, pour ses mĂ©moires, qu'il avait rencontrĂ©, le 31 aoĂ»t, Ă 11 heures du soir, place VendĂŽme, M. l'Ă©- vĂȘque ĂŻalleyrand en culotte de peau, avec des bottes, un chapeau rond, un petit frac et une petite queue, â et tout prĂȘt Ă sauter dans une chaise de poste. Enfin, il eut, le 7 septembre, le prĂ©cieux laisser-passer et n'attendit pas une minute de plus Ă le mettre en usage. Un passeport... Rien n'Ă©tait moins commode Ă obtenir, en ces jours de suspicion universelle, que ces permis de circulation hors des frontiĂšres, que ce droit de changer de place et de pays, selon le besoin qu'on en avait. Le 28 juillet 1792, l'AssemblĂ©e dĂ©crĂ©tera qu'aucun passeport pour sortir du royaume ne sera distribuĂ© aux citoyens français, sauf Ă ceux ayant une mission du gouvernement, aux nĂ©gociants et aux gens de mer. Un peu plus tĂŽt, un peu plus TALLEYRAND KT LA RĂVOLUTION 1-23 tard, Talleyrand eĂ»t Ă©migrĂ©, quoiqu'il se soit dĂ©fendu d'en avoir eu le dessein; mais il avait agi d'adresse et trouvĂ© la maniĂšre heureuse de quitter la France, en mandataire du gouvernement. Bien mieux il s'Ă©tait fait donner des ordres positifs pour ce dĂ©part. Il Ă©tait temps, en vĂ©ritĂ©, qu'il touchĂąt au port d'asile. Les ci-devant Ă©vĂȘques n'Ă©taient pas plus en odeur de vertu, dans les jacobiniĂšres, que les ci-devant seigneurs. Or, il Ă©tait des uns et des autres. Le voyons-nous bien ce patricien, se rencontrant avec des hommes de l'espĂšce d'HĂ©bert, qui jugeait les porteurs d'eau de Paris trop aristocrates! S'il fĂ»t demeurĂ©, quelques jours de plus, on l'eĂ»t enveloppĂ©, sans aucun doute, dans la destruc- tion des constitutionnels, qui commencĂšrent bientĂŽt Ă tomber sous la hache des Jacobins. Tout habile qu'il pĂ»t ĂȘtre il n'eĂ»t pas Ă©chappĂ© Ă la loi des suspects », qui retenait dans ses mailles un chacun et tout le monde, Ă volontĂ©, sur la foi d'une dĂ©nonciation. De fait le rĂŽle diplomatique de Talleyrand avait pris fin, au 10 aoĂ»t, malgrĂ© qu'il eĂ»t marquĂ© le dĂ©sir sin- cĂšre de la continuer 1. Il ne lui restait plus Ă entre- tenir dans la capitale de l'Angleterre que des intĂ©rĂȘts âŹt des relations de sociĂ©tĂ©. Les maisons du marquis de Hastings, le fameux gouverneur gĂ©nĂ©ral des Indes, de l'illustre philosophe Pries tley, de George Gan- iiing, de Samuel Romilly, de Bentham, de Gharles Fox, furent de celles oĂč, pendant l'effroyable annĂ©e 1793, des sympathies supĂ©rieures s'attachĂšrent Ă lui rendre agrĂ©able le sĂ©jour de Londres. Son couvert /l Cf. DuMOxNT, Souvenirs sur Mirabeau. 12G Li; l'KINCK IK TALLKYHAND Ă©tait souvent mis chez le marquis de Lansdowne, l'ancien principal secrĂ©taire d'Etat hostile Ă la poli- tique de Pitt, ami de la France, sinon de la RĂ©volu- tion, et dont l'intelligence Ă©levĂ©e, la conversation vive et abondante le consolaient de n'entendre plus causer, Ă Paris. Le marquis de Lansdowne avait cette dĂ©licate attention de l'avertir, chaque fois que se trouvait chez lui quelque personnage distinguĂ©, dont la connaissance Ă©tait susceptible d'intĂ©resser Talleyrand. Encore dĂźnait-il chez Stone, Ă Hackney. Tji poĂšte de grande fortune et de beaucoup de talent â deux qualitĂ©s qui vont rare- ment ensemble â Samuel Rogers se souvint de s'ĂȘtre rencontrĂ© Ă la talle de ce dernier avec Fox, Sheridan, M"'^ de Genlis et Talleyrand. On goĂ»tait infiniment, en sociĂ©tĂ©, Charles Fox, parce qu'il joignait Ă la supĂ©rioritĂ© de l'esprit, Ă la gĂ©nĂ©reuse passion du bien, le charme du naturel, et, comme l'exprimait Grattan, une gran- deur nĂ©gligente. Ce soir-lĂ , il se mĂȘlait peu Ă la conversation, mais s'occupait beaucou] d'un enfant, qui Ă©tait lĂ , son tils naturel et le portrait vivant du pĂšre; il l'enveloppait d'un regard baignĂ© de ten- dresse, mais ne s'entretenait avec lui que par signes. N'est-ce pas Ă©trange, fit observer Tallevrand Ă Samuel Rogers, de dĂźner avec le plus grand orateur de l'Eu- rope et de le voir parler exclusivement avec ses doigts ! » Le rĂ©vĂ©rend Sydney Smith 1, qu'on a surnommĂ© le [l] Ce rĂ©vĂ©rend Sydney Smilli, dont nous rappelons les passagĂšres relations avec Talleyrnnd â iu"il tĂącha de rafraĂźchir, lors de son pas- sage Ă Paris, en 1826, â ne fut pas toujours des mieux disposĂ©s Ă son sujet. 11 voulait bien confessci' que M. de PĂ©rigord avait de l'esprit et que plu- sieurs de ses mots ont soutenu la pierre de touche du temps. Cependant, il entendait en avoir lui-mĂȘme un peu davantage. 11 Ă©tait assez frĂ©quent que l'arrivĂ©e de Talleyrand, dans un salon anglais, fĂ»t le signal de son dĂ©part Ă lui; et, se fondant avec beaucoup d'exagĂ©ration sur une maniĂšre de dire, du diplomate, une Ă©locution qui n'Ă©tait pas toujours trĂšs claire,. TALLEYUAiM LA RĂVOLUTION 127 Talleyrand des essayistes et des membres du clergĂ© anglais, avait connu aussi, dans la mĂŽme annĂ©e, le cĂ©- lĂšljre diplomate. C'est ainsi qu'il avait pu se rendre compte, un jour, du peu d'illusions que l'Ă©vĂȘque d'Autun nourrissait en son Ă me sur la moralitĂ© ecclĂ©siastique. En sa prĂ©sence Sydney Smith se jouait de propos humoristiques avec son frĂšre Bobus, qui commençait alors sa carriĂšre d'avocat â Souvenez-vous, Bobus, lui disait-il, que, lorsque vous serez lord chancelier, vous me confierez un des meilleurs bĂ©nĂ©fices, Ă votre nomination. â Oui, mon ami, rĂ©pondit l'autre; mais d'abord je vous ferai connaĂźtre toutes les bassesses dont les prĂȘtres sont capables. » A ces mots, levant les mains et les yeux au ciel, Talleyrand s'Ă©tait Ă©criĂ© Mais quelle latitude Ă©norme! » Ainsi passait-d le temps, Ă Londres, en la terrible annĂ©e 1793. Dans l'intervalle il avait rĂ©alisĂ© un agrĂ©able voyage dans le comtĂ© de Surrey, Ă Mickleham, oĂč il avait eu la joie de retrouver toute une colonie d'Ă©mi- grĂ©s, de son monde et de sa compagnie. M"*" de StaĂ«l, arrivĂ©e de France, venait de s'y installer, dans une propriĂ©tĂ© vaste et belle, dont le maĂźtre M. Locke, riche, accueillant, lui avait otĂŻĂ©rt la jouissance pour elle et ceux qui lui Ă©taient chers. Narbonne et son ami d'Ar- au moins pour des oreilles Ă©trangĂšres, il tenait, lĂ -dessus, un soir, cet Ă©trange propos Ă lord HoUand En vĂ©ritĂ©, mon cher Holland, n'est-ce pas un abus de termes d'appeler des paroles ce qu'interjetait Tallejrand? Il n'avait ni dents, ni, je crois, un palais dans la bouche, point d'amygdales, point de larynx, point de tra- diĂ©e, point d'Ă©piglotte, rien. » Evidemment le rĂ©vĂ©rend avait mal Ă©coutĂ©, Talleyrand, ayant, au con- traire, quand il voulait qu'on l'entendit, la voix grave et profonde. A cette bizarre opinion, nous opposerons le mot de MâąÂ» de StaĂ©l, qui passa tou- jours pour s'y connaĂźtre Si la conversation de M. de Talleyrand pou- vait s'acheter, je m'y ruinerais. » 128 Lv. l'i'.iNCK iK tali,iyrand blay, Mathieu » de StaĂ«l, le Directoire et Barras. â DĂ©marches successives de M'"^ StaĂ«l auprĂšs du jeune Directeur », pour obtenir de son influence la nomination de Talleyrand au ministĂšre des Relations extĂ©rieures. â Triple et diffĂ©rente version d'un mĂȘme fait. â Selon Barras; suivant Talleyrand ; d'aprĂšs M"' de StaĂ«l; le vrai de l'histoire. â Talleyrand ministre du Directoire; son rĂŽle, moins indĂ©pendant qu'il l'eĂ»t voulu ; ses vues personnelles, ses desseins de pacification gĂ©nĂ©rale de l'Europe, et comment il fut empĂȘchĂ© de les faire aboutir. â De premiers rapports avec Bonaparte; la fĂȘte donnĂ©e Ă l'hĂŽtel Galliffet, en l'honneur du signataire du traitĂ© de Campo-Formio. â Un dĂ©tail saillant de celte fĂȘte cĂ©lĂšbre. â Les lendemains politiques. â Origines de la campagne d'Egypte. â Initiative et complicitĂ© de Talleyrand; son entente secrĂšte avec Bonaparte. â Une entrevue matinale, avant le dĂ©part en Egypte. â RentrĂ©e de Talleyrand dans ses bureaux. â Les loisirs du ministre. â Des frĂ©quentations nĂ©cessaires dans le monde directorial. â Au Luxembourg. â En la ChaumiĂšre » de M"" Tallien. â Rue Chante- reine, en l'hĂŽtel de JosĂ©phine. â Chez les dames constitutionnelles ». â Par quelle suite de circonstances Talleyrand, ayant cessĂ© d'ĂȘtre mi- nistre, se mit en Ćuvre pour le redevenir, au service d'un nouveau pouvoir. â Retour opportun de Bonaparte. â Les intrigues prĂ©- liminaires du coup d'Ătat. â Renversement du Directoire; avĂšnement de Bonaparte; la part qu'y avait prise Talleyrand et ce qu'il en pen- sait, au fond de l'Ă me. Avant d'y reprendre pied, il dut s'apercevoir que bien du changement s'Ă©tait opĂ©rĂ© dans la sociĂ©tĂ© fran- çaise, depuis qu'il avait quittĂ© Paris pour l'Angleterre et l'Angleterre pour l'AmĂ©rique. Telle et plus forte 154 LE l'RINCK 1>K sera la surprise de l'arriĂšre-ban des Ă©migrĂ©s de 181'j, lorsque, au retour d'un si long pĂšlerinage, ils auront l'Ă©bahissement de ne retrouver jtlus rien en place, ni les gens ni les choses. Si enclin qu'il lĂŻil, par nature et jar raisonnement, Ă ne s'Ă©tonner jamais, le spectacle Ă©tait fait pour dĂ©roulei* d'abord son regard et sa pensĂ©e. Toule bonne comagniL* avait-elle disparu, d'un seul cou}», comme par l'elVet d'un soudain et unique naufrage? Le revenant d'AmĂ©- rique avait pu se j>oser cette question, les Ă©paves qui en surnageaient Ă©tanl si loin »erdues, si rares! Des renversements inouĂŻs de conditions avaient portĂ© au comble de la richesse les gens les moins aptes Ă s'en servir. Ătait-ce [Xssible? Des princesses de la finance, sortant on ne savait d'oĂč, se llatlaient d'avoir Ă leur ser- vice des duchesses Ă tabouret. La bascule de la hausse et de la baisse avait improvisĂ©, du jour au lendemain, de monstrueuses fortunes. Tout une plĂšbe dorĂ©e, sur- venue sans crier gare, projetait les Ă©claboussures de son luxe comme un outrage violent Ă la misĂšre commune. C'Ă©tait un pĂŽle- mĂȘle, un chaos sans nom des individus, des situations, des rangs... De pareils mĂ©langes, des heurts aussi incommodes, des coudoie- ments journaliers avec de telles parvenues sautĂ©es des halles sous les lambris dorĂ©s », c'Ă©tait pour mar- tyriser un goĂ»t dĂ©licat autant que le sien. Sans doute, mais devait- il user les heures Ă soupirer sur ce qui n'Ă©tait plus? Puisque le train de Texistence sociale Ă©tait celui-lĂ . maintenant; puisque Barras Ă©tait le maĂźtre et sa maĂź- tresse M"'^ Tallien Tidole; que M"" Lange 1 rĂ©gnait en ili C'Ă©tait le bon temps de sa cai riĂ©ro d'artiste bientĂŽt close, quand tout Paris raffolait d'elle, quand les bouqiiets et les offres s'amoncelaient Ă sa LA SOCIĂTĂ sors hV. D I RKCTOI H F. ISo second sur les mĆurs et les modes ; que M'"* de Bussy, Hamelin, de Vaulendon Ă©taient, aprĂšs celles-lĂ , les grandes dames du moment ; que les salons du nouveau genre ouvraient leurs portes sur la rue; qu'on ne se visi- tait plus dans les palais royaux dans les vieilles demeures aristocratiques, mais au Ranelagh, chez les glaciers, ou sous les bosquets d'Idalie; puisque, aussi bien, toutes ces choses Ă©taient prĂ©caires et provisoires ; que la RĂ©vo- lution s'Ă©miettait par morceaux, qu'elle s'en allait Ă la dĂ©rive et qu'il y aurait du nouveau, sans beaucoup tarder Talleyrand considĂ©ra que c'Ă©tait affaire Ă lui de s'en arranger du moins mal, de prendre le temps comme il venait, d'en tirer le meilleur parti possible, de s'en contenter, entin, jusqu'Ă ce que la vraie distinc- tion voulĂ»t bien reprendre sa place dans le monde. Les trente mois passĂ©s en AmĂ©rique lui avaient Ă©tĂ© profitables en considĂ©rations sĂ©rieuses, "en Ă©tudes sociales et mĂ©ditations instructives. Par contre avaient pĂąti, dans l'exil, les cotĂ©s lĂ©gers de son existence. Force lui avait Ă©tĂ© de rĂ©frĂ©ner sous ce vertueux climat de parti- culiĂšres curiositĂ©s et de certains entraĂźnements chers Ă sa faiblesse tout humaine. L'Ă©vĂšque » rapportait d'outre-mer comme un arriĂ©rĂ© de dĂ©sirs insatisfaits. Sous ce rapport, il arrivait Ă propos. Les mĆurs avaient un dĂ©libĂ©rĂ© extraordinaire... Les viveurs du Directoire et les citoyennes de l'an IV liaient partie si aisĂ©ment! De religion, il n'en restait guĂšre, sauf le souvenir d'un Ă©tat ar les amis de la bonne chĂšre; car, la boisson chinoise stimulatrice des fins pro- pos y arrosait des repas trĂšs substantiels, oĂč la frian- dise n'arrivait qu'Ă la fin. Terezia Tallien, la belle Hamelin, l'intĂ©ressante Ălise Moranges ce trio s'otl'rait souvent Ă sa vue, dans les cercles oĂč la mauvaise Ă©ducation du jour l'obligeait Ă frĂ©quenter. Elles Ă©taient fort goĂ»tĂ©es, assurĂ©ment. AussitĂŽt qu'elles avaient pris place, accouraient, flat- teurs, complaisants, animĂ©s de mille intentions ai- mables, ceux qu'on appelait leurs Ă©cuyers, pour ne dire pas leurs soupirants. Nommer la premiĂšre, l'ex-ThĂ©rĂšse Cabarus, l'ex- madame de Fontenay, la future princesse de Ghimay, Ă prĂ©sent la citoyenne Tallien, c'est prononcer ce nom que tout Paris rĂ©pĂšte, sur la promenade, aux tables de thĂ©, dans les rĂ©unions et les journaux. Sans doute, les femmes de Feydeau voudraient bien rabaisser la per- fection des lignes de son corps, de ses bras, de ses Ă©paules. Les libellistes du mĂȘme bord aihchent, autant qu'ils le peuvent, les nouvelles changeantes de son alcĂŽve, ses intrigues sur mille points entamĂ©es, ses ca- prices d'un jour ou d'une nuit, coupĂ©s de vagues retours Ă la foi conjugale, et l'impudeur de sa bruyante liai- LA SOCIĂTĂ SOIS LK Jl l KCTOI I? K 139 son avec Barras. Les jalousies, les mĂ©disances naissent, se renouvellent, tombent et meurent Ă ses pieds, â ses pieds nus cerclĂ©s de carlins d'or. Que lui importe! Elle n'est plus la Terezia, la femme du conventionnel, que Bordeaux avait vue debout sur un char, le bonnet rouge sur la tĂȘte, une pique Ă la main. Se souvient- elle seulement de ces tristes emblĂšmes, quand elle voit sur la peau mate de sa gorge ruisseler les dia- mants en cascade? Elle rĂšgne. Elle est bien la ClĂ©o- pĂ tre de la rĂ©publique directoriale. Elle est bien, comme on l'appelle encore, la fĂ©e du Luxembourg, de son sceptre lĂ©ger dispensant les grĂąces dĂ©sirĂ©es et gouvernant les roitelets, qui pensent gouverner Paris et la France. Lui disputer une part de cette souverainetĂ© de mode i' d'iniluence, c'est la chĂšre ambition de sa rivale Caroline Hamelin. Sensible comme une crĂ©ole 1, sen- timentale, Ă ses moments perdus et avec une vivacitĂ© qui la surprend elle-mĂȘme, romanesque par boutades, inlrigante par goĂ»t, il ne lui suttit point d'ĂȘtre le charme de tous les yeus. avec ses grĂąces de danseuse, sa tournure enchanteresse, son minois provocant et ses dents menues auxquelles seraient permises, pour leur blancheur et leur finesse, toutes les gourmandises imaginables. Elle en attend davantage. Ce n'est que la monnaie du rĂŽle qu'elle aspire Ă jouer. Son entourage Ă lui seul en dĂ©noncerait les signes trĂšs Ă©vidents elle ne se plaĂźt qu'auprĂšs des hommes en situation. Sa conte- nance n'est pas toujours sĂ»re dans les coulisses de la politique. On dit que si elle prĂȘte une oreille attentive 1 Une crĂ©ole de couleur, originaire de Saint-Domingue, un reste de la mulĂątresse se mĂȘlait Ă ses i.'rĂąces lascives. IGO LK PRINCI- lK TALLKYIIAMJ aux uns, c'est Ă dessein de renseigner secrĂštement les autres par amour ou par intĂ©rĂȘt. Elle a, pourtant, des visiteurs empressĂ©s et considĂ©rajjles, comme le finan- cier Ouvrard, comme Chateaubriand mĂŽme, grand dĂ©fenseur du trĂŽne et de l'autel... Et Talleyrand eĂ»t regrettĂ© de ne pas en ĂȘtre. Quant Ă Ălise Moranges, la moindre en importance de ces trois merveilleuses », il l'avait rencontrĂ©e, autrefois, dans un moment propice oĂč son cĆur Ă©tait libre, mais il avait manquĂ© l'occasion rare. Des regrets lui en reviennent, lorsqu'il la considĂšre si parĂ©e, si pimpante et de propos si engageante. D'agrĂ©ables minutes lui furent acquises en ces rĂ©u- nions », les soirs oĂč, de sa place, commodĂ©ment assis, il contemplait les Ă©volutions de la belle Hamelin dansant la gavotte, s'il n'Ă©tait pas chez M""" Tallien, voisinant Ă table entre la sensible Ălise Moranges et la dĂ©cevante Juliette Bernard, â la plus virginale des coquettes, an- gĂ©liquement Ă©levĂ©e au couvent du PrĂ©cieux Sang et mariĂ©e, pour la forme, au banquier RĂ©camier, en la fleur de ses dix-sept ans. A des heures plus tardives, la causerie rĂ©clamait ses droits dans le coin des hommes d'esprit. Montrond, le Luttrel de Paris, comme l'appela Sydney Smith, lançait un sarcasme, Dorinville glissait un madrigal, Narbonne une pointe hardie, Talleyrand une insinuation pleine de sens ou l'imprĂ©vu d'une riposte. On faisait, un instant, silence pour entendre GarĂąt, l'enfant gĂątĂ© du succĂšs chantant les couplets en vogue satiriques ou frivoles. Puis, les propos repre- naient plus alerles, plus audacieux surtout entre les couples plus rapprochĂ©s. Lors, Talleyrand avait de quarante-deux Ă quarante- trois ans, â la figure froide, les yeux inanimĂ©s, la LA SOCIĂTĂ SOUS LE DIRECTOIRE 161 parole aisĂ©e ou rare, selon qu'il lui plaisait de s'en servir, mais, dans ce mĂ©lange ambigu, un air parfait de distinction, un port plein de dignitĂ©, un singulier attrait. L'atteinte des annĂ©es lui avait Ă©tĂ© indulgente et lĂ©gĂšre. Pas une ride en formation ne sillonnait son visage frais et arrondi. Ses yeux d'un gris bleu nuancĂ© avaient gardĂ© toute leur vivacitĂ© pĂ©nĂ©trante. Des personnes non suspectes de complaisance Ă son Ă©gard allaient jusqu'Ă louanger sa dĂ©marche traĂźnante, son pied boiteux lui donnant, selon ce qu'elles pensaient y voir, quelque chose de plus grave, de plus accentuĂ©. Il portait, Ă la maniĂšre de certains merveilleux du temps, dont il avait fait ses compagnons, ses amis, tels que Montrond et AndrĂ© d'Ar- belles, le costume fantaisiste du Directoire. On le jugeait fort Ă son avantage, l'ancien abbĂ© Maurice, avec la per- ruque poudrĂ©e, la cravate haute, les boucles d'oreilles, l'habit et la culotte courte de 17S7. En ces milieux sans gravitĂ© il rĂ©vĂ©lait un art de faire la cour et des maniĂšres d'ancien rĂ©gime, que n'avaient pas appris, Ă pareille Ă©cole, les galants de la RĂ©volution. Les belles souriaient Ă l'expression caractĂ©ristique de sa physionomie, mĂȘlĂ©e de noncha- lance et de malignitĂ©, Ă cet air d'autrefois, que lui don- nait une tĂšte Ă©lĂ©gante et fine, parfumĂ©e, poudrĂ©e, Ă ce qu'avait de hardi, d'impertinent et d'engageant Ă la fois sa conversation. Que dis-je! Il y rĂ©ussissait, parfois, plus qu'il ne l'aurait souhaitĂ©. Des aventures se jetaient Ă sa tĂȘte, qu'il n'avait pas cherchĂ©es, des succĂšs qu'il ne tenait pas Ă poursuivre, encore moins Ă conserver. Un soir, en sortant d'un salon, qui Ă©tait peut-ĂȘtre celui de M"'' de StaĂ«l, la femme d'un fournisseur des armĂ©es, une M'"'' Dumoulin, encore sous le charme, s'Ă©tait Ă©criĂ©e qu'elle ne saurait rien refuser Ă un homme 11 102 I^K PI'.INCK IK TALLKYRANb aussi sĂ©duisant et cela sans qu'il eĂ»t besoin de l'en sol- liciter beaucoup, iĂ©uĂ©reuse, elle fit comme elle l'avait dit; mais la reconnaissance en fut courte, si nous en prenons pour mesure un uiot du berger Ă la bergĂšre. 11 recevait chez lui I . L'assistance Ă©tait belle et choisie, comme Ă l'accoutumĂ©e. GarĂąt venait de chanter avec tout le feu dont il Ă©tait capable l'une des romances en AOgue. Les femmes en avaient les cils mouillĂ©s, et la Dumoulin plus qu'aucune autre se pĂąmait d'un voluptueux atten- drissement. ArrĂȘtant de la main le maĂźtre de la mai- son, qui passait entre les groupes Mon vieil ami, soupira-t-elle, quel chanteur que ce GarĂąt ! » L'Ă©pithĂšte parut familiĂšre Ă Talleyrand Votre vieil ami, soit, mais votre jeune adorateur; car, nos sentiments, je crois, n'ont pas dĂ©passĂ© la huitaine. » Il avait rĂ©pondu mezza voce ; cependant, Narbonne et Montrond l'entendirent, et ce fut assez pour que tout le monde en fĂ»t instruit le lendemain. De cercles choisis il n'en subsistait guĂšre; encore se connaissait -on des maisons ouvertes au plaisir de se retrouver entre soi et de causer. Elle n'Ă©lait pas entiĂš- rement perdue cette tleur de politesse, dont on pleurait l'absence. Aussi bien un peu d'ordre commençait Ă se refaire dans la cohue des classes. Ghacun tendait Ă 3' reprendre sa place. 11 Ă©tait visible que M"'*' Angot ne tenait plus le haut du pavĂ©. Une certaine reprise de luxe mieux ordonnĂ© faisait prĂ©sager des transformations prochaines. Des Ă©garĂ©es de l'ancienne aristocratie un peu dĂ©chues, un peu compromises pour cause d'aven- tures liĂ©es avec des Jacobins, parce qu'elles n'avaient pu s'y soustraire, parce qu'il leur avait fallu sauver Il Ce fut pendant son ministĂšre. LA SOCIĂTĂ SOUS LK DIUECTOIHK 1'.3 leur tĂȘte et vivre, mais ayant gardĂ© les qualitĂ©s de leur Ă©ducation, la grĂące, l'Ă©lĂ©gance, traversent les rĂ©ceptions cju Luxembourg; elles y ont apportĂ© la dis- tinction et la tenue. Le Directoire, en un mot, se raffine sans cesser d'ĂȘtre ce qu'il fut, d'un point Ă l'autre de sa brĂšve et Ă©trange destinĂ©e une Ă©poque bĂ©nie pour les femmes. Elles n'ont pas quittĂ© le premier plan de la scĂšne. Jamais, sinon du temps de la Fronde, elles ne disposĂšrent d'une telle et si manifeste influence. Elles avaient raison d'en user et mĂȘme d'en abuser. Car, le temps Ă©tait proche oĂč la volontĂ© d'un soldat de fortune supprimerait d'un geste brusque cet aimable Ă©tat de choses. En attendant, elles respiraient, elles vi- vaient sous un rĂ©gime de tolĂ©rance, oĂč le charme de leur voix sĂ©duisait les puissants... Ă©tonnĂ©s de l'ĂȘtre. C'est par elles qu'on espĂšre acquĂ©rir des places, des comman- dements, des parts de bĂ©nĂ©fices. C'est Ă elles que les Ă©migrĂ©s font parvenir leurs demandes de radiation sur les listes ou de restitution d'une partie de leurs patri- moines. Tant de nĂ©gociations et d'affaires les mettent en mouvement que le meilleur de leur temps s'y dĂ©pense, qu'elles en gardent juste assez pour la toi- lette et les amours. Qu'on se fasse Ă©couter de JosĂ©phine, dont Barras fut un des fournisseurs gĂ©nĂ©reux de vivres et d'argent, quand elle coulait les jours en sa maison de campagne de Croissy, ou qu'on passe par le bou- doir de la belle thermidorienne Terezia Cabarrus, c'est le plus sur chemin Ă prendre pour qu'il vous soil fait grĂące ou justice. Barras, qui les eut Ă son vouloir toutes les deux, jusqu'Ă ce qu'il eĂ»t repassĂ© celle- ci, la plus belle et la plus coĂ»teuse, au hnancier Ou- vrard sous la rĂ©serve de retours facultatifs et qu'il eĂ»t poussĂ© celle-lĂ , la moins passionnĂ©e et la plus Ă©lour- 164 LE PRINCK DE TALEE YRAND die, entre les bras du gĂ©nĂ©ral Bonaparte, Barras eut beaucoup de requĂȘtes Ă entendre de la premiĂšre et de la seconde, pour elles et leurs amis. Les obligeantes sol- liciteuses furent lĂ©gion, au petit lever du Directeur. Hardi, tapageur, sans mĆurs, un peu souteneur », vĂ©nal et prodigue, mercenaire, quelquefois, en ses pro- tections, au reste fonciĂšrement bon, insouciant jusqu'Ă l'imprudence dans le placement de ses attentions, serviable autant qu'il le pouvait ĂȘtre, complaisant Ă remettre en selle les gens tombĂ©s par maladresse ou par disgrĂące, et connu des unes et des autres comme Ă©tant tout cela, il en Ă©tait journellement assailli. Il y rĂ©- sistait mal, soit qu'il cĂ©dĂąt Ă l'attrait d'un dĂ©sir fĂ©mi- nin s'exprimant avec vivacitĂ©, soit qu'il caressĂąt l'espoir que la douceur de la rĂ©compense ne serait pas en reste sur le prix du service rendu. A l'intercession d'une ancienne religieuse, M""^ de Chastenay, il accordera la nomination de Real en qualitĂ© de commissaire du gou- vernement pour le dĂ©partement de la Seine. A la grĂące priante de JosĂ©phine de Beauharnais il donnera ce retour de satisfaction l'imprudent ! d'appeler Bonaparte au commandement de l'armĂ©e d'Italie. Aux chaleu- reuses instances de M""*" de StaĂ«l il rendra cette justice de remettre entre les mains de ĂŻalleyrand le portefeuille des Aflaires Ă©trangĂšres. Car, il fut dans la destinĂ©e de Barras de grandir et d'Ă©lever contre lui-mĂȘme ces bour- reaux d'ambition Bonaparte et Talleyrand, qui s'uni- ront pour le renverser. * * Depuis qu'il Ă©tait rentrĂ© en France, l'ancien Ă©vĂȘque d'Autun n'avait pas consommĂ© son temps et ses soins en pure perte, ayant su les faire concourir Ă l'agrĂ©- LA SOCIĂTĂ SOUS LK DIRECTOIRF 1G5 ment de sa vie; mais la maniĂšre sans gloire et sans autoritĂ© dont il s'y Ă©tait dĂ©pensĂ©, â sauf des intervalles d'Ă©lucubralions sĂ©rieuses, en vue de l'AcadĂ©mie des Sciences morales, qui lui avait ouvert ses portes, â n'Ă©tait pas de nature Ă rassasier une intelligence comme la sienne, Ă©prise Ă la fois d'Ă©picurisme voluptueux et de puissance. Ses talents, son amour des grandes affaires et ses besoins d'argent languissaient dans l'attente, M""" de StaĂ«l, qui n'Ă©tait jamais en repos sur le bien qu'elle pouvait procurer Ă ses amis, eut l'impatience gĂ©nĂ©reuse de hĂąter l'occasion. Comme nous le savons et l'avons dit, elle avait contribuĂ© par d'activĂ©s dĂ©marches Ă l'obtention de son rappel en France. DĂ©sireuse, main- tenant, que les Ă©minentes qualitĂ©s de Talleyrand fussent haussĂ©es Ă une situation digne de lui, elle se mit en campagne afin de leur en faciliter les voies. Telle Ă©tait bien l'intention prĂ©cise qui, dans la seconde semaine de juillet 1797, l'avait portĂ©e chez le gĂ©nĂ©ral Barras. Mais, en passant, nous venons de souligner un point d'importance en la vie politique de Mâą* de StaĂ«l et qu'il convient de rappeler ici la fille de Necker n'avait d'ami que Barras dans le gouvernement des Cinq, presque aussi dĂ©pourvu de bonnes intentions Ă son Ă©gard que l'avait Ă©tĂ© le ComitĂ© des Douze. Elle revenait tout fraĂźchement de l'exil oĂč l'avait envoyĂ©e le Directoire pour y mĂ©diter Ă son aise sur l'influence des passions 1. Ses infortunes â que ^1 Nous voulons parler de l'ouvrage cĂ©lĂšbre dont elle avait alors l'es- prit et la plume occupĂ©s De Vinfluence des passions sur le bonheur des individus et des nations. Elle avait fondĂ© beaucoup d'espoir sur ce livre pour flĂ©chir les rigueurs du Directoire. C'Ă©tait, Ă son dire, le testament de sa pensĂ©e; elle le lĂ©guait Ă la postĂ©ritĂ©, afin qu'il y portĂąt son nom. Je veux lĂącher de l'avoir faitavant trenteans, pour mourir, Ă cet Ăąge, connue et regrettĂ©e. » Le 20 aoĂ»t 1196, elle on avait annoncĂ© l'envoi prochain Ă 406 LE PRINCE DE TALLEYHANb NapolĂ©on entretiendra, f»endant quinze annĂ©es, avec un acharnemeni inouĂŻ â dataient mĂŽme d'un peu plus haut. La Convention s'Ă©tail occuiĂ©e d'elle et de ses allĂ©es et venues en faveur des Ă©migrĂ©s, de maniĂšre Ă lui faire comprendre que le sĂ©jour de Paris lui serait une rĂ©sidence malsaine. A la suite d'une attaque fu- rieuse dirigĂ©e contre elle, en pleine AssendlĂ©e, par le dĂ©putĂ© Legendre, puis d'un ordre formel de quitter le territoire français, que les protestations de l'ambas- sadeur de SuĂšde, son mari, avait pu faire rapporter du ComitĂ© de Salut public, sans en rendre la menace moins imminente, elle avait dĂ» se rĂ©signer au dĂ©jtart. DĂšs la constitution du rĂ©gime nouveau, elle s'Ă©tait attendue Ă regagner son hĂŽtel de la rue de Grenelle avec les honneurs de la guerre. Mais un certain ministre de la Police gĂ©nĂ©rale, que tourmentait un zĂšle Ă©trange et qui, jour et nuit, eĂ»t inventĂ© des conspirations pour la seule joie d'avoir Ă les dĂ©noncer, Cochon de Lapparent, s'Ă©tait trouvĂ© lĂ comme Ă dessein de lui en enlever aussitĂŽt l'illusion. D'accord avec un jurisconsulte retorsautant que lui-mĂȘme â Merlin de Douai, c'Ă©tait tout dire â l'un de ses premiers soucis avait Ă©tĂ© de lui faire interdire le sol de France, en arguant de sa qualitĂ© d'Ă©trangĂšre. Et comme elle s'Ă©tait indignĂ©e, rĂ©voltĂ©e, contre cette clause injuste, comme on avait appris qu'elle s'agitait beaucoup et parlait de passer la frontiĂšre, comme il avait Ă©tĂ© dĂ©clarĂ© que sa rĂ©sidence de Goppet Ă©tait une vĂ©ritable agence d'informations au service des ennemis du Direc- toire, la baronne de StaĂ«l, fiUo JVecker, avait Ă©tĂ© prĂ©venue qu'un dĂ©cret d'arrestation Ă©tait suspendu sur sa tĂštel. Roederer, dans les termes suivants i Vous recevrez sous peu un ouvrage de moi pour lequel je vous demande votre appui. » ^1 22 avril 179G 3 florĂ©al an IV. » Le Directoire exĂ©cutif, informĂ© que LA SOCIĂTĂ SOUS 107 De plus on avait lancĂ© contre elle un agent secret â l'agent Rousselet, dont la mission d'espionnage fut vaine, d'ailleurs, â Ă charge de s'assurer de ses ]>apiers et, au besoin, de sa personne 1. Enfin, elle avait pris sur elle de se tenir au calme, de se montrer plus circons- pecte, tout en n'arrĂȘtant point ses actives dĂ©marches afin qu'on lui permĂźt de rentrer en France. Et les surveil- lances policiĂšres s'Ă©taient relĂąchĂ©es et ce qu'elle dĂ©sirait tant lui avait Ă©tĂ© accordĂ©. Elle avait pu reprendre, Ă Paris, son gouvernement mondain, rappeler ses fidĂšles, et goĂ»ter, Ă nouveau, dans la compagnie de son cher Benjamin Constant, dont l'absence et des projets de ma- riage TaAaient rendue inquiĂšte, la douceur d'aimer et de vivre ». C'Ă©tait aux alentours du 29 janvier 1797. Ce 10 pluviĂŽse an V, elle avait Ă©crit d'une ]lume encore fiĂ©vreuse Ă Roederer M. de Talleyrand vous amĂšnera et vous verrez ce qu'on appelle une exilĂ©e. La persĂ©cution est, au reste, si commune en tem[»s de rĂ©volution, qu'il ne reste que la peine et pas du tout l'honneur. » Elle s'Ă©tait rejetĂ©e, naturellement, avec sa turbulence la baronne de StaĂ«l, prĂ©viMuie d'ĂȘtre en correspundanre avec des Ă©migrĂ©s et des conspirateurs et les plus grands ennemis de la RĂ©publique et d'avoir participĂ© Ă toutes les trames, qui ont lumpromis la tranquillitĂ© de l'Etat, est sur le point de rentrer en France, pour continner d'v fomenter i\r nouveaux troubles, dĂ©crĂšte que la baronne sera arrĂȘtĂ©e si elle franchit la frontiĂšre et conduite par-devant le ministre de la Police gĂ©nĂ©rale, qui l'interrogera et transmettra son rapport au Directoire. Le prĂ©sent arrĂȘtĂ© ne sera pas imprimĂ©. » Archives nationales, F > il II s'en Ă©tait fallu de peu qu'elle ne tournĂąt fort mal pour l'ex-ambas- sadrice, si l'on en juge par cette lettre Ă©crite sous le coup de la plus vive Ă©motion Que je suis lasse! J'en rĂ©chappe cVune belle! Je ressemble Ă nos Mes- sieurs du Direrloire. Mes chevaux ont couru plus qu'Ă l'ordinaire. J'ai eu peur. Quoi qu'il en soit, me voilĂ , et vous, que nous direz-vous de nou- veau? » Archives natiomios, AF. 111. 351. 108 LK 1>R1NCK I»F- TALLKYRAM habituelle, sa fougue et sa passion de nature, dans la mĂȘlĂ©e des partis. On n'avait ias rapportĂ© l'arrĂȘtĂ© du l> florĂ©al la visant Ă litre d'Ă©trangĂšre. C'Ă©tait encore une vague menace tenue en l'air. Elle pou- vait en garder de l'inquiĂ©tude. Mais elle se sentait plus protĂ©gĂ©e, maintenant qu'elle Ă©tait une amie de Barras ou se croyait telle; et c'est dans le cabinet de Barras que nous l'avons laissĂ©e, tout Ă l'heure, plai- dant la cause des premiĂšres ambitions ministĂ©rielles de Talleyrand. Elle y dĂ©pensait beaucoup de feu, l'ardente M""" de StaĂ«l; cependant elle ne parvenait pas Ă enfoncer les traits de la conviction dans l'esprit de celui qui l'Ă©coutait. Ici s'interjette, avec ses inexactitudes flagrantes, avec ses retours de colĂšre et de ressentiment tardit contre l'un des fauteurs du 18 brumaire, la version qu'a prĂ©sentĂ©e Barras des successives dĂ©marches tentĂ©es auprĂšs de lui par Mâą^ de StaĂ«l, et qui nous la montre s'Ă©vertuant de discours en faveur de Talleyrand, soit au nom de son amitiĂ© personnelle, soit pour le bien espĂ©rĂ© de son parti. Tout Ă l'heure aura son tour l'exposition trĂšs raccourcie et bien diffĂ©rente de Talleyrand lui-mĂȘme. L'Ă©loquente M""" de StaĂ«l poursuit son plaidoyer, oubliant qu'elle n'est pas en odeur de saintetĂ© dans le cĂ©nacle et que de fortes prĂ©ventions sont armĂ©es contre elle et contre son protĂ©gĂ©. La situation de Talleyrand, dit-elle, est difficile autant au matĂ©riel qu'au moral. Il serait de justice et de nĂ©cessitĂ© qu'une fonction publique vĂźnt le tirer d'embarras et lui permettre, en mĂȘme temps, de servir les intĂ©rĂȘts de la RĂ©publique et de vivre. Barras entend bien, mais rĂ©siste. Un secret pressentiment l'avertit qu'il ne lui arrivera rien de bon Ă mettre sur son chemin ce dĂ©barquĂ© >^, comme il âąLA SOCIĂTĂ SOUS LE DIRKCTOIRK 169 l'appelle en ses prolixes mĂ©moires, â un Ă©trange pĂȘle- mĂȘle d'imaginations extravagantes, de rancunes et de vĂ©ritĂ©s. Quoique Talleyrand n'eĂ»t pas mĂ©nagĂ© les pro- testations d'attachement Ă Barras, qu'il eĂ»t envoyĂ©, en premiĂšre ambassade, Benjamin Constant, animĂ© d'un double zĂšle, qu'il eĂ»t mis en avant des relations directes et indirectes, pour en renforcer les moyens, et qu'aprĂšs s'ĂȘtre servi des hommes il eĂ»t employĂ© sa derniĂšre rĂ©serve, qui Ă©tait de faire marcher les femmes, on se dĂ©fiait de lui, non sans raison, au Directoire. Depuis qu'il avait fondĂ© le Cercle constitutionnel, on le soup- çonnait de mille brigues et manĆuvres, caressant, lĂ , chacun selon ses tendances, de maniĂšre Ă se faire de tous des alliĂ©s, rappelant au groupe des amis de M""^ de StaĂ«l qu'il Ă©tait restĂ© l'homme de 1789, l'ami des Necker et des Mirabeau; jurant de ses sympathies pour la Gironde aux girondins, remĂ©morant aux dantonistes qu'il devait Ă Danton sa, mission en Angleterre et la vie mĂȘme; enfin gardant des complaisances discrĂštes Ă l'Ă©gard des jacobins plus ou moins convertis. Cependant, M""" de StaĂ«l, aussi persĂ©vĂ©rante [ue pres- sante en ses dĂ©sirs, est retournĂ©e Ă la charge; elle ne lĂąchera prise que Barras ne l'ait assurĂ©e de recevoir Talleyrand. Youlez-vous, ce soir, Ă 9 heures? » demande-t-elle, sans perdre une minute. Le ren- dez-vous aura lieu. A l'instant fixĂ©, Talleyrand s'an- nonce; il pĂ©nĂštre, sur les pas de M'"^ rotos, avec sa chaleur d'Ă me accoutumĂ©e. Et Barras alors trĂšs menacĂ© on intriguait contre lui, on parlait de TairĂȘter estima prudent de faire entrer son nouvel ami dans la prochaine combinaison ministĂ©rielle pour en recueillir, on sait quoi des satisfactions mo- mentanĂ©es et courtes, d'amĂšres dĂ©ceptions plus tard. Enfin nous aimons Ă penser que ses collĂšgues vou- lurent bien faire entrer dans les raisons de leur choix des considĂ©rations comme celles-ci que ĂŻalleyrand avait de nombreuses et utiles relations en Europe qu'il lui fut donnĂ© par ses rapports suivis avec des hommes, comme Choiseul et Yergennes, de pĂ©nĂ©trer les mys- tĂšres de l'ancienne diplomatie ; et que nul, en France, ne possĂ©dait une vue plus juste et plus sĂ»re de celle jue rĂ©clamait, dans une situation europĂ©enne aussi troublĂ©e, ce qu'on l'a toujours trouvĂ© depuis, un nĂ©gociateur l'ort habile. Les amis de la libertĂ© souhaitaient que le Directoire s'affermĂźt par des mesures constilutionnelles et qu'il choisĂźt, dans ce but, des ministres en Ă©tat de soutenir le gouvernement. .M. do Talleyrand semblait, alors, le meilleur choix jiossible pour le dĂ©partement des affaires Ă©trangĂšres, puisqu'il vou- lait bien l'accepter. Je le servis efficacement, Ă cet Ă©gard, en le faisant prĂ©- senter Ă Barras par un de mes amis, et en le faisant recommander avec force. M. de Talleyrand avait besoin qu'on l'aidĂąt puur arriver au pou- voir ; mais il se passait ensuite trĂšs bien des autres pour s'y maintenir. Sa nomination est la seule part que j'aie eue dans la crise, qui a prĂ©cĂ©dĂ© le 18 fructidor, et je croyais ainsi la prĂ©venir; car, on pouvait espĂ©rer que l'esprit de M. de Talleyrand amĂšnerait une conciliation entre les deux partis. » M"" de StaĂ«l, ConsidĂ©rations sur la RĂ©volution.; LA SOCIĂTĂ SOUS LE DIRECTOIRK 1*75 le nouvel ordre de choses, sorti de la grande mutation nationale de i7S0 1. DĂšs le jour de sa nomination, il Ă©crivit Ă M'" de StaĂ«l la lettre suivante, oĂč ne se dĂ©couvre qu'Ă demi sa joie rĂ©elle de l'avoir apprise Me voilĂ donc encore ministre. J'ai des raisons de position pour en Ă©U'e bien aise, des raisons de caractĂšre pour en ĂȘtre fĂąchĂ©; c'est fort loin d'ĂȘtre un plaisir complet. J'irai vous voir, ce soir. Je vous remercie de l'extrait que vous m'avez envoyĂ©. » Talleyrand se rendit, le lendemain, au Luxembourg, pour y remercier Barras; et, le 28 novembre, il prit la succession de Charles Delacroix aux AtĂźaires extĂ©- rieures. On l'avait fait ministre par la grĂące d'un accord sou- dain. 11 s'Ă©tait rendu ministĂ©riel d'emblĂ©e. Il avait aus- sitĂŽt revĂȘtu le caractĂšre et les dehors de ses fonctions, comme pour supplĂ©er par son autoritĂ© propre au man- que d'espace et d'initiative oĂč le comprimaient les suscep- tibilitĂ©s jalouses des gouvernants. DĂšs lors Talleyrand en imposait par une dignitĂ© naturelle et simple, inhĂ©- rente Ă l'air de sa personne, Ă tout son maintien, et qui respirait jusque dans ses façons d'ĂȘtre insouciantes et dĂ©tachĂ©es. Tout en laissant envahir son cabinet d'au- dience, sa chambre, sa maison, il avait une maniĂšre, qui ne se dĂ©finissait point, de tenir respectueux et dĂ©- fĂ©rents les gens les moins disposĂ©s Ă le paraĂźtre. Il s'en souviendra, sur le tard, non sans un retour d'intime satisfaction. Ses proches l'entendront le leur rappeler J'ai Ă©tĂ© ministre, sous le Directoire; toutes les bottes ferrĂ©es de la RĂ©volution ont traversĂ© mon antichambre, Il Cf. Pallain, Le Minisli're de Talleyrand sotia le Directoire, introd. 176 LK I'F\INCK DE TALLEYRAND sans que jamais personne ail imaginĂ© d'ĂȘtre familier avec moi » 1. L'un de ses premiers actes officiels notoires fut la cir- culaire diplomatique, oĂč il se chargea d'expliquer aux cabinets de l'Europe le coup d'Ătat du 18 fructidor. La rĂ©pression avait Ă©tr rigoureuse sans ĂȘtre cruelle, contre les monarchistes et les clichiens » soudovĂ©s par l'Ă©tranger. Les attaquants n'auraient pas eu la main plus lĂ©gĂšre s'ils avaient Ă©tĂ© les vainqueurs 2. Pichegru dĂ©portĂ© n'en fardait pas l'expression Si nous avions vaincu, les rĂ©volutionnaires n'en eussent pas Ă©tĂ© quittes pour la dĂ©portation. » A la suite de fructidor, une sorte d'explosion rĂ©volutionnaire s'Ă©tait produite dans tout l'occident de l'Europe, en Irlande, en Hol- lande, sur le Rhin, au PiĂ©mont, Ă Rome, Ă Naples, de sorte que, selon le mot de Michelet, la France Ă©tait appa- rue dans toute la majestĂ© d'une RĂ©publique mĂšre entou- rĂ©e de ses fdles. Ombres passagĂšres, fantĂŽmes de rĂ©pu- bliques et qui s'Ă©vanouiront, au premier tremblement du sol!... S'associant Ă la politique du Directoire, Tal- leyrand s'appliqua Ă justifier par ses dĂ©pĂšches aux reprĂ©sentants de la France, en des termes fort habiles, 1 Il y eut des exceptions pourtant, dont il ne plaisait pasĂ sa mĂ©moire de se souvenir. Rewbell, usait-il de formes si correctes et de tant de con- sidĂ©ration dans les mots, un matin, oĂč, Ă la suite d'une violente discussion, il lui jetait uneĂ©critoire Ă la tĂȘte en lui criant Vil Ă©migrĂ©! tu n'as pas le sens plus droit que le pied! » Au reste, Rewbell avait tort de repro- cher Ă Talleyrand le manque de rectitude de sa dĂ©marche, lui dont les deux yeux divergeaient d'une si terrible maniĂšre. Talleyrand le lui fit bien sentir et ce fut sa juste revanche. Rewbell lui demandait comment allaient les choses De travers, monsieur, comme vous les voyez », rĂ©pondit-il. 2 On reprochera presque au Directoire d'avoir usĂ© de mollesse, Ă l'Ă©gard des royalistes, qui avouaient leur alliance avec les Anglais. MalgrĂ© Barras et le gĂ©nĂ©ral Augereau, La RĂ©veilliĂšre voulut qu'on les Ă©pargnĂąt plus qu'ils ne l'auraient Ă©pargnĂ© lui-mĂȘme. LA. SOCIĂTĂ SOUS LE DIRECTOIRE 177 cette victoire du grand parti rĂ©publicain sur les me- nĂ©es royalistes Vous direz que le Directoire par son courage, par rĂ©tendue de ses vues et le secret impĂ©nĂ©trable, qui en a prĂ©parĂ© le succĂšs, a montrĂ© au plus haut degrĂ© qu'il possĂšde l'art de gouverner, dans les moments les plus difificiles. » ~~ Une si belle flamme se dĂ©pensant au service du rĂ©gime instable, dont il dĂ©tenait un des ressorts, ne l'em- pĂȘchait pas de regarder plus loin dans l'avenir et de suivre avec une curiositĂ© particuliĂšrement Ă©veillĂ©e la course victorieuse du futur chef de la France dans les plaines de l'Italie. Les vues qu'il apportait au dĂ©parte- ment des Affaires Ă©trangĂšres, ne s'Ă©taient pas Ă©cartĂ©es de leurs principes, depuis que les armĂ©es de la RĂ©pu-r blique, sans avoir eu besoin d'attendre l'apparition de Bonaparte en 1796, avaient libĂ©rĂ© le territoire national et portĂ© ses frontiĂšres jusqu'aux limites extrĂȘmes tracĂ©es par la nature. Telles les avait-il posĂ©es, quand la RĂ©vo- lution avait Ă repousser l'effort de l'Europe coalisĂ©e, telles aurait-il souhaitĂ© qu'elles fussent reconnues justes sous le Directoire et aprĂšs le Directoire. La Savoie acquise, la Belgique revenue Ă la France comme un dernier et prĂ©cieux lambeau de Tapanage JMarie de Bourgogne, que vouloir de plus? Le territoire français ne se trou- vait-il pas assez ample, assez plein dans son harmo- nieuse composition 1? Il avait atteint le point terminus que sa vraie grandeur, que la juste mesure de ses forces permettaient de lui dĂ©sirer. Aller au delĂ , c'Ă©tait dĂ©truire 1 Vergennes disait en 178'i La France, constituĂ©e comme elle l'est, doit craindre les agrandisse- ments bien plus que les ambitionner; plus d'Ă©tendue serait un poids placĂ© aux extrĂ©mitĂ©s qui en affaiblirait le centre. 12 178 LE PRINCK DK TALLEYRAND \esr belles proportions naturelles du pays, c'Ă©tait enta- mer une politique de conquĂȘte aux rĂ©actions inĂ©vitables. Cependant, l'Ă©lan Ă©lait imjtrimĂ©. Les Ă©vĂ©nements allaient plus vite et frappaient plus tort que les nieil- lleures raisons d'Ătat. Pai* delĂ les Alpes, le gĂ©nĂ©ral en chef de l'armĂ©e d'Italie poursuivait une action militaire Ă©blouissante. Sur le mĂȘme sol Ă©ternellement convoitĂ© et pour des fins non moins problĂ©matiques il renouve- lait, Ă plus grands coups, les tentatives multipliĂ©es des anciens rois de France, de Charles YIII Ă Louis XJV. L'enchaĂźnement en paraissait si merveilleusement con- duit! L'Ă©clat de ces faits d'armes jetait de si beaux feux que la prudence d'un Talleyranden Ă©tait elle-mĂȘme fas- cinĂ©e. C'est entre les prĂ©liminaires de paix, Ă LĂ©oben, et la signature du traitĂ© de Campo-Formio qu'il Ă©tait devenu ministre. Bonaparte en avait fĂ©licitĂ© le Direc- toire et lui avait envoyĂ©, Ă lui Talleyrand qu'il n'avait jamais vu, une lettre fort obligeante. Les rapports Ă©taient entamĂ©s. La correspondance Ă©tait ouverte. Talleyrand possĂ©dait l'art de louer et de rĂ©pondre aux louunges. De son Ă©critoire s'envolaient Ă l'adresse du vainI R KCTOI RK 179 de ees mots Ă longue portĂ©e, qui devancent lu l'ortune 't font penser au courtisan, dont l'instinct averti ressent l'approche du maĂźtre. Le gouvernement rĂ©publicain ne considĂ©rait pas avec une Ă©gale sĂ©rĂ©nitĂ© les espĂ©rances et les intĂ©rĂȘts en foule,, {ui se serraient autour de l'unique Bonaparte. Lazare Hoche, le seul homme qui eĂ»t Ă©tĂ© capable d'arrĂȘter la contre-rĂ©volution, s'il eĂ»t vĂ©cu, avait signalĂ©, pour qu"on s'en gardĂąt, l'astre inquiĂ©tant qui s'Ă©tait levĂ© vers l'Italie. Avant que la victoire de Castiglione fĂ»t connue, il avait Ă©tĂ© question de rappeler Bonaparte Ă Paris. Puis, les fulgurants coups d'Ă©pĂ©e qui suivirent et les secours providentiels, que prĂȘtĂšrent, en des instants critiques, au chef de l'armĂ©e d'Italie plein de tumulte et d'audace des gĂ©nĂ©raux habiles et silen- cieux comme MassĂ©na,. l'avaient rendu hors d'atteinte. Et maintenant, ces mĂȘmes hommes, qui avaient tant Ă craindre de lui, devaient le couronner de leurs louanges et l'accueillir en triomphateur. AprĂšs avoir signĂ©, Ă Canipo-Formio avec l'Autriche, et n'avoir fait qu'une apparition au congrĂšs de Bastadt, oĂč restaient des questions en litige entre la BĂ©publique française et l'Empire, Bonaparte s'Ă©tait rendu Ă Paris pour demander au Directoire des ordres, un nouveau champ d'action, une autre armĂ©e, sachant qu'Ă Paris on ne garde le souvenir de rien I et qu'il faut toujours forger du nouveau sur l'enclume de la popularitĂ©. DĂšs le soir de son arrivĂ©e, il envoya, d'urgence, un aide de camp au ministre des Belations extĂ©rieures, dont l'assistance lui avait Ă©tĂ© prĂ©cieuse, en cette grande alĂŻaire 1 Si sagace, d'ordinaire, Mallet Du Pan se pressait trop en escomptant dĂ©jĂ sa fin Ce Scaramouchc Ă tĂšte sulfureuse, Ă©crivait-il, est fini, dĂ©ci- dĂ©ment fini! » 180 Li; l'IUNCK Di le Gampo-Forniiol; criait Ă dessein de lui mander sa visite et d'en connaĂźtre rinshint le jtlus favorable. ĂŻalley- rand ayant fait rĂ©pondre simplement qu'il Tattendrait, il s'annonça, }our le lendemain Ă 1 1 heures du matin. Plusieurs personnes, que Talleyrand s'Ă©tait avisĂ© de lrĂ©venir, Ă©taient prĂ©sentes dans le cabinet, quand y parut Bonaparte. Le ministre se porta au devant du chef d'armĂ©e; et, en traversant le salon, il lui nomma M""^de StaĂ«l, Ă laquelle il prĂȘta [»eu d'attention, n'aimant pas les discoureuses, puis, k navigateur Bougainville, qui rintĂ«ressa davantage, en sa qualitĂ© d'homme de mer, de gĂ©ographe Ă celui-ci il adressa queljues paroles obligeantes. Les commencements d'amitiĂ© ne sont que miel et suavitĂ©. L'entrevue fut parfaite, des deux parts. Talleyrand, qui l'avait devant lui, pour la pre- miĂšre fois, ne se lassait pas de considĂ©rer ce jeune visage auquel allait si bien le reflet de vingt batailles gagnĂ©es, de la pĂąleur et une sorte d'Ă©puisement 2. Bonaparte dans un Ă©tat d'ouverture de cĆur tout portĂ© Ă l'expansion, Ă la confiance, ne tarissait point de paroles aimables sur le plaisir qu'il avait eu Ă cor- respondre, en France, avec une personne d'une autre espĂšce que les Directeurs ». Premier remerciement Ă Barras, qui l'avait lancĂ© dans cette carriĂšre de gloire! Mais il ne s'en souvenait dĂ©jĂ >lus et c'Ă©tait sa façon de tirer Talleyrand d'une compagnie, dont il espĂ©rait bien le dĂ©tacher tout Ă fait, l'heure sonnĂ©e. Que le Directoire montrĂąt de l'irrĂ©solution Ă recevoir avec tous les signes de la joie un chef d'armĂ©e dont le brevet de gĂ©nĂ©ral menaçait de se transformer bientĂŽt 1 V. le rapport de Talleyrand au Direotoiio sur le traitĂ© de Campo- Formio. 2 Mcm., t. 1. LA SOCIĂTĂ SOLS LE DIRECTOIKE 181 en brevet de dictateur et qui, rĂ©cemment, dans les termes d'une courte harangue, sous les fenĂȘtres du Luxem- bourg, avait ouvert cette perspective importune sur l'avenir que d'autres institutions pourraient ĂȘtre nĂ©ces- saires Ă la France; oui, que le gouvernement des Cinq trahĂźt un peu de rĂ©pugnance Ă le suivre sur cette voie triomphale, qui mĂ©nagerait, au bout, de fĂącheuses surprises, la raison en Ă©tait fort naturelle et juste. Talleyrand, qui n'Ă©tait pas exposĂ© aux mĂȘmes craintes ni soucis, eut le cĆur plus dĂ©gagĂ© Ă lui offrir, dans les salons du ministĂšre, une soirĂ©e d'honneur pour fĂȘter ses victoires d'Italie et la belle paix qu'il venait de con- clure... Une paix, sur la durĂ©e et l'efiicacitĂ© de laquelle ne se faisait aucune illusion, d'ailleurs, cet homme perspicace, qui n'y voyait rien d'autre qu'une querelle de peuples momentanĂ©ment assoupie. Il Ă©tait venu le prier lui-mĂȘme, peu de jours aupa- ravant, en. la petite maison de la rue Ghantereine. Bona- parte et JosĂ©phine recevaient. Des compagnons d'armes, des Ă©crivains, des politiques, emplissaient cette demeure trop Ă©troite pour tant de renommĂ©e. L'un des fidĂšles de Bonaparte, un poĂšte, Arnault le Tragique, Ă©tait du nombre, lorsque s'y prĂ©senta le ministre. D'autant mieux put s'en souvenir l'auteur de Marins Ă Minlurnes,^ que Talleyrand le voulut bien favoriser d'une assez longue conversation une causerie lĂ©gĂšre et dĂ©cousue sur des sujets de littĂ©rature. Le diplomate y donnait son avis, en des termes concis et appuyĂ©s, Ă l'Ă©gard de certains philosophes du xviii'' siĂšcle, de Chamfort particuliĂšrement. Son interlocuteur eut de la surprise Ă l'entendre plutĂŽt diminuer l'esprit et les talents de Chamfort, dont, pourtant, il avait su se servir, il n'y avait pas si longtemps. Lui gardait-il rancune d'une ISil LE PT?1NCE UK TALLEYRANT indiscrĂ©tion rapportĂ©e an mot de Chamfort, qui se nattait cravoir Irouvr, en l'Ă©vĂšque ait avec une chaleur d'accent, qui ne man- quait pas d'impressionner. Aux membres du Direc- toire soupçonneux il reprĂ©sentait la terre des Pharaons comme une colonie merveilleuse valant Ă elle seule toutes celles que la France avait perdues et comme un point stratĂ©gique de premier ordre, d'oĂč l'on pour- rait porter de grands coups Ă la puissance des Anglais dans l'Inde. Le second appelait Ă l'aide des considĂ©ra- tions d'ordre multiple. Il avait mandĂ© au nn'nis- tĂšre Magallon, qui avait rĂ©sidĂ© trente-six ans en Egypte, et, au moyen des notes qu'il avait reçues de la main de cet autre Dupleix, comme il l'appelait, il Ă©branlait la sagesse des hĂ©sitations. Il ajoutait Ă ces arguments les rapports de Poussielgue sur sa mission de Malte. Et se plaçant enfin sur le terrain diplomatique, il dĂ©couvrait du premier coup, selon les justes expres- sions de Sorel, l'expĂ©dient ingĂ©nieux dont, par la suite, ont usĂ© tous les nĂ©gociateurs, qui auront voulu prĂ©parer la domination de l'Egypte intervenir, au nom de la 48G LK PRINCE DE TALLEYHANI Porte, et Ă litre d'alliĂ©, au iiioins d'ami, s'y Ă©tablir en protecteur, y rester en uiaĂźti'e. Et Bonaparte rerenai1 ensuite ses discours. 11 ne jiaraissait occupĂ© que des intĂ©rĂȘts de la France, n'oubliant rien, sauf de dire qu'il n'obĂ©issait qu'Ă sa passion et ne tendait qu'Ă sa gloire. 11 s'Ă©tait fait Ă©couter. A^ainement La RĂ©veiMiĂšre avait-il percĂ© les raisons de Bonaparte en dĂ©montrant Ă ses collĂšgues l'inopportunitĂ© d'une pareille entreprise, au moment oĂč se rĂ©veillait le pĂ©ril d'une guerre euro- pĂ©enne. On ne se rendit point Ă la force de ses dĂ©mcwis- trations. Et Bonaparte, dont Talleyrand avait soutenu les visĂ©es avec une fougue peu habituelle Ă cet homme de froideur et de prudence, Bona}arte l'emporta auprĂšs des Cinq, trop satisfaits, croyaient-ils, d'amortir en l'Ă©loi- gnant les effets d'une ambition toujours remuante et qu'ils n'Ă©taient pas en mesure de contenir. Avant de quitter Paris et la France, pour tentei' l'ae- com plissement de son rĂȘve oriental, Bonaparte alla prendre congĂ© du ministre des Relations extĂ©rieures. Le jour oĂźi il se prĂ©senta, Talleyrand gardait le lit, assez soutirant. 11 le reçut, nĂ©anmoins, l'engagea Ă s'asseoir tout auprĂšs de lui, Tinterrogea sur ses desseins, ses espĂ©rances, et, comme il y rĂ©pondait, Ă cĆur ouv-ert, lui prĂȘta une oreille attentive. Bonaparte s'abandonnait Ă l'inspiration du moment. En l'Ă©panchant, il se pai'lait Ă lui-mĂȘme, avec toute la chaleur de sa jeunesse emti'e- prenante; puis, des visions lumineuses oĂč l'avait emportĂ© son imagination il Ă©tait revenu Ă des dĂ©tails plus positifs les obstacles que ne manqueraient pas de lui susciter ses ennemis ; des soucis de son intimitĂ© ; les embarras enfin, que lui causaient des inquiĂ©tudes d'argent. Il avait mis, devant lui, toute son existence Ă dĂ©couvert. L\ SOCIĂTĂ SOUS LE DIRECTOIRE 487 Alors, Talleyrand, qui avait rĂ©flĂ©chi en rĂ©coutant, lui dit avec simplicitĂ© â Tenez, ouvrez mon secrĂ©laire, vous y trouverez cent mille francs, qui m'appartiennent, ils sont Ă vous, pour ce moment; vous me les rendrez, Ă votre retour. » Une telle marque de confiance Ă©tait rare, comme les circonstances qui la provoquĂšrent. Plein de joie, l3ona- parte lui sauta au cou; il n'avait pas de termes assez expressifs ni assez chauds pour l'assurer de sa grati- tude immense et sans fin. Plus tard, les deux interlocuteurs auront Ă en repar- ler. PassĂ© premier consul, iVapolĂ©on aura rendu l'ar- gent; devenu empereur il aura conservĂ© le souvenir, sans la reconnaissance, du service rendu. Quel intĂ©rĂȘt, demandera-il Ă son ministre d'alors, oui quel intĂ©rĂȘt pouviez-vous donc avoir Ă me prĂȘter cet argent? Je l'ai cent fois cherchĂ© dans ma tĂȘte et je ne me suis jamais bien expliquĂ© quel avait pu ĂȘtre votre but? » â C'est que je n'en avais point, rĂ©pliquera Talley- rand. Je me sentais trĂšs malade, je pouvais fort bien ne vous revoir jamais ; mais vous Ă©tiez jeune, vous me cau- sĂątes une impression fort vive et pĂ©nĂ©trante, et je fus entraĂźnĂ© Ă vous ĂȘtre utile, sans la moindre arriĂšre- pensĂ©e. » Dans ce cas, si c'Ă©tait rĂ©ellement sans prĂ©vision, c'Ă©tait une action de dupe. » De Talleyrand ou de Bonaparte, lequel eut le mot tout Ă fait sincĂšre? Ni l'un ni l'autre peut-ĂȘtre. Bona- parte, parce qu'il ne croyait pas Ă un mouvement de cĆur dĂ©gagĂ© de tout calcul, Talleyrand parce qu'il avait le coup d'Ćil trop avisĂ© pour n'avoir pas claire- ment pressenti l'avenir de l'homme, sur la destinĂ©e 188 LF. l'RINCE DK TALLKYRAND duquel il avait risquĂ© cet enjeu. Car, nous le savons, malgrĂ© qu'il eĂ»t un certain fonds d'indulgence et de bontĂ©, le prince de ĂŻallevrand, en politique, n'eut jamais la protection facile, sinon pour les heureux. On ne fait rien que par calcul ou par goĂ»t » ce mot de M'"° de Yernon, il l'aurait pu dire; car il le justifia cent et cent lois par ses actes. Le certain est qu'il n'y avait pas eu mal donne en la partie. Talleyrand Ă©tait rentrĂ© dans ses bureaux. Pendant celte courte phase de l'histoire de la RĂ©volution oĂč le Directoire eut, en face de l'Europe, une vĂ©ritable gran- deur, jusqu'au renouvellement furieux de la guerre, aprĂšs l'assassinat des plĂ©nipotentiaires français de Ras- tadt, il mĂȘla son nom, sa signature, Ă des actes impor- tants. De grĂ© ou par ordre, il avait participĂ© au renver- sement du pape, Ă la RĂ©volution helvĂ©tique et menĂ© diverses nĂ©gociations avec les Ătats-Unis, avec le Portu- gal et avec la ville libre de Hambourg. S'il ne put empĂȘcher les fautes commises, et par lui signalĂ©es, aux prĂ©liminaires de LĂ©oben ni mener Ă bien, comme il s'y employa de tous ses moyens, les nĂ©gociations de Lille, quand la paix avec l'Angleterre Ă©tait possible et les intentions de lord Malmesbury abordables; s'il dĂ©pensa vainement les efforts de son gĂ©nie Ă prĂ©venir le choc de la seconde coalition, qui Ă©clata sous son ministĂšre, c'est qu'en rĂ©alitĂ© il n'avait pas Ă©tĂ© le maĂźtre de con- duire, comme il l'aurait souhaitĂ©, la politique Ă©tran- gĂšre de la France; que les Directeurs, avaient Ă plu- sieurs reprises, modifiĂ© l'esprit et le systĂšme de ses dĂ©marches diplomatiques aussi bien du cotĂ© de l'An- gleterre que du cĂŽtĂ© de l'Aatriche; et que ses instruc- tions avaient Ă©tĂ© souvent traversĂ©es par les fantaisies de ses propres agents. Aussi bien, comme nous l'avons LA SOCIETE SOUS LE DIRECTOIRE 1S9 nolĂ© prĂ©cĂ©demment, le Directoire n'abandonnait qu'une part d'action personnelle aussi rĂ©duite que possible au ministre des Relations extĂ©rieures. Sous son prĂ©- dĂ©cesseur Charles Delacroix, les affaires arrivaient Ă ce dĂ©partement toutes dĂ©cidĂ©es. De mĂȘme Talleyrand n'avait qu'Ă en surveiller l'expĂ©dition; mais souvent, il la suspendait, la retardait, par cette tactique prudente dont il usera tant de fois, sous NapolĂ©on, et qui lui permettait, le premier Ă -coup passĂ© de violence ou d'absolutisme, d'adoucir la rĂ©daction. Il signait, para- fait, et ne dĂ©cidait guĂšre en premier ressort. Sa clair- voyance n'en Ă©tait pas moins attentive Ă suivre les dĂ©mĂȘlĂ©s oĂč Ă©taient engagĂ©s l'action, le nom de la France. Et, certainement, il eĂ»t Ă©pargnĂ© bien des con- vulsions Ă son pays, et Ă l'Europe, s'il eĂ»t obtenu comme il parut le dĂ©sirer, en 1798, de faire partie du gouver- nement exĂ©cutif, au lieu d'ĂȘtre un commis ministĂ©riel Ă ses ordres 1. Ses devoirs remplis, dans la mesure du possible, il se mĂȘlait Ă la sociĂ©tĂ© du Directoire, qui lui offrait un 1 Le 25 mars 1798, le minisire plĂ©nipotentiaire de Prusse, Sandoz, Ă©cri- vait Ă sa Cour Quel bien ne serait-ce point si Talleyrand entrait dans le Directoire! On en parle, aujourd'liui, comme d'une nomination pos- sible, et il est assez habile pour en Ă©loigner l'idĂ©e, afin de ne pas Ă©lever des intrigues contraires, si la majoritĂ© du Conseil lui Ă©tait acquise. Je crois connaĂźtre assez ce ministre pour ĂȘtre convaincu que son systĂšme serait extrĂȘmement favorable Ă la Prusse et au repos de l'Europe. Plus d'Ă©branlement, dĂšs ce moment, et plus de commotion, quelles que fussent mĂȘme les contradictions qu'il pourrait essuyer de Rewbell; sur certains objets, il aurait l'art de le ramener Ă ses idĂ©es ou d'obtenir la majoritĂ©des suffrages. » Le 11 avril, le mĂȘme diplomate ajoutait chez Barras, ou passant le meil- leur de la soirĂ©e Ă persifler chez l'ex-abbĂ© de PĂ©rigord. Le groupe dominant Ă©tait bien le bureau d'esprit, que prĂ©sidait Germaine Necker, baronne de StaĂ«l. Les ambassadeurs des puissances et les Ă©trangers de marque y rejoignaient les gens de lettres les plus renommĂ©s par leurs talents et les hommes politiques les plus en montre. NaguĂšre avaient brillĂ©, dans ces lieux, Barnave, les Lameth, et Duport. Puis, Marie-Joseph ChĂ©nier, Talleyrand, Thibaudeau, RĆderer, Benjamin Constant. Camille Jordan en Ă©taient devenus les principaux satel- lites, avec Narbonne, que n'avait pas encore touchĂ© ce que j'appellerais une demi-disgrĂące et qui gardait la place de faveur dans la maison. On s'honorait aussi d'y entretenir des rapports d'estime avec Lanjuinais, Boiss}^ d'Anglas, Cabanis, GarĂąt, Daunou, Tracy, tout le cercle des rĂ©publicains modĂ©rĂ©s, qui aspiraient Ă laver les traces sanglantes de la Terreur et Ă reconstituer la sociĂ©tĂ© sur les bases de l'ordre et de la justice. il On joue beaucoup; peut-ĂȘtre n'a-t-on jamais jouĂ© si gros jeu; l'a- mour excessif du vin et du jeu est une suite nĂ©cessaire des rĂ©volutions. » {Journal dit Temps. 19G IJ". l'I', INCK lK TALLKYHAM 11 se faisait un grand Ijruit de paroles, chez M*""^ de StaĂ«l. Dans son entourage s'agitaient des espoirs confus, des projets sans direction prĂ©cise, des ambitions trop incertaines de leur iut et qui eurent le malheur de chercher ce point fixe sur un terrain, d'oĂč ne pouvait surgir que la dictature. Pour le moment, les amis de M'"" de StaĂ«l se disaient constitutionnels et tendaient Ă consolider le Directoire, en l'honneur du principe et tout en mĂ©prisant les directeurs. Croyant en la puis- sance de la parole, parce qu'elle Ă©tait entourĂ©e d'ora- teurs, se fiant en l'autoritĂ© de l'Ă©loquence Ă©crite parce qu'elle disposait de cette force, elle-mĂȘme, en son salon, tenait Ă©cole de gouvernement. Pendant que de nobles esprits se livraient Ă ces discus- sions thĂ©oriques, sans autre fiĂšvre que celle de l'idĂ©e, des Ă©vĂ©nements se prĂ©paraient, qu'on n'aurait pas atten- dus si tĂŽt. Talleyrand en Ă©tait mieux informĂ©. On l'en avait averti des premiers pour qu'il y mĂźt aussi la main. Depuis quelque temps, on ne le voyait plus si rĂ©gulier, aux assemblĂ©es du cercle constutitionnel. Il se tenait Ă la campagne, clos entre ses murs, discret, dans l'expec- tative de l'heure qu'il aurait Ă choisir pour reparaĂźtre. Car, il avait quittĂ© du mĂȘme coup le ministĂšre et Paris. Mais, nous devons dire comment il avait cessĂ© d'ĂȘtre ministre. Au moment de ses tractations diplomatiques avec le Portugal et la ville hansĂ©atique de Hambourg, il s'Ă©tait attirĂ© des suspicions sinon des reproches formels de vĂ©na- litĂ©. Il n'Ă©tait pas arrivĂ© Ă s'en blanchir entiĂšrement, que de nouvelles imputations, aggravant les prĂ©cĂ©dentes, avaient Ă©tendu la tache jetĂ©e sur sa conduite. On parlait, cette fois, de marchandages dĂ©guisĂ©s, entre ses agents et les envoyĂ©s des Etats-Unis. LA SOCIĂTĂ SOUS LI- U 1 IIKCTOI ui- 197 Des diHiciiltĂ©s s'Ă©taient Ă©levĂ©es, il y avait dĂ©jĂ plu- sieurs annĂ©es, entre le gouvernement de Paris et la jeune rĂ©publique amĂ©ricaine. Washington ne se sentait plus, en 1792, dans cet Ă©tat d'Ă me oĂč l'avait laissĂ© la scĂšne des adieux avec La Fayette, lorsqu'il lui disait, en le serrant contre son cĆur Avec vous, il me semble voir s'Ă©loigner de moi l'image de cette gĂ©nĂ©reuse France, qui nous a tant aimĂ©s et que j'ai aimĂ©e en vous aimant. » Les excĂšs rĂ©volutionnaires l'avaient fortement indisposĂ©; et ses conseillers fĂ©dĂ©ralistes, animĂ©s de sym- pathies persistantes pour l'Angleterre, avaient appuyĂ© sa rĂ©solution trĂšs ferme de maintenir les Ătats-Unis complĂštement en dehors des luttes qui dĂ©chiraient la France et l'Europe. Un envoyĂ© du gouvernement rĂ©vo- lutionnaire, dĂ©lĂ©guĂ© aux Ătats-Unis pour solliciter l'appui moral et matĂ©riel de la libre AmĂ©rique, rendue telle par le secours des armes françaises, le citoyen GenĂȘt n'avait trouvĂ© que froideur auprĂšs du monde officiel. Et comme, au contraire, les populations lui faisaient fĂȘte, de Gharlestown Ă Philadelphie, Washington avait pris le parti de publier, le 22 avril 1793, une proclamation de neutralitĂ©, afin d'empĂȘcher ces sym- pathies envers la France de revĂȘtir des proportions excessives et dangereuses. Puis, s'Ă©taient produits des heurts plus sĂ©rieux, des chocs de susceptibilitĂ©s, Ă tra- vers l'Atlantique. Sous la prĂ©sidence de John Adams avaient grossi les contestations jusqu'Ă provoquer des commencements d'hostilitĂ©s. Le gouvernement français ne pouvait pardonner aux fĂ©dĂ©ralistes la signature du traitĂ© Jay, dont les stipulations relatives au commerce des Ătats-Unis et de l'Angleterre furent dĂ©noncĂ©es comme une violation formelle des accords signĂ©s, en 1778, entre l'AmĂ©rique et la France. Des ordonnances 198 LK PRINCE DK TALLKVIlAND trĂšs rigoureuses avaient Ă©tĂ© Ă©dictĂ©es contre les navires marchands amĂ©ricains. Les saisies s'Ă©taient multipliĂ©es. Une guerre maritime semblait inĂ©vitable entre les deux rĂ©publiques. Mais John Adams avait eu le bon esprit de ne pas recourir aux moyens extrĂȘmes, tant que la voie restait ouverte aux solutions pacifiques. Les Ătats- Unis avaient envoyĂ© des commissaires, Ă Paris, en vue d'apaiser le Directoire sur quelques abus de la neutra- litĂ©. La conversation avait commencĂ© par les prĂ©limi- naires habituels de politesse; et, presque aussitĂŽt des agents officieux de Talleyrand Bellamy, Saint-Foix, Montrond, AndrĂ© d'Arbelles s'Ă©taient entremis, de toute leur finesse, pour faire comprendre aux mandataires amĂ©ricains que de premiĂšres douceurs, un peu d'argent tirĂ© de leur poche, faciliteraient beaucoup les nĂ©gocia- tions. C'Ă©tait une pratique passĂ©e dans les habitudes secrĂštes de la diplomatie d'alors et que semblait excuser, en la circonstance, la pĂ©nurie d'argent du Directoire. Toute transaction d'importance se terminait rarement sans avoir Ă©tĂ© prĂ©cĂ©dĂ©e d'une douceur », comme nous venons de le dire, et comme on appelait le don, de la main Ă la main, d'une certaine somme en bon mĂ©tal allant au ministre ou aux membres du Directoire. Bien de ces petits arrangements s'Ă©taient manigancĂ©s le mieux du monde et sans que personne rĂ©clamĂąt. Mais, il y eut toujours des curieux aux portes. Puis, ces gens des Ătats-Unis, que n'avait pas encore visitĂ©s la corruption europĂ©enne, eurent l'ingĂ©nuitĂ© de s'Ă©tonner, de faire des rĂ©flexions Ă haute voix, de sorte que leur surprise avait eu de l'Ă©cho dans les feuilles publiques des Ătats-Unis. Talleyrand y Ă©tait visĂ© directement. Il essaya d'Ă©car- ter l'orage de sa tĂšte en dĂ©savouant ceux qui le lui LA SOCIĂTĂ SOUS LK DIRECTOIRE 199 avaient attirĂ©, c'est-Ă -dire ses propres agents. De sa bonne plume il Ă©crivit la lettre suivante Ă M. Gery, l'un les plĂ©nipotentiaires Ă©trangers c Je vous communique, Monsieur, une gazette de Londres, du o mai, oĂč vous trouverez une Ă©trange pu- blication. Je ne puis voir sans surprise que des intri- gants aient profitĂ© de l'isolement dans lequel se sont tenus les envoyĂ©s des Ătats-Unis pour faire des propo- sitions et tenir des discours, dont l'objet Ă©tait Ă©videm- ment de vous tromper. Je vous prie de me faire con- naĂźtre immĂ©diatement les noms dĂ©signĂ©s par les initiales AV, X, Y, Z, et celui de la femme qui est dĂ©signĂ©e comme ayant eu avec M. Pinkerey des conversations sur les intĂ©rĂȘts de l'AmĂ©rique. Si vous rĂ©pugnez Ă me les communiquer par Ă©crit, veuillez les communiquer confidentiellement au porteur. Je dois compter sur votre empressement Ă mettre le gouvernement Ă mĂȘme d'approfondir ces menĂ©es, dont je vous fĂ©licite de n'a- voir pas Ă©tĂ© dupe et que vous devez dĂ©sirer devoir Ă©clairer. » DE Tallevrand. y> Malheureusement, la dĂ©nĂ©gation ministĂ©rielle avait attirĂ© des rĂ©pliques. L'officieux Bellamy ne retint par sa langue et protesta qu'il n'avait fait que suivre de point en point les instructions de son ministre. Il y eut scandale. La sociĂ©tĂ© du ManĂšge, dite SociĂ©tĂ© des Patriotes, mena un tapage Ă©norme. Depuis quelque temps dĂ©jĂ , la situation de Talleyrand Ă©tait branlante. Il ne parvenait Ă se soutenir, comme l'Ă©crivait, le 2.' octobre 1797, Ă sa Cour, le ministre prussien San- doz, que par un miracle d'esprit et de conduite. Sauf Darras, qui faisait profession de le protĂ©ger, les direc- 200 LK PTllNCK DK T A I. Y li A M leurs mettaient de l'alĂźectation Ă ne lui adresser presque jamais la parole. La place n'Ă©tait plus tenable, pour Talleyrand. Force lui avait Ă©tĂ© de quitter le minis- tĂšre 1, mais en dĂ©signant lui-mĂȘme son successeur, le sage Reinhardt, un modeste, un effacĂ©, et qui, pen- dant une Ă©clipse de quatre mois du principal metteur en scĂšne, saurait se contenter de cet intĂ©rim court et discret. Talleyrand avait hĂąte de rĂ©intĂ©grer un poste, qui lui fut trĂšs lucratif, autant que le titre en Ă©tait flatteur Ă sa rĂ©putation. Mais, comme nous l'avons insinuĂ© tout Ă l'heure, ce n'Ă©tait pas du cĂŽtĂ© de M""^ de StaĂ«l qu'il tournait les yeux, cette fois, pour en reprendre posses- sion. On dĂ©pensait dans cette maison trop d'Ă©loquence, dĂ©cidĂ©ment. Moins sensibles aux amplifications oratoires, plus attentifs aux contingences des faits, des hommes positifs tels que Talleyrand et FouchĂ© en avaient oubliĂ© le chemin, depuis qu'ils allaient confĂ©rer de leurs affaires, chacun de son cĂŽtĂ©, chez les Bonaparte, chez Joseph et Lucien, dont les avances et les politesses Ă©taient venues les trouver, tout d'abord, dans le salon de JosĂ©phine. Sans rompre d'amitiĂ© avec M'"'' de StaĂ«l ni s'exposer dĂ©jĂ au reproche d'ingratitude, Talleyrand s'Ă©tait retirĂ© doucement de son salon, destinĂ© Ă devenir, sous le Consulat, le quartier gĂ©nĂ©ral des opposants. Elle avait devinĂ© Bonaparte. MalgrĂ© qu'elle dĂ»t essayer, Ă plu- sieurs reprises et sans succĂšs, de gagner ses sympa- thies, de l'attirer Ă elle, avec l'Ă©norme espĂ©rance de 1 2 thermidor an Vil. LA SOCIĂTĂ SOUS LE DIRECTOIRE 201 gouverner par lui, les belles protestations du jeunecon- CjuĂ©rant de ritalie l'avaient laissĂ©e fort incrĂ©dule. Tal- leyrand n'en n'avait pas Ă©tĂ© la dupe plus qu'elle-mĂȘme. Civiliser, humaniser la RĂ©volution, tirer de cette cons- titution de l'an III improvisĂ©e dans le trouble, la vĂ©ri- table libertĂ© et la justice, tout cela eĂ»t Ă©tĂ© dans ses dĂ©sirs, peut-ĂȘtre, mais n'Ă©tait pas en son pouvoir. Et Bonaparte frappait Ă la porte, en homme qui ne voulait pas attendre. Une grosse nouvelle avait Ă©clatĂ©. Averti de ce qui se passait en France et jugeant qu'il n'y avait pas un ins- tant Ă perdre, Bonaparte avait abandonnĂ© ses troupes, son commandement, l'Egypte et ses devoirs, trompĂ© la surveillance du gĂ©nĂ©ral anglais Ă moins que celle-ci ne se fĂ»t, peut-ĂȘtre, relĂąchĂ©e volontairement, mis Ă la voile, par une nuit d'ouragan ; et, quand on^- pensait le moins, il s'Ă©tait Ă©chappĂ© comme un oiseau de sa cage, pour apparaĂźtre tout Ă coup, Ă FrĂ©jus. Allant Ă la ren- contre de ses desseins, en modĂ©raleur avisĂ©, Talleyrand lui Ă©crivit secrĂštement sur la marche de prudence Ă suivre tout d'abord Ne vous pressez pas, voyagez Ă petites journĂ©es; laissez-vous dĂ©sirer; les embarras sans nombre, qui nous envahissent de toutes parts enverront bientĂŽt au devant de vous toutes les inquiĂ©tudes et toutes les espĂ©rances; c'est avec ce cortĂšge que vous devez ren- trer Ă Paris. » Le conseil Ă©tait bon Ă suivre, et il le fut. ' Talleyrand Ă©tait le mieux du monde instruit de ce qui se prĂ©parait, lui qui, perfidement, avait conseillĂ© au gouvernement de rappeler Bonaparte, Ă Paris, pour l'aidera sortir d'embarras. Il se gardait bien de paraĂźtre au courant de ces prĂ©mĂ©ditations. Sa mine innocente 202 LE PRINCE DE T A VI5 A N D aurait trompĂ© chacun si l'on n'avait pas e u de bons motifs pour soupçonner qu'il y avait toujours du concerte sous ses airs les plus tranquilles. Avec sa physionomie placide et comme absente des prĂ©occupa- tions, qui donnaient la fiĂšvre Ă tout le monde, autour de lui, on le sentait arriver Ă grands pas. Ce maudit boiteux nous fera faire bien du chemin », avait dit Rivarol. >, enfin entraĂźnĂ©s par le rythme impĂ©rieux de la charge et la voix de leurs chefs, dans ce choc du droit et de la force, Talleyrand n'avait eu qu'Ă laisser faire. Simplement, Ă la minute indĂ©cise, il avait envoyĂ© quelqu'un Ă Bonaparte pour lui dire Brusquez les choses ». Elles le furent. Le \S brumaire Ă©tait accompli, maintenant, et acceptĂ©. Le pays appelait une organisa- tion ferme et paisible; Bonaparte s'Ă©tait trouvĂ© lĂ , qui la lui avait promise et la lui donna, jusqu'Ă l'heure LA SOCIĂTl' SOUS LE I I li KCTO 1 15 K 209 prochaine d'en rĂ©clamer un cher ]rix! Chacun frĂ©mis- sait d'aliĂ©gresse et d'espoir. Les gĂ©nĂ©raux protestaient d'un dĂ©vouement sans autres bornes que les limites du monde. Les ministres prochains allaient crĂ©er autour du Premier Consul une atmosphĂšre d'admiration exal- tĂ©e jusqu'au culte. Tallej^rand, lui, considĂ©rera le spectacle nouveau en homme intĂ©ressĂ©, sans doute, Ă la rĂ©ussite, parce qu'il y dĂ©tiendra un tĂč\Ăč d'importance, mais n'ira pas jusqu'Ă s'en Ă©mouvoir d'enthousiasme. Du doute flotte en son Ăąme sur la durĂ©e d'un triomphe capable de se mainte- nir sans excĂšs. Il rĂ©serve au lendemain, toujours au lendemain, d'en juger. Tant de calme approchant de l'indiiĂŻĂ©rence devait dĂ©concerter, un jour, M"^ de RĂ©mu- sat, alors c[ue le Consulat, affermi par son oeuvre, aura conquis une autoritĂ© souveraine. â Eh! comment se peut-il, lui demandera-t-elle, que vous consentiez Ă vivre sans recevoir aucune Ă©mo- tion, non seulement de ce que vous vous voyez, mais de ce que vous faites? » â Ohl que vous ĂȘtes femme, et que vous ĂȘtes jeune! rĂ©pliquera-t-il. » Et doucement, il se mettra Ă railler la ferveur de ses sentiments de dĂ©but Ă l'Ă©gard de Bonaparte, en la phase radieuse et croyante. C'est qu'en rĂ©alitĂ© il aura portĂ© la vue plus loin, beaucoup plus loin dans l'ave- nir, par dessus les premiĂšres illusions des serviteurs en extase et desfuturs sujets. u CHAPITRE SIXIĂME Sous le Consulat rofficiel et rintime. Au dĂ©but de la nouvelle organisation politique. â Talleyrand rappelĂ© au MinistĂšre des Affaires Ă©trangĂšres. â Situation de l'Europe, au moment du dĂ©part de Bonaparte pour le Saint-Bernard. â Pendant l'absence du maĂźtre. â Les craintes de la crise secrĂšte », c'est-Ă -dire d'une dĂ©faite ou de la mort du Premier Consul. â Intrigues et complots; le rĂŽle d'expectative insinuante et prĂ©voyante de Talleyrand. â Comment l'horizon s'Ă©tait Ă©clairci, tout Ă coup, aprĂšs la victoire de Marengo. â NĂ©gociations de Talleyrand avec l'Autriclie et l'Angleterre. â Signatures laborieusement obtenues du traitĂ© d'Amiens. â De quelle maniĂšre tran- quille le ministre en transmit la premiĂšre nouvelle au chef de l'Ătat. â RĂ©conciliation gĂ©nĂ©rale de la Fiance avec l'Europe et avec l'Ăglise. â Les intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux et particuliers, qu'eut Ă dĂ©fendre Talleyrand dans la grande affaire du Concordat. â Ses longues conversations Ă©crites avec la chancellerie romaine pour obtenir le bref de sĂ©cularisation. â Ardentes controverses sur le mariage desĂ©vĂšques. â Toutes les objections soule- vĂ©es Ă Rome. â Par quels mojens de presson diplomatique on vint Ă bout de sortir de cette impasse. â Nouvelles prĂ©maturĂ©es du mariage de Talleyrand. â Quelle sĂ©rie de circonstances amenĂšrent ce dĂ©nouement conjugal. â Les origines et l'existence de M"" Grand, jusqu'au moment d'ĂȘtre appelĂ©e Ă devenir duchesse de Talleyrand-PĂ©rigord, princesse de BĂ©nĂ©vent. â AprĂšs le mariage. â Dans les salons de l'hĂŽtel des Relations extĂ©rieures; comment on l'y jugeait. â La lĂ©gende et la vĂ©ritĂ©, quant aux innocences » de Mâą" de Talleyrand. â Jusqu'au dĂ©cliade cette union. â Retour aux Ă©vĂ©nements publics. Le coup de théùtre s'rtait exĂ©cutĂ© lestement, sans qu'il en eĂ»t coĂ»tĂ© beaucoup. Des arrestations peu nom- breuses, quelques journaux supprimĂ©s, un peu de populaire, dans les faubourgs, foulĂ© aux pieds des che- vaux, il n'en avait Ă©tĂ© que cela, et la France ne se plaignait point qu'on l'eĂ»t, Ă ce prix, dĂ©barrassĂ©e d'un gouvernement de parade, sans force et sans prestige. 212 PIMNCK lK TALLi VHA M On absolvait rillĂ©galitc' triin ucle dont les suites pro- mettaient d'ĂȘtre si largement compensatrices. Oublieux de cette libertĂ©, qu'il avait trop chĂšrement payĂ©e pour l'aimer encore, le peuple n'aspirait qu'au rĂ©tablisse- ment de l'ordre, de la tranquillitĂ© publique. Le Con- sulat allait lui dispenser ces biens, en attendant que la volontĂ© d'un seul homme changeĂąt l'ordre en con- trainte et la contrainte en tyrannie. Pour le moment, les cĆurs s'ouvraient Ă des espoirs illimitĂ©s. Les consuls Ă©taient en place; ils avaient Ă©cartĂ© de leur triumvirat la suffisance de SiĂ©yĂšs, en lui fermant la bouche avec un titre, de l'argent, un domaine. Leur premier geste Ă faire, c'Ă©tait de s'annoncer Ă la nation officiellement et solennellement. La proclamation de rigueur s'imposait au devoir des nouveaux chefs de la RĂ©publique. Ils avaient Ă parler le langage mĂ©tapho- rique si cher aux Français; ils avaient Ă bercer leurs concitoyens de ces nobles paroles de pacification, de justice, d'humanitĂ©, par lesquelles ils furent toujours sĂ©duits et trompĂ©s. Toute inauguration de rĂšgne ou de prĂ©sidence dĂ©bute Ă pareille enseigne. Bonaparte fit venir RĆderer et lui dicta d'un premier jet les phrases sonores, d'oĂč sortit l'une des proclamations les plus dĂ©cevantes qu'ait jamais adressĂ©es un conducteur de peuple Ă ses futurs sujets. En lettres de feu brillaient lĂ , comme au frontispice d'un temple dĂ©diĂ© aux plus gĂ©nĂ©reux sentiments de l'humanitĂ©, ces pensĂ©es mĂ©mo- rables La modĂ©ration est la base de la morale et la premiĂšre vertu de l'homme. Sans elle, r/imiinie n'est jintue hĂšle fĂ©roce. Sans elle, il peut bien exister une faction, mais jamais un gouvernement national. » Oui, ce fut bien NapolĂ©on Bonaparte qui prononça dans ces termes la louange des vertus modĂ©ratrices. sous LE CONSULAT l'OIFICIKL ET l'iNTIME 213 jusqu'Ă ce qu'il pĂ»t employer toutes ses forces et tout son gĂ©nie Ă bouleverser l'univers... Cela dit, il consti- tua un ministĂšre dĂ©finitif, en y rĂ©servant une place, le dĂ©partement des Relations extĂ©rieures, Ă Talleyrand, pour des raisons qui n'Ă©taient pas celles de la grati- tude, ni d'une profonde estime, et qu'il dĂ©couvrait ainsi Ă CambacĂ©rĂšs Il a beaucoup de ce qu'il faut pour les nĂ©gociations, l'esprit du monde, la connaissance des cours de l'Eu- rope, de la finesse, pour ne pas dire quelque chose de plus, une immobilitĂ© dans les traits que rien ne peut altĂ©rer, enfin un grand nom... Je sais qu'il n'appartient Ă la RĂ©volution que par son inconduite ; jacobin et dĂ©serteur de son ordre, dans l'AssemblĂ©e constituante, son intĂ©rĂȘt nous rĂ©pond de lui » 1. Il ne rĂ©occupa pas immĂ©diatement le haut poste, d'oĂč l'influence de la SociĂ©tĂ© du ManĂšge l'avait dĂ©logĂ©, dans la pĂ©riode finissante du Directoire, pour lui sub- stituer sur sa dĂ©signation mĂȘme le bĂ©nĂ©vole Reinhardt, natif de Wurtemberg. L'opinion n'Ă©tait qu'Ă demi rĂ©conciliĂ©e avec Talleyrand, depuis les affaires d'AmĂ©- rique et leur retentissement fĂącheux. On jugea prĂ©fĂ©- rable du moins NapolĂ©on le voulut insinuer, en son MĂ©morial de laisser passer un lĂ©ger temps d'oubli avant de reporter sur sa personne et sur son nom la pleine lumiĂšre d'une grande situation officielle. En tout cas, le dĂ©lai de prudence assignĂ© fut court, puisqu'il ne dura qu'une douzaine de jours, pas davantage. Et, dans l'intervalle, Talleyrand avait eu des occupations suffisantes, pour n'en pas dĂ©sirer d'autres, ne quittant plus Ă l'instar de RĆderer et de Boulay le Petit- il'i CambacĂ©rĂšs. Eclaircissements incdits. 2'14 PRTNCK DE T A L I. IC Y UA^'D Luxembourg, confĂ©rant sans cesse avec Bonaparle des mesures d'organisation politifue urgentes Ă dĂ©cider, ne faisant que d'aller d"un pavillon Ă l'autre, circulant du matin au soir entre les apiartements des Consuls, pour Ă©changer les demandes et les rĂ©ponses, les vĆux et les objections, ou recommençant l'Ă©ternel le conver- sation avec SiĂ©yĂšs, sur le meilleur systĂšme de gouver- nement et la part qu'il espĂ©rait y prendre. L'entente avait eu de la peine Ă s'Ă©tablir entre ce thĂ©oricien poli- tique et Bonaparte, dont il aurait aouIu grandemeM restreindre les appĂ©tits de domination absolue et qui rĂ©clamait, au contraire, toutes les prĂ©rogatives de la fonction suprĂȘme. Talleyrand n'en Ă©tait ]>as Ă la pi-e- miĂšre expĂ©rience de leur antagonisme. A la veille du coup d'Ătat, il avait pu rapprocher ces deux caractĂšres difficiles, l'un obstinĂ©ment systĂ©matique, l'autre avide d'une suprĂ©matie indiscutĂ©e. Leurs anciens diffĂ©rends s'Ă©taient ravivĂ©s, ilus Ăąpres maintenant qu'on en Ă©tait au partage de la succession. PersĂ©vĂ©rant en son rĂŽle de conciliateur, Talleyrand leur mĂ©nagea une entrevue, Ă laquelle il assista et qui fut loin de se passer en douceur. SiĂ©yĂšs se retranchait dans une argumentation hautaine et dĂ©daigneuse. Bonaparte se faisait agressif et presque menaçant. Youlez-vous donc ĂȘtre roi? » lui demanda SiĂ©yĂšs, par une interpellation Ă la romaine. La discus- sion se monta sur un ton d'hostilitĂ© dont Talleyrand ne laissa pas que d'ĂȘtre Ă©mu. sous son maintien glacĂ© Mais il s'Ă©tait promis aAec Riederer de trouver un ter-, rain d'accommodement. A force de raisons spĂ©cieuses auxquelles SiĂ©yĂšs cĂ©da par fatigue, tous deux parvin- rent Ă le dĂ©courager de ses rĂ©sistances ; de concession en concession, ils l'amenĂšrent au point oĂč le voulait voir le Premier Consul, dĂ©sarmĂ©, sĂ©duit et trompĂ©. On sors LK CONSULAT l/OFFlCIKF- KT l'iNTIMK ^45 lui offrit des compensations. Il aurait la prĂ©sidence du SĂ©nat et l'illusion lui serait permise de croire que sll n'occupait ni la premiĂšre ni la seconde place dans l'exĂ©cutif, il tiendrait la tĂȘte du pouA^oir lĂ©gislatif et pourrait avec celui-lĂ traiter de puissance Ă puissance, dans cet Ă©tat de libertĂ© digne, â dont on ne fut guĂšre de temps Ă jouir. Le 22 novembre 1799, Talleyrand rĂ©intĂ©gra ses bureaux du MinistĂšre des Affaires Ă©trangĂšres, pour y demeurer jusqu'au 8 aoĂ»t 1807. DĂšs son installation, il s'avisa d'une idĂ©e ingĂ©nieuse afin d'augmenter son influence personnelle auprĂšs de Bonaparte en grandissant du mĂȘme coup le rĂŽle du Premier Consul Les trois principaux magistrats de la RĂ©publique devaient f-e rĂ©unir, tous les jours, et les ministres avaient Ă rendre compte, devant eux, des affaires relevant de leurs attributions respectives. Il prit Ă part le gĂ©nĂ©ral Bonaparte et lui fit goĂ»ter ce raisonnement. Le portefeuille des Relations extĂ©rieures, qui, de sa nature, est secret, ne pouvait ĂȘtre ouvert devant un conseil. La sagesse, la prudence mĂȘme exigeait que le chef rĂ©el du gouvernement l'eĂ»t seul dans les mains et en dirigeĂąt la conduite. En consĂ©- quence, le Premier Consul ne saurait confier Ă d'autres qu'Ă lui-mĂȘme le travail des Affaires Ă©trangĂšres 1. Cet avis le flattait, et, ne l'eĂ»t-il pas reçu, que certainement, il en aurait eu l'idĂ©e pour son propre compte. Il s'Ă©tait rĂ©servĂ© dĂ©jĂ tout ce qui tenait Ă l'action proprement 1 En fortiflant une autoritĂ©, qu'il voyait investie dĂ©jĂ de la part de puissance qui, dans les monarchies tempĂ©rĂ©es ou constitutionnelles, est exercĂ©e par le monarque, Talleyrand visait en outre, Ă lui faciliter le passage des trois degrĂ©s de cette souveraineti' d'abord Ă©lection Ă temps, puis Ă vie, enfin hĂ©rĂ©ditaire. 216 LK l'HINCK DI- TALLKYRAND dite du pouvoir exĂ©cutif, tout ce qui concernait la guerre et l'armĂ©e. Sans feinte il annonça que les rela- tions extĂ©rieures en Ă©taient la dĂ©pendance nĂ©cessaire et qu'il les considĂ©rerait comme telles, dĂ©sormais. Aux forces de GambacĂ©rĂšs suffisait la direction des travaux de lĂ©gislation; pour Lebrun, le sage et pru- dent Lebrun, c'Ă©tait assez des finances. >'i l'un ni l'autre n'Ă©levĂšrent d'objections; et, comme au dĂ©but d'un gou- vernement, tout est plus facile Ă rĂ©gler, on dĂ©cida que le ministre, chargĂ© de la partie diplomatique ne travail- lerait qu'avec le Premier Consul. Le grand changement, qui s'Ă©tait opĂ©rĂ© en France, n'empĂȘchait point que les rapports demeurassent brouil- lĂ©s avec l'Angleterre, la Russie et l'Autriche. Mais, deux points essentiels, dans l'Ă©tat gĂ©nĂ©ral des relations europĂ©ennes, s'Ă©taient imposĂ©s Ă l'esprit de Talleyrand. C'est que, d'une part, la France, harassĂ©e par sept annĂ©es de luttes, aspirait ardemment Ă la paix; et que, d'autre part, cette paix tant dĂ©sirĂ©e se pouvait obtenir, Ă la fin de 1709, sans trop de difficultĂ©s, pour peu qu'on y apportĂąt de l'adresse et l'esprit de conciliation. Le tzar, moins irritĂ© de la dĂ©faite de ses troupes, sous les coups de MassĂ©na, que de la conduite douteuse de l'Autriche, son alliĂ©e, par laquelle il croyait avoir Ă©tĂ© déçu, trompĂ©, de parti pris, n'aspirait qu'au moment de remettre l'Ă©pĂ©e au fourreau. Des attentions dĂ©licates autant qu'habiles du Premier Consul, Ă son Ă©gard, comme le renvoi sans rançon des prisonniers russes, habillĂ©s Ă neuf, et la remise entre les mainour le Directoire assailli de tous cĂŽtĂ©s, estima, cette fois, qu'il serait prĂ©fĂ©rable de ne pas s'y maintenir et que de se rĂ©signer Ă perdre une superbe colonie serait encore payer d'un mince sacrifice les bienfaits de la paix gĂ©nĂ©rale. Bonaparte Ă©tait moins pressĂ© de tendre aux peuples le rameau d'olivier. Le prestige militaire l'avait Ă©levĂ© Ă la situation prĂ©pondĂ©rante qu'il occupait, et pouvait seul, l'y affermir. Il se prĂ©parait Ă la revanche de ses dĂ©faites, en Egypte; son souci prĂ©sent n'Ă©tait pas de mettre d'accord les rĂ©sultats pacificateurs de son avĂšnement avec les reproches faits au Directoire d'aAoir mĂ©ritĂ© sa chute pour avoir tyran- nisĂ© les peuples et troublĂ© la tranquillitĂ© de l'Europe. DĂ©sireux seulement de couvrir ses intentions vĂ©ritables et de limiter, au moins, le nombre de ses ennemis, un de ses premiers actes avait Ă©tĂ© d'Ă©crire au roi d'Angle- terre et Ă l'empereur d'Allemagne deux lettres expri- mant, l'une et l'autre, le vĆu d'une prompte rĂ©concilia- tion entre leurs peuples et son pays. Rouvrir la question d'Orient, â qui ne cessera plus de hanter son imagina- 218 l>K !' RINCE Di TA tion conffiKTante, â reprendre possession de l'Kgypte, enfoncer dans ce sol des racines [rofondes, pour de lĂ les Ă©tendre aussi loin que possiblesur le monde oriental, objet de son rĂš\e despotique et grandiose, cette prĂ©oc- cupation l'obsĂšde; elle est, au lond, l'unique rĂšgle rie ses rapports entrevus avec l'Angleterre et la liussie. Le Gouvernement britannique a repoussĂ© ses offres. L'Au- triche, Ă laquelle il a proposĂ© la restitution de ses pro- vinces italiennes, pour toute rĂ©ponsea [remisses armĂ©es en campagne, sous le commandement en chef de MĂȘlas. Les plans du Premier Consul ont dĂ» se mĂ©tamor- phoser brusquement. Il s'est retournĂ©, congratulateur, les mains ouvertes vers la Russie. Du tzar, hier le principal soutien de la coalition, il est parvenu Ă se faire un ami, ]>resque un alliĂ©, â pour n'avoir plus Ă com- battre uc l'Autriche, dans ces plaines d'Italie dont il a repris le chemin. Bonaparte n'aura pas quittĂ© la France, d'un front serein. Plusieurs fois am'a-t-il retournĂ© la tĂȘte et regardĂ© derriĂšre lui, sentant sa puissance trop neuve Ă la merci d'une dĂ©faite, d'une conspiration, d'une Ă©meute. Sans doute, il s'est assurĂ© de nombreux amis, en rem- plaçant par des gens de toutes opinions intĂ©ressĂ©s, maintenant, Ă n'en avoir plus qu'une, les nombreuses places, qui s'Ă©taient trouvĂ©es libres aux dĂ©buts du Gouvernement consulaire, dans les prĂ©fectures, au Tri- bunal, au Corps lĂ©gislatif, au Conseil d'Ătat, au SĂ©nat. La plupart de ceux qui reprĂ©sentaient l'ancien esprit rĂ©vo- lutionnaire Ă©taient au calme, dans les situations quMis occupaient comme des places de sĂ»retĂ©. En revanche, les royalistes, disposant d'une partie considĂ©rable de sous LK CONSULAT l'oFFICIKU I'.T /.\TIMK 210 ropinion, sĂ»rs de dominer encore dans TOuest, comp- tant soulever le Midi, sachant, en outre, qu'ils avaient avec eux les subsides de l'Angleterre et les armĂ©es de la coalition, recommençaient Ă parler haut. Bonaparte les avait gagnĂ©s de vitesse, et c'est un genre d'avance qu'ils ne lui pardonnaient pas. Leurs conspirations, que les mesures de rĂ©pression vigoureuse, naguĂšre ordon- nĂ©es par le Gouvernement, les avaient forcĂ©s de remettre Ă des instants plus favorables, n'aspiraient qu'Ă renaĂźtre et Ă s'Ă©tendre. Dans les premiers jours du Consulat, ils s'Ă©taient tenus en Ă©tat d'observation vis-Ă -vis d'un chef, C{ui n'avait pas encore donnĂ© la mesure de son essor ambi- tieux. PressĂ©s d'en ĂȘtre mieux instruits et de savoir s'ils ne dĂ©couvriraient pas en lui le restaurateur tant invoquĂ©, le Monk providentiel, ils avaient envoyĂ© deux nĂ©gociateurs secrets FortunĂ© d' And ignĂ© et Hyde de Neuville, qui devaient lui poser la question en deux mots royautĂ© ou rĂ©publique. Talleyrand, qu'on avait fait pressentir, s'Ă©tait chargĂ© d'ĂȘtre leur intermĂ©- diaire oiBicieux en cette Ă©trange rencontre. Il avait paru se conformer en cela au dĂ©sir d'un ex-baroli de Bourgoing, attachĂ© Ă son ministĂšre et qui se trouvait ĂȘtre un ami d'Hyde de TS'euville 1. On en avait conçu 1 H^de de Keuvillu recevait, le 23 frimaire de Tan VIII, au matin, en la maison oĂč il Ă©tait descendu, rue Saint-HonorĂ©, cette missive de Bour- going, son compatriote du Nivernais et qui l'appelait, Ă cause de cela, son a cher pays » "Je venais vous dire, mon cher pays, que notre affaire est battue chaud. Hier soir, notre organe auprĂšs de B... Bonaparte, me fit dire de passer chez lui, entre 9 et 10. J'en viens. Le rĂ©sultat de notre entretien est aussi insignifiant que je pouvais le dĂ©sirer. J'ai tout dit, tout rĂ©vĂ©lĂ©, sur vous, sur eux. On n'est pas d'accord sur tout, mais on est disposĂ© Ă tout entendre... En consĂ©quence, je siiis chargĂ© de vous amener, Ă 4 heures prĂ©cises, aujourd'hui mĂȘme, chez T... .Talleyrand... .V. 3 heures trois 2 20 L !âą P RINCE D K T A I, L i Y l\ A N I de grandes et fallacieuses espĂ©rances, dans les rangs royalistes. D'accord avec le Premier Consul, qui, de son cotĂ©, se flattait de gagner ces Ă©missaires et leurs troupes Ă sa propre cause, Talleyrand leur avait promis toutes les cautions, toutes les garanties dĂ©sirables, quant Ă leur sĂ©curitĂ© personnelle; mais il ne s'Ă©tait pas avancĂ© jusqu'Ă leur certifier le succĂšs auprĂšs d'un homme de la trempe de 13onaparte, rien moins que disposĂ©e prĂ©parer le lit d'un autre roi que lui-mĂȘme. Les dĂ©lĂ©guĂ©s vendĂ©ens n'eurent pas de longues ques- tions Ă faire pour ĂȘtre fixĂ©s. 11 n'y fallut qu'une seule audience. La conversation avait Ă©tĂ© nette et prĂ©cise; les termes employĂ©s par Bonaparte ne devaient leur laisser aucune incertitude. Ils rentrĂšrent chez eux sous l'im- pression qu'ils avaient de fort loin manquĂ© le but 1. Mais, Ă prĂ©sent, quelles chances meilleures de tra- vailler en armes pour le Roi! Bonaparte Ă©tait loin, courant sur la route de GenĂšve et prĂ©parant dans son cerveau, avant de l'exĂ©cuter Ă la tĂȘte de ses troupes, l'audacieuse diversion Ă travers les Alpes. La machine gouvernementale n'avait pas suspendu ses fonctions. Les actes Ă©taient signĂ©s CambacĂ©rĂšs, avec ces mots quaiis, il y aura une voilure Ă votre porte. Si je n y suis pas, je serai dĂ©jĂ remis ^depuis plusieurs heures chez T..., et, Ă 4 heures prĂ©cises, je des- cendrai de mon bureau pour vous attendre dans le salon et vous introduire... Au reste, si, avant notre rĂ©union, vous voyez les intĂ©ressĂ©s, assurez-les bien qu'il y a pour eux, de la part de T..., de la part de B..., la sĂ©curitĂ© la plus complĂšte, qu'on leur donnera, Ă cet Ă©gard, toutes les cautions, que la loyautĂ©, que l'ancien honneur français peuvent dĂ©sirer et accorder, que B... y met une partie de sa gloire, qu'ainsi vous, moi, eux, devant lui seront aussi en sĂ»retĂ© qu'au sein de leur famille. A 3 heures trois quarts, donc, aujourd'hui. » Arch. nat., F. 7, 1 Sur celte entrevue, au Luxembourg, entre le Premier Consul et les mandataires des princes, que Talleyrand Ă©tait allĂ© prendre dans sa voi- ture, Ă un endroit convenu do la place VendĂŽme, v. les .V'/o/Ves d'Hyde de Neuville, t. II. sous CONSĂlyVT l/OFF ICIKL KT l/l.\TlME 221 en rabsence du Premier Cotmd. l^onaparte avait, en par- tant, profĂ©rĂ© des instructions vĂ©hĂ©mentes contre qui- conque susciterait des Ă©lĂ©ments de troubles Frappez, avait-il Ă©crit dans sa premiĂšre lettre Ă ses collĂšgues; frappez vigoureusement c'est la volontĂ© de la France. » Il n'Ă©tait plus lĂ , cependant, ni ses soldats; et cette absence se faisait sentir Ă des symptĂŽmes marquĂ©s d'inquiĂ©tude ou d'espoir. La police et son chef, le ministre FouchĂ©, se relĂąchaient comme intentionnelle- ment de leur surveillance habituelle. Les royalistes du dedans et du dehors s'agitĂšrent. Ainsi qu'il en avait Ă©tĂ© sous le Directoire, la VendĂ©e ressuscitait, Ă Paris mĂȘme. Plusieurs factions de l'Ouest, au cĆur de la capitale, manĆuvraient, intriguaient. Elles n'Ă©taient pas les seules. Les rĂ©publicains ou plutĂŽt les fonctionnaires de la RĂ©publique avaient interrogĂ© l'avenir d'un esprit perplexe. Que deviendraient-ils, si Bonaparte, exposĂ© comme il l'Ă©tait, chaque jour aux hasards de la guerre, tombait frappĂ© d'une balle, sur les champs de bataille de l'Italie? Il leur eĂ»t Ă©tĂ© bien fĂącheux et malencon- treux d'ĂȘtre pris de court. Des projets avaient germĂ© dans plusieurs cerveaux pleins de ressources, au SĂ©nat et ailleurs, pour aviser aux Ă©ventualitĂ©s et d'abord au choix du suc- cesseur possible de Bonaparte. Le nom de Carnot avait Ă©tĂ© prononcĂ©. FouchĂ© tenait en rĂ©serve Berna- dotte, espĂ©rant bien, aprĂšs l'avoir poussĂ© Ă la premiĂšre place, s'}" introduire avec lui et le gouverner. Talley- rand ne restait pas inattentif et sans mouvement, au milieu de ces brigues. L'idĂ©e que la mort de Bonaparte provoquerait des changements considĂ©rables avait certainement visitĂ© ses rĂ©flexions. Il n'Ă©tait pas de ceux qui se laissent surprendre par les Ă©vĂ©nements. 222 LK PHINCK l>K TALLKYIIAM» Ce qui est, se disail-il, est fort peu de chose, toutes les fois que l'oa ne pense pas que ce qui est produil ce qui sera. >"avait-ii pas adoptĂ© dĂ©jĂ cette maxime, pour expliquer toutes ses variations passĂ©es, prĂ©sentes et futures? Doucement, habilement, il combinait ses calculs et disposait ses chances, sans se dĂ©couvrir ni s'exposer, se tenant en contact avec tout le monde, mais ne se livrant Ă personne, surtout ne prodiguant point de ces offres prĂ©maturĂ©es, qu'eĂ»t rendues pĂ©rilleuses et vaines le retour inopinĂ© du vainqueur, gardant, du cĂŽtĂ© de l'Ă©tranger, des intelligences utilisables pour l'avenir, enfin se mĂ©nageant des facilitĂ©s, au dedans comme au dehors, pour qu'on sĂ»t trouver en lui, quoi qu'il advĂźnt, l'homme de la situation. 11 frĂ©quentait les tribuns et sĂ©nateurs d'opposition, renouait avec SiĂ©yĂšs mal consolĂ© de sa dĂ©ception rĂ©cente et si profonde, assistait au diner mensuel des brumairiens, marquait des complaisances anticipĂ©es pour la faction dite orlĂ©aniste, protĂ©geait les Ă©migrĂ©s, entretenait avec les reprĂ©sentants de Louis XYIII des rapports de sociĂ©tĂ©, en Ă©vitant de leur parler, ne fĂ»t-ce qu'Ă mots couverts, un langage dĂ©sespĂ©rant, et permettait Ă M"'"" Grand, sa maĂźtresse actuelle et sa future Ă©pouse, de se dire roya- liste 1. C'Ă©tait bien lĂ cette infidĂ©litĂ© prĂ©voyante, qui lui rendra tant de services, le long de la vie. Et les agences anglo-royalistes se reprenaient Ă fonc- tionner. Les effervescences de l'Ouest et du Midi redou- blaient. Il n'Ă©tait pas jusqu'aux ex- terroristes du dernier ban, anarchistes et babouvistes, pour lesquels ne s'Ă©taient pas trouvĂ©es de places, qui n'eussent aussi tl Cf. Alb. Vandal, l'ArĂšneihenl de Bonaparte, t. II ; Ernest Daudet,. Histoire de l'Ă©migration, II. s 0 l s J. K C 0 N S L' L AT KO F F I C I K L K T L I N T I .M F. 22i leur organisation et leurs conciliabules. En rĂ©sumĂ©, IVsprit de conspiration Ă©tait partout, aussi bien dans l'Anae des associĂ©s de Bonaparte, prĂ©voyant la nĂ©cessitĂ© d'un gouvernement de rechange » que dans celle des ennemis les plus dĂ©clarĂ©s de la constitution de l'an VIII. En tous lieux remuait l'intrigue, guettant le renverse- ment possible de la rĂ©publique consulaire par la dĂ©faite ou la mort de Bonaparte. Le coup de tonnerre de Marengo dispersa ces A'apeurs obscures. ĂŻalleyrand se fĂ©licita de ne s'^ĂȘtre pas avancĂ© au delĂ des bornes d'une sage expectative, â quoiqu'il eĂ»t Ă©tĂ© fort prĂšs de les dĂ©passer. On n'ignore pas, en effet, qu'il faillit ĂȘtre mis en mauvaise posture, dans l'affaire DupĂ©rou, par les dĂ©nonciations de cet Ă©trange person- nage, ex-directeur de la contre-police royaliste et qui chargea Talleyrand d'imputations positives et graves I, pour la plus grande joie de son rival FouchĂ©. Mais on n'en tint pas autrement compte et cette tĂ©nĂ©breuse affaire n'avait pas eu de suites fĂącheuses. Toute l'attention Ă©tait au triomphe dĂ©cisif du Premier Consul. Les machina- tions hostiles s'Ă©taient arrĂȘtĂ©es instantanĂ©ment. L'Ă me entiĂšre du pays vibrait d'enthousiasme dans l'admira- tion de la victoire et les espĂ©rances de la paix. Les gĂ©nĂ©raux français Ă©taient restĂ©s les maĂźtres du champ de bataille. C'Ă©tait au tour de la diplomatie d'intervenir. Talleyrand se tint prĂȘt Ă nĂ©gocier. Les journĂ©es de Marengo et de Hohenlinden, l'approche de Il De In trahison d'un principal emplour des lieladonsexlrrieiires. Arch. Nat. V. 7,6-2 'i". 2-2i l-K l'I'.INCI- DE TALLKYliAND Brune et de Macdonald, qui s'ĂŽlaient rĂ©unis dans les Alpes du Trontin, avaient forcĂ© François II Ă signer l'armistice de Steyer. Six mois aprĂšs, Joseph Bonaparte et Talleyrand avaient rejoint le plĂ©nipotentiaire de l'empereur d'Allemagne, Ă LunĂ©ville. On conclut bientĂŽt le traitĂ© 1, mais Ă des conditions qui n'Ă©taient pas tendres pour l'Autriche et qui donnaient Ă penser qu'elle ne s'y tiendrait pas longuement. Les puissances rĂ©unies de la fortune, de la guerre et de la paix comblaient de leurs faveurs le Premier Consul. Une convention arrĂȘtĂ©e, peu de mois aupara- vant, entre Joseph Bonaparte et des mandataires de l'AmĂ©rique du Nord, av^il rĂ©tabli l'harmonie des rela- tions troublĂ©es, depuis 1704, entre les deux RĂ©pu- bliques. La guerre civile rallumĂ©e dans les provinces de l'Ouest venait de prendre fin. A l'extĂ©rieur, non seulement le tzar Paul I" avait adhĂ©rĂ© formellement au pacte d'alliance franco-russe, mais il avait promis son concours le plus actif pour agir avec la France contre la Grande-Bretagne, qui violait, disait-il, tous les droits des nations. Or, Bonaparte n'avait pas aljandonnĂ© son ancien plan. 11 Ă©tait prĂȘt Ă engager contre les Anglais cette partie suprĂȘme, dont l'Egypte et l'Orient seraient le prix. Il n'avait pas cessĂ© de porter dans cette direction son esprit et ses yeux. Au mois de mai 1800, pendant qu'il faisait campagne conire l'Autriche, il Ă©crivait Ă son ministre Talleyrand. Il serait bien important d'avoir quelqu'un en Russie. L'empire ottoman n'a plus longtemps Ă exister, et si Paul I" y porte ses vues, nos intĂ©rĂȘts deviendront communs. » 1 9 janvier 1801. sous LE CONSULAT L OFFICIEL ET L INTIj/^IE 225 A quelques jours de lĂ , il Ă©tait revenu sur la ques- tion avec insistance 11 faut donner au tzar des marques de considĂ©ra- tion. Cela devient absolument nĂ©cessaire. Notre chargĂ© d'affaires, Ă Hambourg, pourrait lui faire des ouver- tures gĂ©nĂ©rales et flatteuses. Voyez Ă prendre un parti. » On avait, Ă prĂ©sent, les mains libres. Une aide amicale et puissante s'Ă©tait offerte. La victoire de l'amiral Linois Ă AlgĂ©siras, les succĂšs de Latouche-TrĂ©ville contre Nelson lui-mĂȘme et le spectacle de l'admirable activitĂ© qui se dĂ©ployait sur les cĂŽtes françaises, devaient Ă©chauffer les courages. L'Angleterre semblait isolĂ©e du reste de l'Europe, pour la premiĂšre fois, depuis les grandes guerres de la RĂ©volution. Il fallait se hĂąter d'en tirer avantage, pour enfin vider le diffĂ©- rend, seul Ă seul. Et Bonaparte poussait avec une ardeur fiĂ©vreuse ses prĂ©paratifs d'invasion. Il se voyait Ă la veille de rĂ©aliser son apostrophe au diplomate anglais Hawkesbury; contre Carthage renouvellerait donc la grandeur de Rome. Trois mauvaises nouvelles Ă©cla- tant Ă la fois l'entrĂ©e des Anglais en Egypte, l'assassi- nat de Paul I", le triomphe de Nelson dans la Baltique, l'obligĂšrent Ă suspendre ses visĂ©es, Ă transformer ses plans. Ce fut un retournement complet de la situation, ĂŻalleyrand, dont le front s'Ă©tait assombri Ă l'image d'une guerre nouvelle se dĂ©chaĂźnant sur la terre et sur l'onde, put se rĂ©jouir des nĂ©gociations Ă©taient entamĂ©es avec le ministĂšre Addington. William Pitt avait quittĂ© la place, et les tendances premiĂšres du nouveau cabi- net s'Ă©taient annoncĂ©es pacifiques. Ces conversations diplomatiques Ă©taient de bon augure ; mais elles n'allĂšrent Ă leurs fins, ni si vite, ni si aisĂ©ment qu'on en avait conçu l'espoir. 15 226 LK PRINCE Di; TALLEYRAND Auxp remiers mots Ă©changĂ©s avaienl commencĂ© les tiraillements et, surtout du cĂŽtĂ© de l'Angleterre, les rĂ©sistances. Bonaparte dictait ou faisait Ă©crire Ă Talley- rand pour Joseph Ă Londres, pour Otto Ă Amiens, des notes sur Malte la partie brĂ»lante du dĂ©bat, sur la Porte, sur les Barbaresques et la police de la MĂ©diter- ranĂ©e, dont chacune tournait en Ă©lĂ©ments de discussion Apre et serrĂ©e. Les projets se croisaient avec les contre- projets. On usait le temps en des protocoles dilatoires, que ne servaient pas Ă raccourcir les allĂ©es et venues des courriers entre Amiens et Paris. Bien que le cabinet anglais eĂ»t acceptĂ© la condition prĂ©alable posĂ©e par le Premier Consul et le ministre Talleyrand d'exclure des nĂ©gociations les affaires du continent 1 RĂ©publique cisalpine 2, PiĂ©mont, Suisse, Hollande, ses idĂ©es, ses intĂ©rĂȘts propres, n'arrivaient pas Ă se fondre avec ceux du gouvernement français. Les entretiens directs de Bonaparte et de lord Gornwallis demeuraient Ă longue distance des nĂ©cessaires conclusions. On croyait toucher au but, et ce but s'Ă©loignait toujours. Les inipatiences du Premier Consul 3 avaient peine Ă se contenir dans les justes bornes de la rĂ©serve diplomatique. Sous sa dictĂ©e impĂ©rieuse, Talleyrand avait dĂ» joindre aux 1 Vous regarderez comme positif que le Gouvernement ne veut entendre parler ni du roi de Sardaigne, nidustathouder, ni de ce qui con- cerne les affaires intĂ©rieures de la Batavie, celles de TAllemagne, de l'Hel- vĂ©lie, et des rĂ©publiques d'Italie. Tous ces objets sont absolument Ă©tran- gers Ă nos discussions avec l'Angleterre. » Talleyrand, Lettre Ă Joseph, 20 novembre 1801.. 2 Au lendemain de Marengo, Bonaparte avait improvisĂ© Ă la Cisalpine un gouvernement provisoire et chargĂ© Maretavec RĆderer de lui prĂ©parer un projet de constitution. Le plan en fut communiquĂ© Ă Talleyrand par RĆderer. Il faut, commença-t-il de dire, qu'une constitution soit courte et... » Il allait ajouter claire. Et obscure », interrompit Talleyrand. 3,1 Si le courrier qui apporte la nouvelle arrive, Ă Paris, le 10, avant 9 heures, il aura 600 francs. » Bonaparte. ie///e Joseph, 18 mars 1802}. sous LK CONSULAT L OFFICIKL ET L INTIMI- 227 instructions destinĂ©es Ă Joseph, le grand signataire de la pĂ©riode du Consulat, ces mots presque comminatoires Nous nous rendons faciles sur tous les points, mais ce n'est pas par crainte. Je vous envoie le Moniteur, qui vous portera des nouvelles de l'arrivĂ©e de la flotte Ă Saint-Domingue... Finissez... Finissez doncl » Mais il ne dĂ©pendait pas de la bonne volontĂ© de Joseph d'en finir. On eut encore Ă dĂ©layer bien des objections, comme Ă rĂ©soudre bien des propositions et contre- propositions, avant de se dire enfin d'accord. On eĂ»t pensĂ© que les deux parties en prĂ©sence dussent Ă©galement se tenir pour satisfaites. La France, qui avait perdu toutes ses colonies, les recouvrait toutes, sans qu'elle eĂ»t elle-mĂȘme rien Ă restituer; et l'Angle- terre acquĂ©rait de nouvelles conquĂȘtes en faisant la paix. Il est vrai qu'elle avait promis de se dessaisir de Malte; mais promettre n'est pas donner. On s'en aperçut assez par la suite. Trop libĂ©rale des biens qui n'Ă©taient pas Ăą elle, la France avait taillĂ© sur les possessions de ses alliĂ©s pour contenter sa plus persĂ©vĂ©rante ennemie. Talleyrand dĂ©sapprouvera, quelque jour, cette part Ă©vidente d'iniquitĂ© dans le traitĂ© d'Amiens. Sa corres- pondance de 1802 atteste qu'il se mettait moins en peine, alors, des intĂ©rĂȘts lĂ©gitimes de la Hollande et de l'Espagne, qui avaient Ă©tĂ© engagĂ©es dans la lutte contre l'Angleterre par la France et pour elle seule 1. Une 4 Lisons plutĂŽt cette lettre du ministre au Premier Consul a 20 messidor, an IX i9 juillet 1801. > GĂ©nĂ©ral, » Je viens de lire avec toute l'attention dont je suis capable la lettre d'Espagne... Il me semble que l'Espagne qui, Ă toutes les paix, a gĂȘnĂ© le cabinet de Versailles par ses Ă©normes prĂ©tentions, nous a extrĂȘmement dĂ©gagĂ©s dans cette circonstance. Elle nous a tracĂ© elle-mĂȘme la conduite que nousavonsĂ tenir. Nous pouvons faire avecl'AngUterro ce qu'ellea fait 228 l' DE TALLKVRAND fois de plus, les faibles Ă©taient trailĂ©sen vaincus. Cepen- dant, l'opinion anglaise rĂ©clamait encore. Elle accusait ses ministres d'avoir mis en pĂ©ril la suprĂ©matie maritime, industrielle et coloniale de la reine des mers. Enfin, aprĂšs quelques derniĂšres hĂ©sitations dans la forme, et parce qu'elle avait besoin d'une trĂȘve, si courte fĂčt- elle, l'Angleterre se dĂ©cida Ă signer les fameux articles d'Amiens 1. On attendait cette signature impatiemment, Ă Paris; le ministre des Relations extĂ©rieures l'eut en main, avant le chef de l'Ătat, et dans des circonstances curieuses Ă rappeler. Le grand rĂ©sultat si laborieusement prĂ©parĂ© et qui, Ă plusieurs reprises, avait failli se dissoudre dans l'in- succĂšs, Ă©tait donc rĂ©alisĂ©, Talleyrand en avait par devers lui, les clauses bien arrĂȘtĂ©es; c'Ă©tait l'entente rĂ©tablie, les maux de la guerre suspendus il en Ă©tait profondĂ©- ment heureux. L'air qu'il respirait, ce jour-lĂ , lui sem- blait d'une douceur, qu'il n'avait pas connue depuis longtemps. Cependant, son visage n'en dĂ©couvrait pas l'impression. Sa contenance n'en avait pas Ă©tĂ© modi- fiĂ©e, d'une ligne; son calme extĂ©rieur Ă©tait restĂ© tout aussi complet que d'habitude. Et quand il eut Ă prĂ©- senter Ă NapolĂ©on, qui l'attendait anxieusement, le texte du traitĂ©, il ne tĂ©moigna aucune hĂąte Ă le faire, avec le Portugal; elle sacrifie les intĂ©rĂȘts de son alliĂ©e, c'est mettre Ă notre disposition l'Ăźle de la TrinitĂ© dans les stipulations avec l'Angleterre. Si vous adoptiez cette opinion, il faudrait alors presser un peu les nĂ©go- ciations Ă Londres, et s'en tenir Ă faire de la diplomatie, ou plutĂŽt de l'er- goterie Ă Madrid, en restant toujours dans des discussions douces, dans des explications amicales, en rassurant sur le sort du roi de Toscane, en ne parlant que des intĂ©rĂȘts de l'alliance, etc .., en tout, prendre du temps Ă Madrid, et prĂ©cipiter Ă Londres. » 'Lettre de Talleyrand Ă Bona- parte, ap. Pierre Bertrand, p. 5. 1 26 mars 1802. sous LK CONSULAT L OFFICIEL ET L INTIME 229 Auparavant, il jugea prĂ©fĂ©rable de mĂ©nager ratlenlion du Premier Consul sur des dĂ©tails du jour, d'une moindre importance, dont celui-ci n'aurait plus daignĂ© s'occuper ensuite. Ce fut une des rencontres oĂč le plus manifestement Ă©clata avec quelle maĂźtrise ce fleg- matique pouvait se dominer. Bonaparte Ă©tait ner- veux; pourquoi n'avait- il pas encore reçu le texte signĂ© de la chancellerie anglaise? Tranquillement, son ministre gardait en poche la piĂšce diplomatique. Il pos- sĂ©dait son impassible physionomie de tous les jours, tandis qu'il passait en revue avec le Premier Consul, nombre d'affaires de divers ordres, comme des restes de comptes qu'il fallait purger avant d'aborder l'essen- tiel. Enfin le dernier de ces documents accessoires ayant Ă©tĂ© soumis Ă l'approbation du chef de l'Ătat, Tal- leyrand fit une pause, et lui dit en souriant â A prĂ©sent, je vais vous faire un grand plaisir; le traitĂ© est signĂ©, le voilĂ . » Bonaparte sursauta â Comment, s'Ă©cria-t-il, ne me l'avez-vous pas annoncĂ© tout de suite? » â Ah ! parce que vous ne m'auriez plus Ă©coutĂ© sur tout le reste. Quand vous ĂȘtes heureux, vous n'ĂȘtes pas abordable. » Soit qu'il ne voulĂ»t pas trahir plus d'Ă©motion que son ministre, soit qu'il eĂ»t senti dans cette force silen- cieuse et cette possession de soi des moyens d'Ă©nergie calme, dont il pourrait se servir, le Premier Consul n'ajouta pas un mot. ConsidĂ©rĂ©e sous des aspects Ă©largis et avec l'espoir qu'elle ne serait pas ce qu'elle fut un armistice pro- longĂ©, cette paix Ă©tait un immense bienfait pour la France. EtTalleyrand, dont elle comblait les vĆux, l'avait 230 . PRINCE DE TALLKYFiAND admirablement senti, en exposant que la RĂ©publique française, en 1802, jouissait d'une puissance, d'une gloire, d'une influence telles que l'esprit le plus ambi- tieux ne pouvait rien dĂ©sirer au delĂ pour sa patrie. En moins de deux annĂ©es, elle Ă©tait rĂ©ellement passĂ©e d'une situation profondĂ©ment incertaine et troublĂ©e au premier rang des puissances en Europe. Cette heure radieuse fut exaltĂ©e, Ă Paris et dans les dĂ©partements, par l'Ă©clat des fĂȘtes officielles. Le 18 avril, jour de PĂąques, les pompes catholiques et v les pompes militaires s'Ă©taient confondues dans l'apparei 1 le plus imposant. Pour la premiĂšre fois depuis dix annĂ©es, le bourdon de Notre-Dame Ă©branla les airs de sa voix puissante. Et les accents du Te Deiim, dans l'intĂ©rieur de la cathĂ©drale remplie d'une assistance magnifique, cĂ©lĂ©brĂšrent la double rĂ©conciliation de la France avec l'Europe et avec elle-mĂȘme. Car la RĂ©volu- tion avait fait aussi la paix avec Dieu, c'est-Ă -dire avec l'Ăglise. DĂšs le mois de juin 1800, Bonaparte avait engagĂ© des ouvertures du cĂŽtĂ© de la cour de Rome en usant, pour intermĂ©diaire, du cardinal Martinani, Ă©vĂȘquede Vicence. Par une haute conception politique, il s'Ă©tait promis d'apparaĂźtre aux peuples comme le restaurateur de la religion et d'ajouter a ses moyens d'autoritĂ© le con- cours spirituel et moral du clergĂ© de France. Rouvrir les Ă©glises au culte de la majoritĂ© des Français, s'atta- cher les forces immenses de ce clergĂ©, zĂ©lateur tradi- tionnel des gouvernements autoritaires, en lui rendant sa hiĂ©rarchie, ses usages reprĂ©sentatifs, ses privilĂšges sociaux et la sĂ©curitĂ© matĂ©rielle, c'Ă©tait enlever aux sous LE CONSULAT L OFFICIEL ET L INTIME 231 prĂ©tendants du royalisme la meilleure de leurs chances; c'Ă©tait affermir l'une des bases essentielles d'un nou- veau systĂšme monarchique aspirant Ă durer. Nulle prĂ©fĂ©rence solide de doctrine, aucune impulsion reli- j?ieuse vraiment sincĂšre et profonde n'avait portĂ© le Premier Consul Ă l'accomplissement de ce grand acte. On en eut la preuve surabondante Ă la vivacitĂ© de ses mercuriales aux dĂ©lĂ©guĂ©s du Saint-SiĂšge, dĂšs que se levait un point de litige, aussitĂŽt que perçait un vice de forme blessant la suzerainetĂ© du chef de l'Ătat; on s'en apercevra plus encore Ă la violence de ses dĂ©mĂȘlĂ©s avec le pape, qui lancera contre lui, en dĂ©pit du Con- cordat, les foudres de l'excommunication. Le rĂ©alisme de son gĂ©nie, n'Ă©tait-ce pas le seul et vĂ©ritable mobile inspirateur de cet homme de domination, qui se fĂ»t aussi bien instituĂ© le calife de Mahomet, s'il eĂ»t eu Ă gouverner des populations musulmanes? Quand il tenta d'asservir l'Egypte et la Syrie, il avait proclamĂ© d'une voix trĂšs haute, afin d'ĂȘtre au loin entendu des tribus courbĂ©es sous la loi du Coran, sa rĂ©solution d'embrasser les idĂ©es et les croyances de l'Islam. Avec un sens aussi clair des penchants humains, qu'un chef d'Ătat doit savoir flatter chez ses concitoyens ou sujets, pour ĂȘtre mieux en force et en puissance de les con- duire, de les maĂźtriser, il avait dit en propres termes Ă des chrĂ©tiens, en 1799 Si je gouvernais un peuple de Juifs, je rĂ©tablirais le temple de Salomon. » Dans la grande question du Concordat, Talleyrand avait des intĂ©rĂȘts directs et indirects Ă pousser aux nĂ©gociations. Il y aida de toutes ses forces, de toute sa compĂ©tence et sa dextĂ©ritĂ©, jusqu'au moment diflicile oĂč, ayant voulu glisser dans le contrat une clause par- ticuliĂšre et imprĂ©vue la clause de M'"'' Grand », il y 232 LK l'KINCK DK TALLEYRAND rencontra des oppositions, qui faillirent tourner Ă contre- sens son zĂšle agissant. Sur les aflaires romaines, il Ă©tait ontendu autant qu'on le pouvait souhaiter. 11 en possĂ©dait Ă fond la lettre et l'esprit. Lui-mĂȘme s'y fĂ»t dĂ©mĂȘlĂ© trĂšs adroitement, si le hasard avait voulu, qu'au lieu d'ĂȘtre un personnage de diplomatie en France, il eĂ»t Ă©tĂ© l'une des tĂȘtes de cette cour de Rome. N'Ă©tait- ce pas lui le diplomate-Ă©vĂȘque, qui disait Pour faire un bon secrĂ©taire d'Ătat, Ă Rome, il faut prendre un mauvais cardinal? » Il eĂ»t Ă©tĂ© ce cardinal, sĂ»rement. Son concours fut apprĂ©ciĂ©, comme il mĂ©ritait de l'ĂȘtre, dans les conseils du Vatican. Le mandataire de Rome, Gonsalvi, qui, souventes fois, s'asseyait Ă la table excel- len tedu ministre, netarissait pas d'apprĂ©ciations flatteuses Ă son Ă©gard. Et le Saint-PĂšre y donnait son suffrage d'un plein assentiment. Indulgent aux erreurs de l'an- cien Ă©vĂȘque d'Autun, qu'il ne dĂ©sespĂ©rait pas de con- vertir et de ramener dans les premiers rangs de l'Eglise, sympathique Ă l'homme d'esprit que Talleyrand fut tou- jours. Pie VII renforçait la bonne opinion du cardinal, en lui rĂ©pondant, un jour, moitiĂ© riant, moitiĂ© sĂ©rieux M. de Talleyrand! Ah!... ah!... que Dieu ait son Ăąme, mais moi, je l'aime beaucoup! » Et l'ex-prĂ©lat se montrait fort content de l'apprendre, ayant Ă cela d'excellentes raisons. En dehors des graves considĂ©- rations d'utilitĂ© morale et politique dont il Ă©tait pĂ©nĂ©- trĂ©, quant au Concordat, il avait l'Ă©nergique dĂ©sir, pour son compte personnel, de liquider une situation fausse, de se rĂ©concilier avec le Saint-SiĂšge, et de rĂ©gu- lariser, une fois pour toutes, son entrĂ©e dans la vie sĂ©culiĂšre. MoitiĂ© de bonne grĂące, moitiĂ© par pression diploma- tique, il obtint le bref dĂ©sirĂ©, qui le libĂ©rait de toute sous LE CONSULAT L OFFICIEL ET L INTIME 233 attache avec son passĂ© sacerdotal, et dont il Ă©tendra la latitude au delĂ de ce qu'on pensait lui accorder, en s'affranchissant du cĂ©libat et contractant mariage . Ce bref papal, avec les restrictions implicites qu'il contenait, et par-dessus lesquelles on sauta lestement, au moment de l'utiliser, Talleyrand ne l'avait pas emportĂ©, disions- nous, d'une maniĂšre si facile ni si prompte. Il fallut mettre en mouvement bien des courriers, Ă©changer bien des textes et des contre-textes, beaucoup correspondre, intervenir et s'agiter; il fallut, Ă trois fois, s'y reprendre, avec le concours trĂšs appuyĂ© de Bonaparte 1, pour aboutir au dĂ©nouement de cette comĂ©die politico- religieuse, couronnĂ©e par le mariage de Talleyrand avec la belle Indienne » . Au dĂ©but de l'affaire, il ne prĂ©vo^'ait pas les Ă©p3u- sailles auxquelles il s'arrĂȘta, bon grĂ© mal grĂ©, mais il avait envisagĂ© la perspective qu'un jour viendrait oĂč son ancien vĆu de cĂ©libat lui deviendrait une gĂšne; et il avait voulu s'en affranchir d'avance, Ă la premiĂšre occasion qui lui serait offerte d'en aborder le sujet. DĂšs le 26 janvier 1801, l'abbĂ© Bernier, dĂ©lĂ©guĂ© du gouver- nement français, avait posĂ© la question des prĂȘtres, que la tourmente rĂ©volutionnaire avait Ă©cartĂ©s du sacerdoce et qui s'Ă©taient mariĂ©s. Le Premier Consul, soufflĂ© par son ministre, pensa rĂ©soudre la difficultĂ© d'un seul coup, en manifestant le dĂ©sir qu'on insĂ©rĂąt, sous forme d'addition spĂ©ciale au Concordat, un article faisant rentrer dans la classe des simples citoyens les 1 Bonaparte s'y Ă©tait engagĂ© Ă fond J'envoie Ă Votre SaintetĂ©, Ă©crivait-il au pape, une noie qui m'est remise, relative Ă une demande d'un bref do sĂ©cularisation pour le citoyen Talleyrand. Cette demande m'est personnellement agrĂ©able. » [Correspon- dance de Napolnm I", t. VII, n" 60'J9, 4 prairial an X. 234 LE PRINCK DE TALLEYRAND ecclĂ©siastiques ayant notoirement renoncĂ© Ă leur Ă©tat. C'Ă©tait Ă©lĂ©mentaire, c'Ă©tait expĂ©ditif et concluant. Mais, du cĂŽtĂ© de Rome, on avait arrĂȘtĂ© au passage Tentre-filel suspect. Le reprĂ©sentant du Saint-SiĂšge, le cardinal Spina, le dĂ©clara sans ambages au cardinal Consalvi Je ne sais si le ministre Talleyrand veut y ĂȘtre com- pris, mais j'ai bien fait savoir que ni un Ă©vĂšque, ni qui- conque, qui est liĂ© par des vĆux solennels, ne peut jouir de l'indulgence apostolique ». On mit Ă contribu- tion toute une longue procĂ©dure canonique, aux fins de confirmer et de justifier cette maniĂšre de voir, qui Ă©tait celle du pape, et sur laquelle Pie VU s'Ă©tait expres- sĂ©ment expliquĂ© dans une missive personnelle Ă Bona- parte 1. L'histoire entiĂšre de l'Ăglise ne renfermait pas un exemple de cette indulgence admise et contraire au rĂšgles primordiales de la discipline ecclĂ©siastique. Avec une insistance, qui ne se lassait pas, Talleyrand tournait et retournait la cause de toutes les maniĂšres, entravant au besoin les pourparlers d'ordre gĂ©nĂ©ral, soulevant des obstacles, grossissant les difficultĂ©s, pour forcer le consentement du Saint-PĂšre et menaçant Il arte poserait de lui-mĂȘme Ă l'autoritĂ© dont il Ă©tait investi une juste et prudente limite? Il ne dut pas en conserver longtemps l'illusion, Ă supposer qu'il l'eut jamais. Si Ton accueille les Ă©trangers, si l'on favorise le retour de l'Ă©migration, il est deux espĂšces de gens les dĂ©putĂ©s et les journalistes, dont on se dĂ©barrasse lestement; des ordres d'exil ont atteint des femmes et des hommes d'Ăąge, dont le seul crime est d'entretenir des correspondances considĂ©rĂ©es comme suspectes et de dĂ©nigrer le rĂ©gime nouveau. Du cĂŽtĂ© de la politi[ue extĂ©rieure se prononce un changement d'orientation, dont s'inquiĂšte, pour le prĂ©- sent et surtout pour l'avenir, la luciditĂ© du diplomate. Comme il l'exprime avec tant de prĂ©cision, en ses MĂ©moires, la paix d'Amiens Ă©tait Ă peine conclue que la modĂ©ration commençait d'abandonner Bonaparte. Elle n'avait pas encore reçu sa pleine exĂ©cution qu'il jetait les semences des nouvelles guerres, qui devaient, aprĂšs avoir accablĂ© l'Europe et la France, le conduire lui-mĂȘme Ă la ruine. Il avait engagĂ© sa parole dans la employĂ©e; et, peu aprĂšs, il le destitua. Le grand-juge RĂ©gnier s'Ă©lait trop avancĂ© en lui promettant la condamnation Ă mort de son ancien frĂšre d'armes; il n'eut pas cette sentence capitale attendue contre Moreau. LE DUC d'eNGIIIEX, ENFANT Tableau de Schillip MusĂ©e te Versailles I L AUBK IMPĂRIALE 289 promesse de restituer le PiĂ©mont au roi de Sardaigne, immĂ©diatement aprĂšs la paix de LunĂ©ville; mais, ayant, chemin faisant, considĂ©rĂ© qu'il n'avait accompli d'autre Ćuvre par ses victoires que de confirmer les conquĂȘtes de la RĂ©volution ; qu'il n'y avait pas ajoutĂ© de territoire nouveau, et qu'il lui fallait de ces titres d'agrandisse- ment et d'annexion pour donner plus de force Ă son Ăąpre dĂ©sir de rĂ©gner, il avait jugĂ© bon de passer outre et de garder le dĂ©pĂŽt, qui avait Ă©tĂ© mis entre les mains de la France. Le fait arbitraire de la rĂ©union du PiĂ©- mont une fois accompli, puis ratifiĂ© par l'approbation complaisante du SĂ©nat, on avait pensĂ© que cette violation du droit des gens, dĂ©guisĂ©e sous le nom de conquĂȘte, n'aurait pas d'autre consĂ©quence qu'une protestation muette et impuissante. Il ne plut pas au gouvernement anglais d'en entretenir l'illusion chez Bonaparte. Main- tenant que des embarras extĂ©rieurs ne troublaient plus la libertĂ© de son action, il saisit le prĂ©texte de cette dĂ©possession du roi de Sardaigne pour garder Malte et reprendre les armes contre la France. Des espĂ©rances indĂ©finies semblaient permises. Des flatteurs ou des admirateurs candides se croyaient auto- risĂ©s Ă faire entendre, du haut d'une tribune, des paroles telles que celles-ci, toutes parfumĂ©es d'encens et fleuries d'optimisme Quel chef de nation montra jamais im plus grand amour pour la paix? S"il Ă©tait possible de sĂ©parer riiistoire des nĂ©gociations du Premier Consul de celle de ses exploits, on croirait lire la vie d'un magistrat paisible, qui n'est occupĂ© que des moyens d'afTermir la paix. M. de Vaublanc avait Ă peine achevĂ© son allocution, aux applaudissements de tout le Corps lĂ©gislatif, que la nouvelle Ă©clatait, dĂ©sastreuse, de la rupture entre 19 290 LE PRINCE liE TALLEYRAND l'Angleterre et la France. Nul ne dĂ©plora >lus que Tallejnind cette dĂ©claration de guerre, qui ouvrait la digue Ă des complications sans fin. * * * La pĂ©riode consulaire approchait de son terme, prĂ©- sentant dans son Ćuvre accom}lie un ensemble d'une vĂ©ritable grandeur, mais ayant eu aussi, sous tant de gloire, ses taches, ses misĂšres, ses mensonges, ses cruau- tĂ©s. Elle se ferma sur un Ă©pisode tragique l'exĂ©cution du duc d'Enghien. Les responsabilitĂ©s de ce crime d'Ătat furent Ă©tendues des principaux acteurs Ă des tĂ©moins de premiĂšre ligne, principalement Ă Talleyrand. Qu'y eut-il en cela de vrai? La question nous oblige, en dĂ©pit de tant de pages amoncelĂ©es dĂ©jĂ sur ce sujet, Ă y prolonger notre attention. Le hardi Breton Cadoudal, au cours des interroga- toires qu'il soutint d'une contenance si fiĂšre et si assurĂ©e, avait dĂ©clarĂ© que la conspiration dont il Ă©tait le chef devait ĂȘtre appuyĂ©e par un prince de la famille royale. Sur cette parole imprudente, la police avait Ă©tĂ© mise en mouvement pour rechercher en quels lieux se trouvaient, rĂ©unis ou isolĂ©s, tous les princes de la mai- son de Bourbon. Le duc d'Enghien Ă©tait le plus prĂšs de la France; il fut choisi comme victime exemplaire et pour servir de leçon aux prĂ©tendants. Il habitait, depuis peu de temps, Ă Etteinheim, dans le pays de Bade, non loin de celle qui possĂ©dait le secret de son cĆur, la douce princesse Charlotte de Rohan-Rochefort. PĂ©tri d'honneur, ardent et chevaleresque, Ă©loignĂ© de toute idĂ©e de basse manĆuvre, il attendait, dans le silence, une occasion possible de combattre pour son drapeau, L AUBE IMPKRIALE 291 mais dans les rangs d'une armĂ©e. Je ne sais pas servir mon roi en frac, Ă©crivait-il, Ă moins que ce ne soit l'uniforme de la VendĂ©e I. » Quelle voix rĂ©vĂ©la le lieu de sa retraite? On prĂ©tendit et NapolĂ©on l'affirma que cette voix fut celle de Talley- rand. Une telle dĂ©lation n'aurait pas Ă©tĂ© nĂ©cessaire, s'il est croyable qu'elle se produisit, La police, avec ses mille ramifications et la source inĂ©puisable de renseigne- ments, que lui fournissait le dĂ©eachetage organisĂ© des lettres, le cabinet noir » comme on l'appelait, avait tous les moyens d'en ĂȘtre instruite ; on savait bien oĂč le trouver. Sans doute, Talleyrand tint la plume, qui traça la note adressĂ©e au baron d'Edelsheim, ministre des Affaires Ă©trangĂšres du Grand-DuchĂ© de Bade et qui lui fut remise par le gĂ©nĂ©ral Caulaincourt 2; il signa 1 Lettre du 2i novembre 1801. Ătre soldat, agir, combattre, fĂčl-ce contre la France et dans les rangs anglais, pour le roi, c'Ă©tait, en vĂ©ritĂ©, son ardent dĂ©sir. Le 26 aoĂ»t 1803, il Ă©crivait Ă son pĂšre, le duc de Bourbon a Ne doutez pas que Bonaparte n'oubliera pas ce qu'il appelle notre folle insolence et, s'il arrivait malheur aux Anglais, ce ne serait pas en Europe que nous trouverions le repos et la libertĂ© ». Le fatal nom que nous portons nous condamne donc Ă une nullitĂ© honteuse! », s'Ă©criait-il dans une lettre du 22 septembre 1803. Le gouver nemont anglais venait de rĂ©pondre par une fin de non-recevoir aux offres de service que le duc d'Enghien avait fait tenir Ă son ministre de la guerre, lord Habart. i2i Monsieur le baron, .le vous ai envoyĂ© une noie, dont le contenu tendait Ă requĂ©rir l'arresta- tion du comitĂ© d'Ă©migrĂ©s siĂ©geant Ă OlĂŻenbourg, lorsque le Premier Consul, par l'arrestation successive des brigands envoyĂ©s en France par le Gou- vernement anglais, comme par la marche et le rĂ©sultat des procĂšs qui sont instruits ici, eut connaissance de toute la part que les agents d'OlTenbourg avaient aux terribles complots tramĂ©s contre sa personne et contre la sĂ»retĂ© de la France. 11 a appris de mĂȘme que le duc d'Enghien elle gĂ©nĂ©- ral Dumouriezse trouvaient Ă Etteinheim et, comme il est impossible lu'ils se trouvent dans cette ville sans la permissiondeSon Altesse Ălectorale, le Premier Consul n'a pu voir sans la plus profonde douleur qu'un prince auquel il lui avait plu de faire Ă©prouver les effets les plu? signalĂ©s de son 292 LE PRINCE DE TALLEYRAND de sa main celle piĂšce officielle, dont on a fait l'argij- ment irrĂ©futable de sa participation au meurtre du duc d'Enghien. Mais la lettre en question, que fut-elle, sinon une dictĂ©e de Bonaparte? Le secrĂ©taire du porte- feuille de NapolĂ©on, sous le Consulat et l'Empire, le baron de MĂ©neval n'a-t-il pas expressĂ©ment posĂ© Taffirmation suivante, en soulignant les mots, comme pour leur attacher plus d'importance et plus d'authen- ticitĂ© lierihier, Talleyrand et tant d'autres n'ont pas donnĂ© ^ln ordre, nont pas Ă©crit une dĂ©pĂȘche, qui n'aient Ă©tĂ© dictĂ©s par NapolĂ©on? » Talleyrand, en sa qualitĂ© de ministre, n'avait Ă©tĂ© que l'intermĂ©diaire officiel 1, l'agent de transmission, dĂ©signĂ© par le poste mĂȘme qu'il occupait, Ă prĂ©venir le grand-duc de Bade du fait qu'un dĂ©tachement français allait se porter secrĂštement sur son territoire et en violer la neutralitĂ©, pour des rai- sons de haute police. PrĂ©alablement un Ă©missaire avait Ă©tĂ© envoyĂ© sur les amitiĂ© pour la France, pĂ»t donner un asile Ă ses ennemis les plus cruels et laissĂąt ourdir tranquillement des conspirations aussi Ă©videntes. En cette occasion si extraordinaire, le Premier Consul a cru devoir donner l'ordre Ă deux petits dĂ©tachements de se rendre Ă OfĂŻenbourg et Ă Etteiniieini, pour y saisir les instigateurs d'un crime qui, par sa nature, mettent hors du droit des gens tous ceux qui manifestement y ont pris part. C'est le gĂ©nĂ©ral Caulaincourt qui, Ă cet Ă©gard, est chargĂ© des ordres du Premier Consul. Vous ne pouvez pas douter qu'en les exĂ©cutant, il n'observe tous les Ă©gards que Son Altesse peut dĂ©sirer. 11 aura l'honneur de remettre Ă Votre Excellence la lettre que je suis chargĂ© de lui Ă©crire. SignĂ© Ch .-Maurice de Il Nous relevons encore, dans les MĂ©moires de MĂ©neval, une dĂ©claration formelle, qui dissipe toute espĂšce de doute, Ă cet Ă©gard Le Premier Consul me dicta une lettre adressĂ©e au ministre Talleyrand pour luipres- crire les mesures diplomatiques Ă prendre. Aux termes de cet ordre, le ministre des relations extĂ©rieures devait remettre au gĂ©nĂ©ral Caulain- court une letUv adressĂ©e au baron d'Edelsheim, ministre de l'Ă©lecteur de Bade, lettre que cet officier porterait Ă destination, dĂ©s qu'il aurait appris l'arrestation du duc d'Enghien. » MĂ©neval, /oc. cit., 1, p. I l'aube impĂ©riale 293 confins d'Etteinheim, afin d'y exercer une surveillance attentive des agissements du prince. A considĂ©rer de prĂšs et sans passion ses habitudes journaliĂšres, on eĂ»t constatĂ© qu'il avait suspendu ses correspondances avec l'Ă©tranger, qu'il tenait la promesse faite au duc de Bourbon son pĂšre de ne plus passer la frontiĂšre, qu'il se livrait Ă son amour des fleurs passionnĂ©ment pour les offrir Ă l'adorable Charlotte de Rohan, l'amante fidĂšle et tendre, la femme accomplie, Ă laquelle venaient de l'unir les liens d'un mariage conclu dans le mystĂšre 1. On aurait appris, en outre, qu'il s adonnait aux plaisirs de la chasse, qu'il avait la main facilement ouverte pour secourir les malheureux, que s'il Ă©tait, en son Ăąme, dĂ©solĂ© de cette inaction, il menait en fait une existence uniforme et paisible. Mais l'argus militaire au service du Premier Consul, un officier de gendarmerie, n'avait pas vu les choses sous cet angle inoffensif. Il revint persuadĂ©, au contraire, que le duc d'Enghien Ă©tait en correspondance active avec les Ă©migrĂ©s du clan irrĂ©ductible, qu'il leur prodiguait des excitations Ă la vengeance et que, s'il s'absentait des semaines entiĂšres, c'Ă©tait pour resserrer la trame des complots, dont il Ă©tait l'Ăąme, contre la vie du Premier Consul. Ce furent les impressions qu'il rapporta, en y ajou- tant des rĂ©vĂ©lations plus ou moins notoires sur les allĂ©es et venues de certains agents de l'Angleterre et des Bourbons, tels que le remuant Fauche-Borel et 1 Leurs secrĂštes Ă©pousailles furent bĂ©nies, Ă la fin de l'annĂ©e 1803, par l'ancien grand-vicaire gĂ©nĂ©ral de Strasbourg, l'abbĂ© Weinborn. Des notes, restĂ©es inĂ©dites en partie, du baron de Roesch. l'un de ceux qui vĂ©curent dans l'intimitĂ© la plus Ă©troite du duc d'Enghien, ne permettent aucun doute sur cette conclusion de leur roman d'exil. 294 LE PRINCE DE TALLEYRANU Jeux femmes allemandes trĂšs exallĂ©es pour la mĂŽme cause, M"'"'' de Reische et d'Etteigheim. La lecture du susdit rapport, dont l'esprit de soupçon et d'inquiĂ©tude Ă©tait fort exagĂ©rĂ©, avait Ă©mu Bonaparte. Le 1 0 mars 1 804, il rĂ©unit en conseil les deux autres consuls, RĂ©gnier, grand-juge et ministre de la Justice, FouchĂ©, Talleyrand ; et lui-mĂȘme, prenant d'abord la parole, exposa le point essentiel, qui avait provoquĂ© cette rĂ©union. Des machi- nations criminelles Ă©taient mises en jeu contre lui, chef Ă©lu de la France. Les conjurĂ©s attendaient la venue prochaine d'un membre de la famille des Bourbons, et qui n'Ă©tait pas le duc de Berry, comme on l'avait avancĂ©, mais bien le dernier des CondĂ©, le duc d'Enghien. Ce personnage princier en voulait Ă sa vie; on avait des indices certains qu'il userait de tous les moyens en son pouvoir pour la lui ravir. De tels faits se trouvant Ă©clairĂ©s d'une entiĂšre Ă©vidence, n'Ă©tait-il pas en droit, lui, Bonaparte, d'user de reprĂ©sailles antici- pĂ©es, et de gagner de promptitude sur les plans homi- cides qu'on formait contre lui, en faisant arrĂȘter le prince, n'importe comment et en n'importe quel lieu? La question Ă©tait nettement Ă©tallie. Il attendait de connaĂźtre l'opinion successive des membres de son con- seil. Le trouble fut grand dans la rĂ©union. On ne se dĂ©cida pas tout de suite Ă rĂ©pondre. NĂ©anmoins, l'un des membres du groupe, acquis d'avance et complĂšte- ment aux desseins du Premier Consul, prit, le premier la parole. D'une maniĂšre insidieuse, FouchĂ© mit bout Ă bout des semblants de preuves' pour justifier un coup de main aussi hardi, qui mettrait fin aux hjdrcs sans cesse renaissantes des conspirations. Il voulait bien ajouter quoique Ă©tant Ă peu prĂšs sur du caractĂšre illu- l'aUHE IMl'KUIALE 295 soire riine telle promesse que, d'ailleurs, si, aprĂšs l'instruction du procĂšs du prince, on ne le recon- naissait pas coupable, on serait Ă mĂŽme de rĂ©parer une erreur, et de le rendre Ă la libertĂ©. CambacĂ©rĂšs tint un langage di fiĂšrent. Il ne croyait point aux faits rapportĂ©s contre le descendant d'une 'apolĂ©on avait hĂąte d'attaquer et de vaincre les Russes 312 LK l'IUNCK DK TĂLLKYRAND pour leur tendre ensuite la main, pour s'ouvrir avec eux ou sans eux, les voies de cet Orient fascinateur auquel il allait accĂ©der, qu'il avait entrevu en Egypte et qu'il brĂ»lait d'assujettir. Il laissait Talleyrand seul, Ă Schonbrunn, seul avec le secrĂ©taire d'Ătat, Maret, qu'il savait bien n'ĂȘtre pas son ami de cĆur, La perspective de ce tĂšte Ă tĂȘte pro- longĂ© ne rĂ©jouissait ni celui-ci, ni celui-lĂ . Tous deux considĂ©raient sous un angle opposĂ© les Ă©vĂ©nements et les hommes. Ils ne professaient pas la mĂȘme nature de sentiments non plus, Ă l'Ă©gard de l'Empereur, auquel Maret avait vouĂ© une obĂ©issance idolĂątre, qui s'affichait telle. Qu'auraient-ils Ă s'entre-dire, dans les apparte- ments dĂ©serts de Schonbrunn? Ils y vivaient Ă cĂŽtĂ© l'un de l'autre sans intimitĂ©. Par bonheur, RĂ©musat, qu'on avait chargĂ© d'apporter de Paris Ă Vienne les ornements impĂ©riaux et les diamants de la couronne, vint un peu dĂ©tendre et rĂ©chauffer cet Ă©tat de relations. Talleyrand s'ennuyait de ses journĂ©es grises, Ă Schon- brunn; il fut heureux d'y voir RĂ©musat, qu'il honorait d'une sympathie sincĂšre et qui la lui rendait en atta- chement. De prime abord, dans le service de la Cour et les Ă©changes de rapports, qui en Ă©taient les suites forcĂ©es, le comte de RĂ©musat ne s'Ă©tait pas livrĂ© d'un plein abandon Ă la bienveillance du grand dignitaire. Comme par hasard. NapolĂ©on avait fait le nĂ©cessaire pour lui inculquer le doute et lui conseiller la rĂ©serve. Il n'en- trait pas dans ses goĂ»ts qu'ils fussent de si bon accord tous deux. Semer l'herbe de zizanie sur les chemins de rencontre, oĂč ceux de son entourage avaient chance de s'entendre et d'unifier leurs sentiments, c'Ă©tait son plaisir, sa distraction, outre que cette maniĂšre d'isoler VKRS l'apogkk ;J13 ses serviteurs du premier ou du second degrĂ© lui paraissait un moyen excellent de les tenir sous sa loi unique. Peu Ă peu, cependant, le grand chambellan elle premier chambellan avaient liĂ© un commerce plus suivi, par l'entremise de la spirituelle M"'" de RĂ©musat. Et l'empereur, qui en eut vent, avait feint un intĂ©rĂȘt subit Ă prĂ©venir RĂ©musat qu'il s'Ă©garait sur une fausse route Prenez garde, lui disait-il avec un air de bonhomie, qui ne lui Ă©tait rien moins que naturel, M. de Talieyrand veut se rapprocher de vous, mais j'ai la certitude qu'il vous veut du mal. Et cet homme modeste et simple, s'Ă©tait demandĂ© Pourquoi M. de Talieyrand me voudrait-il du mal? » Il Ă©tait restĂ© sous une vague apprĂ©hension, dont il eut quelque peine Ă se dĂ©faire et qui dura peu. MalgrĂ© les prĂ©ventions adroitement semĂ©es, les contacts se rendirent plus frĂ©quents et plus cordiaux. Talieyrand s'Ă©tait fait prĂ©venant et attirant, comme il savait l'ĂȘtre. En l'Ăąme de RĂ©musat ne subsistait plus qu'une vellĂ©itĂ©, une ombre de suspicion, lorsqu'il Ă©crivait Ă sa femme dans une lettre datĂ©e de Milan, le 7 mai 1805 M. de Talieyrand est ici, depuis huit jours. Il ne tient qu'Ă moi de le croire mon meilleur ami. Il en a tout le langage. Je vais assez chez lui; il prend mon bras, partout oĂč il me trouve, cause avec moi Ă l'oreille, pendant deux ou trois heures de suite, me dit des choses qui ont toute la tournure de confidences, s'occupe de ma fortune, m'en entretient, veut que je sois distinguĂ© de tous les autres chambellans. Dites-donc, ma chĂšre amie, est-ce que je suis remis en crĂ©dit? Ou bien plutĂŽt aurait-il quelque tour Ă me jouer? Comme on le voit, il n'Ă©tait pas encore tout Ă fait rassurĂ©. Ce vague se dissipa pendant le voyage en Alle- magne. DĂ©jĂ , Ă Strasbourg, Talieyrand s'Ă©tait affermi dans la conviction qu'il s'Ă©tait formĂ©e de la droiture de son caractĂšre et de la rectitude de son jugement. L'ami- tiĂ© avait pris racine; elle se consolida Ă Schonbrunn. 314 LK PIUNCK DK TALLEYRAND Si retenu, d'habitude, en ses paroles, Talleyrand s'ou- vrait Ă RĂ©musat sur les idĂ©es politiques mĂȘlĂ©es de craintes, que lui suggĂ©raient les victoires des armĂ©es françaises, sur l'enivrement qu'en ressentiraient l'Empe- reur et ses gĂ©nĂ©raux, sur les dĂ©fauts Ă©normes de son caractĂšre et les mille diflicultĂ©s, qui en rĂ©sulteraient, s'il ne parvenait pas Ă se modĂ©rer, Ă se limiter. Et RĂ©musat, flattĂ© de ces confidences, dont il partageait les inquiĂ©tudes, Ă©crivait souvent Ă la compagne aimable dont il Ă©tait sĂ©parĂ© combien Ă©tait profitable Ă son intel- ligence tout ce que sa familiaritĂ© avec M. de Talleyrand lui permettait de comprendre et de dĂ©couvrir. Elle- mĂȘme, comme elle en traduisait dĂ©licatement l'impres- sion, commençait Ă penser avec intĂ©rĂȘt Ă un homme de ce mĂ©rite supĂ©rieur, qui adoucissait pour son mari ce que l'absence et l'ennui avaient de plus pĂ©nible. ChargĂ© de conduire des nĂ©gociations prĂ©liminaires avec Stadion et Giulay, TalIejTand ne dĂ©sespĂ©rait point de faire triompher les avis de la modĂ©ration. On exi- geait de l'Autriche l'abandon de rAUemagne, de la Suisse et de l'Italie. Il proposa de lui donner des in- demnitĂ©s en Orient la Moldachie, la Valachie, la Bes- sarabie; grĂące Ă l'annexion de ces provinces, on lui rendrait l'unitĂ© plus compacte d'un grand Ă©tat danu- bien ; on en ferait le boulevard de l'Europe contre les Russes. Tel Ă©tait, au sens du grand diplomate, avant Austerlitz, la vraie solution des guerres engagĂ©es depuis tant d'annĂ©es et qui ne s'arrĂȘtaient, un moment, que pour se renflaramer avec plus de violence. L'his- toire contemporaine, par d'illustres exemples, devait prouver combien Ă©taient prudentes et fortes ces consi- dĂ©rations Ă longue portĂ©e. IV'a-t-on pas encore, dans les chancelleries, la mĂ©moire fraĂźche de l'extrĂȘme habi- VERS l'aPOGĂK 31o letĂ© avec laquelle, au CongrĂšs de lĂźerlin, le prince de Bismarck s'inspira des idĂ©es de Talleyrand pour trans- former une puissance ennemie en alliĂ©e sĂ»re et fidĂšle, affermissant sa victoire, mais s'appliquant Ă consoler l'Autriche de Sadowa, l'Ă©loignant de l'Alle- magne, qu'elle avait, autrefois, dominĂ©e, mais la pous- sant vers l'Orient, l'y soutenant, enfin Ă©difiant, comme une solide barriĂšre contre les appĂ©tits d'expansion russe, l'union des puissances centrales? Par la rĂ©alisation lente de ce programme auquel l'Autriche n'Ă©tait peut-ĂȘtre pas, dĂšs lors, suffisamment prĂ©parĂ©e, Talleyrand voyait les Habsbourg dĂ©plaçant la zone de leurs ambitions, s'Ă©cartant des points de fric- tion pĂ©rilleux, supprimant en quelque sorte tout prĂ©- texte de conflit entre eux et la France napolĂ©onienne. Ils n'auraient plus Ă©tĂ© les adversaires permanents, mais des alliĂ©s vĂ©ritables, intĂ©ressĂ©s Ă contenir les envahis- sements de la politique russe. C'Ă©tait l'apaisement pro- longĂ© pour l'Europe ne serait plus restĂ© devant NapolĂ©on qu'un seul terrain de lutte Ă libĂ©rer, un seul adversaire Ă rĂ©duire ou Ă rallier l'Angleterre. Est- il certain que l'Autriche encore si Ă©prise de ses belles possessions italiennes, se fĂ»t laissĂ©' persuader et qu'elle eĂ»t converti ses vues Ă ce changement d'orien- tation? On n'eut pas Ă en faire l'expĂ©rience. NapolĂ©on, tout en poursuivant avec une Ăąpre ardeur la dĂ©faite des troupes d'Alexandre, s'obstinait dans la conception oppo- sĂ©e, qui Ă©tait de partager l'Orient avec la Russie. Talley- rand insistait pour qu'il examinĂąt de plus prĂšs ses rai- sons, ses arguments Je supplie Votre MajestĂ© de relire le projet que j"ai eu i'iionncur de lui adresser de Strasbourg. Les victoires de Votre .MajestĂ© le rendent facile. L'Autriche, sous le coup des dĂ©faites, se disloque ; 31 G LK PKINCF. Di YftAND une iiulilique prĂ©voyante devrait, en saillant Ă elle, la fortifier, lui rendre confiance et l'opposer comme un boulevard nĂ©cessaire, aux barbares, aux Russes 1. 11 fut entendu, mais non pas Ă©coutĂ©. Les espoirs de NapolĂ©on allaient Ă d'autres visions. L'Europe ne lui suffisait plus; il n'y avait plus rien Ă faire de nouveau, d'extraordinaire, en cette partie du monde; dans l'O- rient seul on pouvait encore travailler en grand. La veille d'Austerlilz, ne dĂ©voilait-il pas tout son regret de l'occasion manquĂ©e, en 1799, et tout son dĂ©sir renou- velĂ© d'une Ă©lĂ©vation gigantesque Si je m'Ă©tais emparĂ© de Saint-Jean-d'Acre, au lieu d'une bataille en Moravie je gagnais une bataille dissus, je me faisais empereur d'Orient et je revenais Ă Paris, par Constantinople 21 En regard d'un tel rĂȘve, combien lui paraissaient mĂ©diocres les considĂ©rations froides d'Ă©quilibre, d'at- tente raisonnable, de stabilitĂ©! Que l'Autriche lui mĂ©nageĂąt une entente avec ces Russes â qu'il se prĂ©parait Ă cribler de mitraille â ; que François et le tsar s'accordassent Ă lui laisser libre la route menant aux pays de lumiĂšre; et, vain- queur gĂ©nĂ©reux, il n'aurait rien demandĂ© de plus, non rien d'autre, pour prix du triomphe Ă©blouissant, qu'il allait emporter tout Ă l'heure. Car, ne l'oublions pas, on Ă©tait sur le point de livrer aux alliĂ©s en espĂ©rance la grande, la dĂ©cisive bataille, et de leur tuer beaucoup de monde. Au quartier gĂ©nĂ©ral des Russes rĂ©gnait la plus vive exaltation. Les beaux combats soutenus par Koutouzoff et 1 Lettre de Talleyrand Ă NapolĂ©on, 25 dĂ©cembre 1805. 2 Illusion magnifique et grandiose, mais toute en paroles; l'entreprise d'Kgjpte Ă©tait fatalement compromise, abstraction faite de Saint-Jean- d'Acre; et Bonaparte Tavait bien senti, quand il poussait un vĂ©ritable cri de dĂ©tresse dans un appel Ă Paris, avant sa victoire d'Aboukir. VERS L APOGKK 317 Bagration y avaient Ă©veillĂ© des espoirs immenses. Si les Autrichiens furent battus, et tant de fois, la faute en Ă©tait Ă l'impĂ©ritie de leurs chefs. Le dĂ©dain n'Ă©tait pas moindre que la haine, en ce camp, pour Bonaparte le Corse. Un petit succĂšs d'avant-garde, l'expectative calcu- lĂ©e de NapolĂ©on, qu'on prenait pour de la timiditĂ©, l'ar- rivĂ©e en parlementaire de Savary, leur faisaient Ă tous chanter victoire. Regardez bien par oĂč se retireront les Français », recommandait Ă ses soldats Dolgorouki. Le jeune empereur Alexandre, qui trouvait le temps long, Ă OlmĂ»tz, et qui n'avait pas encore eu le spectacle d'un combat, voulut en avoir Tamusement; et, malgrĂ© les reprĂ©sentations des Autrichiens, malgrĂ© les avis qu'il avait reçus du roi de Prusse, il jeta ses bataillons contre ceux de l'ennemi, â curieux de voir. Et ce fut Austerlitz, le dĂ©sastre complet pour lui-mĂȘme et pour François II, le resplendissement glorieux pour NapolĂ©on, et la mort par tas et des blessures affreuses pour une foule de gens, qui n'avaient rien Ă dĂ©battre du leur dans cette terrible bagarre. La bataille finie, l'un des vaincus s'Ă©tait rendu sous la tente du victorieux; l'empereur d'Autriche avait demandĂ© une entrevue Ă NapolĂ©on, qui l'accorda et n'en sortit qu'Ă moitiĂ© satisfait Cet homme, disait-il, m'a fait faire une faute; car, j'aurais pu suivre ma \ictoire et prendre toute l'armĂ©e russe et autrichienne; mais enfin quelques larmes de moins seront versĂ©es. Ayant entendu ces paroles, Talleyrand offrit de rĂ©parer ce qu'on disait ĂȘtre une faute. Mais, NapolĂ©on s'Ă©tait mis en tĂšte de ne rien cĂ©der Ă l'Autriche, en Orient et de ne s'entendre sur la question brĂ»lante qu'avec l'alliĂ© souhaitĂ© aussi puissant dans la dĂ©faite, ou peu s'en fallait, que dans la victoire par son 318 LE PRINCK DK TALLEYRAND Ă©loignement, par sa situation gĂ©ographique et ses rĂ©serves mystĂ©rieuses l'unique Russie. Talle3Tand avait passĂ© deux longues heures sur le champ de bataille refroidi d'Austerlilz oĂč l'avait conduit, le lendemain, le marĂ©chal Lannes. Il en contempla les maux avec tristesse et fut tĂ©moin de l'Ă©motion profonde de Lannes, qui, la veille, avait accompli des jirodiges de valeur, et, maintenant, considĂ©rait, les yeux en larmes, les corps Ă©tendus des victimes et des estropiĂ©s de toutes les nations. Je n'y puis plus tenir, dit-il Ă Talleyrand, Ă moins que vous ne vouliez venir avec moi assommer tous ces misĂ©rables juifs, qui dĂ©pouillent les morts et les vivants. » Un instant, il avait failli se trouver mal, devant ces tableaux de douleur. Le gĂ©nĂ©- ral Lannes, qui disait, tantĂŽt, Ă Talleyrand que la vic- toire d'Austerlitz avait taillĂ© les plumes de la diplomatie Ă coups de sabre, Ă©tait bien de la famille de ces hĂ©ros rĂ©publicains Marceau, Hoche, KlĂ©ber, qui se couvraient de gloire et s'attristaient de leurs lauriers parce qu'ils Ă©taient trempĂ©s de sang humain. Lorsque, le mĂȘme jour, parvint Ă l'empereur le pre- mier courrier lui apportant des lettres de Paris, ainsi que le portefeuille mjstĂ©rieux oĂč le comte de La Valette, directeur gĂ©nĂ©ral des postes, dĂ©posait le secret des lettres particuliĂšres dĂ©cachetĂ©es par le cabinet noir 1 et les rapports de toutes les polices françaises. NapolĂ©on dĂ©sira que Talleyrand lui donnĂąt connaissance, Ă haute voix, de cette correspondance volumineuse et diverse. Le chef d'Ătat logeait dans une maison appartenant au prince de Kaunitz; et c'est dans la chambre mĂȘme de 1 Nul n'a donnĂ©, sur le fonctionnement du cabinet noir, de rensei- gnements plus prĂ©cis, que NapolĂ©on mĂȘme, dans ses propos de Sainte- HĂ©lĂšne. VKRS L APOGĂK 319 ce prince, tapissĂ©e des drapeaux qu'on enleva, tout Ă l'heure, aux troupes de son souverain, qu'avait lieu la lecture. Elle commença par les lettres chiiĂźrĂ©es des ambassadeurs Ă©trangers, Ă Paris, sur lesquelles Talley- rand dut passer vite, parce qu'il n'Ă©tait rien lĂ qu'on n'en connĂ»t d'avance. Ce furent, ensuite, de ces pages de dĂ©la- tion, je veux dire de ces rapports do police, qui ne furent jamais indiffĂ©rents au goĂ»t inquisitorial de l'empereur; celui qu'il remarqua davantage Ă©manait de la plume d'une femme une Ă©mule, en pareil zĂšle, de Mâą^ de Bouille, la trĂšs Ă©crivante M'"^ Genlis. Avec plus d'exactitude que de gĂ©nĂ©rositĂ© cette ancienne Ă©ducatrice des princes d'OrlĂ©ans y parlait Ă dĂ©couvert de l'esprit de Paris, des tendances d'opposition du faubourg Saint-Germain, des propos otfensants tenus dans quelques salons aris- tocratiques et citait nommĂ©ment cinq ou six familles, qui jamais, Ă son sens, ne se rallieraient au gouverne- ment impĂ©rial. NapolĂ©on prĂȘtait Ă ces dĂ©tails une attention bien singuliĂšre et donnait des signes crois- sants d'irritation, Ă mesure que Talleyrand avançait dans sa lecture, jusqu'Ă ce qu'enfin Ă©clatĂąt son humeur avec une violence inconcevable. Il jurait et tempĂȘtait, tout comme s'il n'eĂ»t pas gagnĂ© la bataille d'Auster- litz Ah! ils se croient plus forts que moi, disait-il, mes- sieurs du faubourg Saint-Germain; nous verrons! nous ver- rons! » Cette impression passĂ©e, et quelques autres aprĂšs celles-lĂ , il fallut s'occuper des suites Ă donner aux nĂ©gociations avec l'Autriche qui commencĂšrent Ă BrĂ»nu en Moravie, pour finir Ă Presbourg. Talleyrand fut appelĂ© au quartier gĂ©nĂ©ral. Les cer- veaux y Ă©taient en fiĂšvre. La prolongation de la guerre Ă©tait le vĆu de tous ces chefs grisĂ©s par leurs succĂšs; 320 Li; PRiNCi m il serait assez tĂŽt, jut,'eaienl-ils, d'en suspendre les effets aprĂšs l'Ă©crasement de l'Autriche. Au risque d'in- disposer contre lui les marĂ©chaux et les officiers hau- tement galonnĂ©s, qui entouraient l'empereur, seul Talleyrand soutint le parti de la paix immĂ©diate. Ăcraser complĂštement la }uissance autrichienne ne serait qu'ouvrir la barriĂšre Ă des compĂ©titions nouvelles et plus dangereuses. Quand vous aurez extĂ©nuĂ© les forces du centre, leur demandait-il, comment empĂšche- rez-vous celles des extrĂ©mitĂ©s, les Russes, par exemple, de se ruer sur elles? » Ces avis de prudence et de rai- son calme ne parvenaient pas Ă refroidir l'ardeur des professionnels de la guerre. Il fallait Ă©puiser les chances de fortune, qu'offraient de^ conditions de supĂ©rioritĂ© si Ă©clatantes. Ou nous terminerons cette affaire, sur- le-champ, rĂ©pĂ©taient-ils Ă l'empereur, ou vous nous verrez bientĂŽt dans l'obligation de commencer une nou- velle campagne. » Le vainqueur d'Austerlitz n'accĂ©dait qu'Ă contre-cĆur aux raisons du diplomate, qu'il sup- posait influencĂ©es par une intrigue secrĂšte avec le ministĂšre autrichien Xe serait-ce pas le vrai motif, lui faisait-il sentir, de vos exhortations paci- fiques? » Le ministre rĂ©pondait Vous vous trompez. C'est Ă l'intĂ©rĂȘt de la France que je veux sacrifier l'intĂ©rĂȘt de vos gĂ©nĂ©raux, dont je ne fais aucun cas. Son- gez que vous vous rabaissez en disant comme eux et que vous valez assez pour n'ĂȘtre pas seulement militaire. En lui tenant ce langage il avait trouvĂ© le meilleur argument qui pĂ»t agir sur son esprit, la flatterie la plus capable de lui sourire, parce qu'en l'exaltant il diminuait ses anciens compagnons d'armes. Talleyrand fut envoyĂ© Ă Presbourg avec des pouvoirs pour traiter. Vingt-quatre heures, Ă peine, aprĂšs la grande journĂ©e, VKRS L APOfiKK 321 il quittait Austerlitz. Il Ă©tait Ă BrĂ»nn, le l-'i dĂ©cembre lures inten- tions, Ă©taient consommĂ©s l'Ă©tablissement arbitraire de son frĂšre Joseph Ă Naples, de Louis en Hollande, l'oc- cupation de Ragusel et l'acte de la ConfĂ©dĂ©ration du 1 Dans le traitĂ© de Presbourg les plĂ©nipotentiaires autrichiens Giulay et Jean de Lichtenstein avaient exprimĂ© le dĂ©sir que le vainqueur ajou- tĂąt Raguse aux provinces maritimes de Venise. C'Ă©tait si peu de chose », faisait observer Talleyrand, qui appuyait leurs demandes. Mais NapolĂ©on, qui ne croyait pas que ce fĂ»t peu de chose, le prouva en retenant Raguse. VERS L APOGĂI- 325 Rhin 1, qui coĂ»ta l'existence, malgrĂ© les eflorts de Talleyrand pour qu'on les Ă©pargnĂąt Ă une foule de petits Ătats conservĂ©s par le recez de 1 R 1 N C K D K T A L L K V H A N D Millier, qui Ă©tait Thisloriographe de la monarchie sienne, olTrir Ă Tun et Ă l'autre leurs appointements, qu'ils acceptĂšrent, puis monter en voiture et partir pour Posen! » L'habitude de l'Empereur Ă©tait de faire voyager Talley- rand Ă la suite de toutes ses campagnes, pour l'avoir prĂȘt Ă contre-signer en diplomate les rĂ©sultats obtenus un- la force des armes. Trop de fois, Ă son grĂ©, le ministre se vit- il obligĂ© Ă voyager en chaise de poste militaire, au milieu des champs de bataille fĂ©tides couverts de morts et les fatigues, les Ă©motions qu'il en Ă©prouvait 1 ne fai- saient qu'augmenter son dĂ©sir de ramener enfin la paix entre les rois. Il se porta sur la trace rapide de NapolĂ©on en Pologne. Il fut tĂ©moin des transports enthousiastes qui l'y reçurent en libĂ©rateur, Ă Posen, Ă Varsovie. 11 Ă©tait Ă Posen, quand l'Empereur traita avec l'Ă©lecteur de Saxe, qui accĂ©dait Ă la Ligue du Rhin et, le 11 dĂ©cem- bre J806, revĂȘtit le titre de roi. Il avait eu l'occasion d'y noter un dĂ©tail frappant sut le peu de considĂ©ration, que l'habitude de la guerre donne Ă ceux qui la prati- quent, du bien d'autrui. L'empereur tenait en main la liste des tableaux de la galerie de Dresde et tout bonne- ment Denon l'engageait Ă moissonner, Ă son aise, dans cette collection de chefs-d'Ćuvre. Il la lisait, au moment oĂč Talleyrand entrait dans son cabinet, et il la lui montra, en lui demandant son avis Si Votre MajestĂ©, rĂ©iondit le ministre, fait enlever quelques-uns des tableaux de Dresde, elle fera plus que le roi de Saxe ne s'est jamais permis de faire; car, il ne se croit pas le pouvoir d'en placer aucun dans son palais. Il respecte la galerie comme une propriĂ©tĂ© natio- nale. 1 V. la correspondance de Talleyrand et d'Hauterive. VKUS 1. 'apogkk 331 » â Oui, reprit l'empereur, c'est un excellent homme, il ne faut pas lui faire de la peine. Je vais donner l'ordre de ne toucher ii rien. Nous vcrruus plus lard. » Talleyrand dut rester Ă V'arsovie, oĂč tenait rĂ©sidence une espĂšce de corps diplomatique trĂšs empressĂ© Ă lui rendre des devoirs. Chaque jour, il se voyait fort entourĂ© de ministres allemands dont les maĂźtres, comme il avait lieu- de s'en Ă©tonner, avaient le courage, dans ces temps de destruction, de songer Ă des agrandissements. Le gouvernement viennois y avait envoyĂ© le baron de Vincent, spĂ©cialement chargĂ© de veiller Ă ce qu'on ne troublĂąt point l'ordre dans les possessions autrefois polonaises et qui relevaient de la puissance autri- chienne, depuis le dernier partage. Toujours complai- sant Ă l'Autriche, Talleyrand n'Ă©pargna rien pour lui en faciliter la tĂąche. Les circonstances y aidaient, Napo- lĂ©on l'ayant autorisĂ© par ses instructions du 8 dĂ©- cembre 1806 Ă pressentir l'Autriche d'un accommode- ment possible sur la base des dĂ©pouilles ottomanes. Bien diverses Ă©taient, Ă Varsovie, les occupations du prince deBĂ©nĂ©vent; et il lui en Ă©tait advenu, de surcroĂźt, qu'il ne s'Ă©tait guĂšre attendu Ă remplir. NapolĂ©on lui avait confiĂ©, en son absence, l'administration intĂ©rieure de la citĂ©, dont s'acquittait tout de travers un gouver- neur sans capacitĂ©. L'illustre diplomate se plut Ă en dĂ©tailler le souvenir dans ce passage de ses MĂ©moires Je faisais habiller des troupes, j'en faisais partir; j'achetais des \ ivres, je visitais les hĂŽpitaux, j'assistais au pansement des blessĂ©s, je distribuais des gratifications et je devais mĂȘme aller jusqu'Ă indiquer au gouverneur ce qu'il fallait mettre dans ses ordres du jour. De grandes dames polonaises, telles que la comtesse Vincent Tyszkiewicz, sĆur du prince Poniatovvski s'at- 332 m l'KINCK DK TAIJ,KYRAN1> tachaient Ă lui rendre moins lourdes des besognes si contraires Ă ses habitudes, par une assistance pleine de dĂ©licatesse et en lui }rodiguant des secours de loulc sorte. Il en avait contractĂ© des sentiments de gratitude et d'attachement, qui devaient se tourner en regrets, au moment oĂč il lui faudrait donner l'adieu aux belles habitantes de Varsovie. Pendant plusieurs semaines, aprĂšs le retour d'une premiĂšre expĂ©dition arrĂȘtĂ©e par le mauvais Ă©tat des chemins, NapolĂ©on eut Ă contenir son impatience de rejeter les Russes, ces nouveaux EuropĂ©ens, ces bar- bares, comme il les appelait, dans leurs anciennes limites. Les boues de Pulstuck avaient entravĂ© son ardeur. Ne pouvant se battre, il dĂ©clara qu'on devait s'amuser. Ainsi, pendant que des bataillons entiers s'enfonçaient dans les marais boueux de la Pologne, avait-il donnĂ© des ordres pour que la cour, restĂ©e avec l'ImpĂ©ratrice Ă Mayence, n'oubliĂąt point de rĂ©veiller les musiques de fĂȘte. C'est mĂȘme en cette occasion que Talleyrand, voyant des fronts soucieux, des yeux noirs ou bleus voilĂ©s de tristesse, rĂ©pĂ©tait comme un mot d'ordre Mesdames, l'Empereur ne badine pas, il veut qu'on s'amuse! ». A Varsovie, avant que les hĂ©catombes d'Eylau et de Friedland fissent de cruels ravaiges dans l'essaim brillant des officiers, aussi aveuglĂ©ment que dans les rangs confus des soldats, paradaient et avec quel succĂšs!, auprĂšs des jolies Polonaises, les uniformes brodĂ©s, les galons d'or et d'argent. De prime abord, on eut quelque embarras, dans la haute sociĂ©tĂ© varsovienne, Ă orga- niser des fĂȘtes, ceux qu'on appelait les libĂ©rateurs occu- pant Ă peu prĂšs toutes les maisons, oĂč il Ă©tait possible de recevoir. AprĂšs maints Ă©changes de projets, il fut J VERS l'apogĂ©e 333 convenu que la premiĂšre soirĂ©e aurait lieu chez M. de Talieyrand, grand chambellan et ministre des Affaires Ă©trangĂšres. La prĂ©caution avait Ă©tĂ© prise d'annoncer ju'il n'y aurait pas plus de cinquante invitations fĂ©mi- nines, Ă dessein de limiter l'excĂšs des demandes. Il s'en fallut de beaucoup qu'on se maintĂźnt dans les bornes prĂ©vues, tant on fit jouer d'intrigues, de recomman- dations particuliĂšres, de grands et de petits moyens, pour ne pas manquer d'en ĂȘtre. Le maĂźtre de ces lieux portait un des noms les plus illustres de l'Europe. L'Empereur et les princes seraient lĂ . Gomment n'eussent pas Ă©tĂ© en Ă©bullition toutes les curiositĂ©s et tous les amours-propres ? Le bal fut magnifique et des plus singuliers qu'on pĂ»t concevoir par la qualitĂ© des personnages, par les circonstances dont il Ă©tait environnĂ©, par les incidents auxquels il donna lieu. MurĂąt s'y montra en son grand costume, théùtral Ă souhait, et tel qu'il convenait Ă un prince de son sang » ; car, avec la fiĂšvre qu'il avait d'ĂȘtre roi, oubliant l'auberge natale, il Ă©tait parvenu Ă se figurer qu'il Ă©manait d'une race princiĂšre. On remar- qua qu'il parla haut, avec atTectation, et plusieurs fois, de Jean Sobieski â le roi soldat â dont il espĂ©rait, par une derniĂšre conformitĂ© de fortune, ramasser la couronne 1. L'empereur avait dansĂ© une contredanse, qui servit de prĂ©texte Ă sa liaison avec Mâą^ Walews- ka 2. â Gomment trouvez-vous que je danse? demanda-t-il 1 DĂšs cette Ă©poque, la famille de Bonaparte commença Ă convoiter le trĂŽne le Pologne. Son frĂšre JĂ©rĂŽme avait quelque espĂ©rance d'y monter. MurĂąt, dont la valeur s'Ă©tait montrĂ©e trĂšs brillante pendant cette campagne, entre- voyait des chances pour qu'il en gravĂźt les marches. 2 Le rendez-vous eut lieu, pas plus tard que le lendemain soir. 334 LK l'UINCK DK ĂALLKYRAND en riant Ă la spirilnelle comtesse Potocka AVonsowicz; je pense que vous vous ĂȘtes moquĂ©e de moi. » â En vĂ©ritĂ©, sire, lui rĂ©iondit-elle finement, pour un grand homme, vous dansez parfaitement. » Elle mettait Ă dire cela toute. l'indulgence de son admiration ; il Ă©tait connu que NapolĂ©on dansait peu et gauchement. Cette grande dame eut une im[ moins flatteuse Ă l'Ă©gard de Talleyrand. On lui avait affirmĂ© que personne n'Ă©tait Ă la fois plus habile et d'un plus fin esprit. 11 lui parut blasĂ© et ennuyĂ© de toutes choses; et, son premier sentiment ayant Ă©tĂ© dĂ©favorable, elle s'y Ă©tait tenue pour charger tout le ]ortrail, le disant avide de fortune, jaloux de la faveur d'un maĂźtre qu'il dĂ©testait, sans caractĂšre et sans prin- cipes, en un mot malsain d'Ăąme comme de figure. A la vĂ©ritĂ©, il se pouvait qu'il fĂ»t triste, ce soir-lĂ , et qu'Ă l'envers du plaisir d'une heure il envisageĂąt les maux, que rĂ©servait le lendemain, pour des victoires cruelle- ment achetĂ©es. Deux autres bals succĂ©dĂšrent Ă celui de Talleyrand l'un chez le prince BorghĂšse, l'autre chez le prince MurĂąt. Outre ces rĂ©unions dansantes, il y avait cercle; au chĂąteau, une Ibis par semaine; on s'y distrayait Ă entendre de fort belle musique conduite par le fameux compositeur PaĂ«r, que l'Empereur avait emmenĂ©, lui et son orchestre, Ă sa suite; puis, on finissait la soirĂ©e Ă la table de whist. Les pluies continuaient de rendre les chemins impra- ticables. On ne parlait presque plus de la guerre. Cer- tains affirmaient que l'Empereur ne reprendrait pas les hostilitĂ©s avant le printemps. Bien des dames polo- naises, qui voulaient beaucoup de bien aux Français, en 1807, s'en rĂ©jouissaient au fond de leur cĆur. VEiis l'apogĂ©k 335 Subitement, le âą'> fĂ©vrier, par un matin glacĂ©, NapolĂ©on artit; et l'armĂ©e reçut Tordre de se mettre en mouve- ment. 11 se portait au secours de Bernadotle, assailli Ă Mohrungen par tout le corps d'armĂ©e de Bennigsen. Les troupes eurent beaucoup Ă souffrir. Aux dĂ©buts de la premiĂšre expĂ©dition, dans les terrains dĂ©trempĂ©s de la Pologne, elles avaient failli manquer totalement de subsistances, Ă cause des boues qui empĂȘchĂšrent les arrivages. C'Ă©taient, maintenant, les rigueurs extrĂȘmes du froid et, Ă travers les immenses espaces, dans les plaines marĂ©cageuses, les efforts d'une lutte acharnĂ©e, meurtriĂšre. NapolĂ©on ne s'Ă©tait pas attendu Ă ces rĂ©sis- tances farouches, quand il annonça de prime abord, que son intention Ă©tait de marcher sur Grodno et que, les obstacles Ă©tant faibles, il aurait, en peu de temps, dĂ©truit ce qu'il qualifiait les dĂ©bris de l'armĂ©e russe. Ces dĂ©bris, il les eut en sa prĂ©sence, Ă Eylau, le 8 fĂ©vrier, n'ayant avec lui que Soult, Augereau, MurĂąt et la garde. La bataille s'engaga, et ce fut une des plus exĂ©- crables boucheries qui eussent ensanglantĂ© l'histoire des guerres. L'eflet produit en Europe fut pĂ©nible. A Paris, les fonds baissĂšrent; et les Russes, transformant en victoire leur sombre rĂ©sistance chantĂšrent sur toutes l'.es tombes ouvertes des Te Deum. Afin de constater sa victoire et de raffermir l'opinion de ses peuples, NapolĂ©on resta une semaine dans Eylau, employant le temis Ă des nĂ©gociations restĂ©es vaines avec le roi de Prusse et les gĂ©nĂ©raux d'Alexandre. Il avait chargĂ© Talleyrand d'Ă©crire au ministre des Affaires Ă©trangĂšres prussien de Zastrow â dont on avait repoussĂ© les dĂ©marches, rĂ©cem- ment â pour lui proposer la paix et l'alliance. Lorsque Ă©taient parvenus Ă Talleyrand les dĂ©tails de cet affreux carnage d'Eylau, de tristes rĂ©flexions s'Ă©- 330 M- l'RiNCi dk tuient formĂ©es dans son esprit sur le malheureux sort des peuples. Puis, il en Ă©tait venu Ă des considĂ©rations plus prĂ©cises, sonj^eant au peu de soliditĂ© d'un Ă©tablis- sement politique, dont Tunique base Ă©tait la vie d'un homme sans cesse exposĂ©e au hasard des batailles. Qu'aurions-nous fait, s'il eĂ»t Ă©tĂ© tuĂ©? Que ferions- nous, si cette aventure arrivait, au premier jour? » demandait-il au duc de Dalberg, son ami, son confi- dent. Et, pour donner lui-mĂȘme rĂ©ponse Ă sa question, il indiquait un successeur possible, Joseph, le frĂšre aĂźnĂ©; il ajoutait le conseil qu'on aurait Ă rassurer l'Europe, aussitĂŽt, en lui annonçant que la France rentrerait, de suite et sans nulle restriction, dans sa frontiĂšre du Rhin. On peut rĂ©ellement dater de ce jour, avec le chancelier Pasquier, l'Ă©volution des idĂ©es de Talleyrand et sa dis- position Ă se mĂ©nager un refuge dans la tempĂȘte, qu'il sentait inĂ©vitable, â mĂȘme, quand eut Ă©clatĂ© le triomphe de Friedland, qui brisa d'un coup la coalition, mĂȘme aprĂšs Tilsitt, qui fit naĂźtre de si larges espĂ©rances. Soit qu'il dĂ»t offrir de lui-mĂȘme sa dĂ©mission, soit qu'on jugeĂąt bon de se priver de ses services diplomatiques, il s'Ă©tait rendu compte qu'il n'aurait plus Ă conserver longtemps un ministĂšre, oĂč des Ă©vĂ©nements tels que ceux d'Espagne devaient rendre tout Ă fait impossible la fusion de ses idĂ©es de pondĂ©ration et de mesure, avec les volontĂ©s oppressives du dominateur de l'Eu- rope. La rĂ©solution de NapolĂ©on avait Ă©tĂ© prise, au lende- main d'une proclamation imprudente du prince de la Paix, le malavisĂ© GodoĂŻ qui, au moment oĂč il la lan- çait de son palais de Madrid et parlait de voler au secours de la Prusse, n'avait pas prĂ©vu le coup de foudre d'IĂ©na. De ce jour, l'Empereur avait jurĂ©, Tal- VERS L Al'OGĂi 33" leyrand Ă©tant en sa prĂ©sence, ju'il dĂ©truirait, Ă tout prix, la branche espagnole de Bourbon. Et le ministre, qui n'en avait pas perdu l'impression, s'Ă©tait promis de son cĂŽtĂ©, qu'il ne continuerait pas Ă le servir, en ses Ćuvres de vexation et de violence. Par provision, il avait essayĂ© de l'en dissuader ou d'en restreindre le champ de conquĂȘte On ne connaissait pas assez l'Espagne, objectait-il, ce n'Ă©tait pas la meilleure façon de s'en instruire que de prendre contact avec elle en la violentant. L'Espagne, dĂ©clarait-il dans le conseil, est pour la France une grande ferme, on en paye bien le revenu et les rede- vances, mais le terrain n'en est pas connu et l'on s'ex- posera Ă tout perdre en cherchant Ă le faire valoir soi- mĂȘme. » Il y perdit, lui, ses raisons. 11 n'Ă©tait plus en Ă©tat de grĂące auprĂšs du demi-dieu. Les adoucissements et les attĂ©nuations apportĂ©es par Tal leyrand aux conditions excessives du traitĂ© de Presbourg lui Ă©taient restĂ©es sur le cĆur. On se mĂ©fiait de ses corrections de la derniĂšre heure, de ses arrangements ultimes sur le papier. NapolĂ©on l'Ă©carta des stipulations de Tilsitt. Craignant que son ministre ne se fit pas l'instrument assez docile des mesures de rigueur, qu'il voulait exer- cer contre la Prusse Ă©crasĂ©e, anĂ©antie, il ne s'en Ă©tait pas rapportĂ© Ă lui pour dĂ©battre les conditions de la paix et de l'Ă©vacuation des territoires occupĂ©s par les troupes françaises; et sa dĂ©fiance en cela ne l'avait pas trompĂ©, Talleyrand n'ayant jamais eu la pensĂ©e, â sous le Directoire 1, sous le Consulat ni sous l'Empire â , 1 Le 17 fĂ©vrier, an VI 6 janvier 1798, il Ă©crivait Ă Treiliiard, ministre plĂ©nipotentiaire de la RĂ©publique française, au congrĂšs de Radstadt Nous sommes jaloux que la Prusse ait de meilleures preuves de notre 22 338 l'UiNCi; de que la Prusse dĂčl Ăšlre sacriiiĂ©e i»oliliquemenl. 11 aval rĂ©prouvĂ©, en 180G, condamnĂ© en 1porls avec celui-lĂ , et qu'on ne l'ignore point dans le voisinage. Allant Ă une autre â Vous, madame, les habitants du faubourg ne vous mĂ©nagent guĂšre, ils affichent votre derniĂšre liaison. » Et ainsi de suite. Le malaise qu'il a excitĂ© le distrait infiniment. Faut-il s'Ă©tonner que l'une d'elles ait Ă©crit nuement et sans dĂ©tour Il n'y avait pas une femme qui ne fĂ»t charmĂ©e de le voir s'Ă©loigner de la place oĂč elle Ă©tait? » Sauf ces menus divertissements de sa toute-puis- sance, lui-mĂȘme, homme de travail et non de reprĂ©- sentation, ne se rĂ©jouit que faiblement aux galas des Tuileries. Il exige que ses grands dignitaires, ses ministres, ses grands officiers, sur lesquels il a rĂ©pandu la pluie d'or, reçoivent souvent et richement. Il lui convient de savoir que les bals rĂ©cents de la princesse Julie, de la princesse BorghĂšse, de la duchesse de Rovigo ou de la duchesse de Vicence et la derniĂšre soirĂ©e de M. de Talleyrand se sont surpassĂ©s de magnificence. Et la somptuositĂ© des dĂźners de CambacĂ©rĂšs ou du duc de GaĂ«te et la rĂ©putation qui leur est faite le contentent. Il veut que les Tuileries, Ă de certains jours, aient un resplendissement sans pareil. Mais, si brillantes que soient ses fĂȘtes, il ne peut en Ă©loigner l'influence, qui, lĂ domine et subsiste l'ennui, parce qu'il l'Ă©prouve lui- mĂȘme. Hors des Ă©motions de la grande guerre, hors du dĂ©ploiement en beautĂ© des cĂ©rĂ©monies impression- nantes, il ne lui demeure que lassitude et satiĂ©tĂ©. Cela est triste, » lui disait RĆderer, je ne sais en LA COUU NAPOLĂONIKNNE 381 quelle circonstance. â Oui, comme la grandeur. » Et cette impression, il la rĂ©pand et l'impose autour de lui. Quand il y a souper dans la galerie de Diane, l'am- pleur du cadre, le faste des tables, le luxe ruisselant de toutes parts sur les ĂȘtres et sur les choses, Ă©blouis- sent le regard. Mais au contact des conversations et des esprits manque cette douce aisance, qui rĂ©vĂšle, sous des formes contenues, le vrai contentement et le sincĂšre plaisir. Les flots de clartĂ©, les parfums rares, les enchantements de la musique ne parviennent pas Ă vivifier l'atmosphĂšre lourde de gĂȘne qui pĂšse en ces vastes salons. Des Ă©tincelles miroitent aux plis chatoyants des Ă©toffes. Telle une pluie brillante, s'Ă©parpillent les feux des diamants sur les corsages de gaze ou de satin. Le spectacle est superbe. Toute cette munificence et cette gloriole d'Ă©tiquette n'Ă©chaull'ent pas le sentiment triste et froid qui domine. Non plus ne rĂ©ussissent Ă le secouer les encouragements ironiques du grand chambellan Ă prendre du plaisir, Ă en faire montre surtout. Soijez gaies, mesdames, VEmpereur veut qiCon s'amuse. On l'a pu voir, d'aprĂšs ce tableau de cour et de monde, suffisamment si la prodigieuse dictature de NapolĂ©on fut une pĂ©riode sans Ă©gale, dans l'histoire des batailles, pour les ramasseurs de trophĂ©es, ce fut une Ă©poque assez maussade pour la vie de sociĂ©tĂ© et pour le gou- vernement moral des femmes, comme aussi bien pour toutes les formes d'Ă©changes spirituels, qui vivent de la paix et de la libertĂ©. CHAPITRE DIXIĂME Dans les coulisses d'Erfurt. L'Ă©tat de Topinion française, en 1808. â AprĂšs Baylen et Cintra, les pre- miers signes d'opposition, dans l'entourage de l'Empereur. â L'Ă©volu- tion systĂ©matique de Talleyrand. â SecrĂšte entente avec l'Autriche contre l'esprit d'aventure de NapolĂ©on, en Orient. â A Erfurt. â Mission du prince de BĂ©nĂ©vent. â Alexandre et Talleyrand, chez la princesse de Tour et Taxis. â Les deux politiques opposĂ©es de NapolĂ©on et de Tal- leyrand ; comment le prince de BĂ©nĂ©vent, chargĂ© de soutenir la premiĂšre, s'applique en secret Ă faire triompher la seconde. â Continuation, Ă Paris, d'un rĂŽle hostile, pour arriver Ă contenir, fĂ»t-ce avec le concours de l'Ă©tranger, l'ambition dĂ©bordante de NapolĂ©on. â Pendant la cam- pagne de l'Empereur en Espagne; intrigues et dĂ©fections, Ă l'intĂ©rieur. â La rĂ©conciliation publique de Talleyrand et de FouchĂ©; une conversa- tion surprise retour prĂ©cipitĂ© de NapolĂ©on. â La scĂšne fameuse, aux Tuileries; disgrĂące de Talleyrand. Les annĂ©es 1805, 1806, 1807, ont vu se succĂ©der une telle suite de faits Ă©blouissants que les imaginations en sont restĂ©es Ă©tourdies, transfigurĂ©es. Tout le pays admire et se soumet. Les nombreuses familles auxquelles les levĂ©es annuelles de la conscription infligent la tris- tesse des foyers vides, Ă©touffent leurs plaintes. Les populations des villes et des campagnes se taisent 1, subjuguĂ©es par une sorte de fascination supra-humaine. Mais si la France grisĂ©e de sa longue victoire, entraĂźnĂ©e comme ses chefs, par une fiĂšvre de domination dont les Ă©lans la soulĂšvent et l'emportent, depuis les premiĂšres 1 Le droit des peuples et celui des rois ne s'accordent jamais si bien que dans le silence. » Cardinal de Retz. 384 LE PRINCE DE TA LLE V K AN I conquĂȘtes de la RĂ©volution; si, d'autre part, sous la pression vigilante de la police, maintenue dans le double Ă©tat d'exaltation militaire et d'assujettissement Ă©troit, qui fut bien la marque de la dictature napolĂ©onienne, cette France, hallucinĂ©e tout Ă la fois d'admiration et de crainte, se glorifie dans sa docilitĂ©, â les Ăąmes sont moins souples, Ă l'intĂ©rieur du palais; â des rĂ©sis- tances secrĂštes commencent Ă se concerter, au pied du trĂŽne; des vellĂ©itĂ©s de dĂ©fection se prĂ©parent dans l'oli- garchie des dignitaires. Et cela, quand on touche au summum de la prospĂ©ritĂ©, quand NapolĂ©on en est arrivĂ© Ă ce point de puissance, oĂč il serait tentĂ© de regarder comme autant d'usurpations 1 faites sur lui les ter- ritoires dont il n'est pas le maĂźtre. Avant la paix de Tilsitt, pendant que le cruel vain- queur faisait pointer ses canons sur la surface gelĂ©e du fleuve, oiĂź s'enfuyaient en dĂ©sordre les restes d'une armĂ©e ennemie et considĂ©rait, impassible, la multitude de ces victimes qui se noyaient dans les flots glacĂ©s, des hommes de raison et de pitiĂ© se demandaient quand et par quels moyens finiraient tous ces maux. Des esprits froids et positifs, que ne dĂ©rangeaient point de leur calme les allocutions pompeuses datĂ©es des lende- mains de victoires, s'interrogeaient sur le terme oĂč s'arrĂȘterait enfin l'extraordinaire aventure. Vous voyez tout en beau, dira prochainement le ministre de la Marine DecrĂšs Ă Marmont, plein de joie d'avoir reçu le bĂąton de marĂ©chal. Voulez-vous que je vous dise, moi, la vĂ©ritĂ© l'Empereur est fou, tout Ă fait fou. Il nous culbutera tous tant que nous sommes. DĂ©jĂ , FouchĂ© et Talleyrand s'Ă©taient rejoints dans une mĂȘme opinion alarmĂ©e, incertaine encore de l'Ă©tendue 1 Ainsi le disait Torey de l'empereur Charles VI. DANS LKS COULISSKS d'kRFURT 385 des risques oĂč se lançait la poliliquc impĂ©riale et des moyens Ă prĂ©voir pour en limiter les ravages. Talleyrand avait rĂȘvĂ© d'ĂȘtre le modĂ©rateur d'une ambition toujours en fiĂšvre, et qui ne connaissait pas de frein. Ne serait-il plus dĂ©sormais, que le tĂ©moin de la maniĂšre dont elle s'emploierait Ă dĂ©truire tout ce qu'elle avait rĂ©alisĂ© de bien et de grand? Pendant qu'il fut chargĂ© des affaires Ă©trangĂšres, il se louait d'avoir servi NapolĂ©on avec fidĂ©litĂ©, et il disait le mot avec zĂšle ». Deux considĂ©rations fondamentales eussent Ă©tĂ© les rĂ©gu- latrices par lui souhaitĂ©es et conseillĂ©es d'un merveil- leux rĂšgne Ă©tablir pour le pays des institutions monar- chiques, qui, touten garantissant l'autoritĂ© du souverain, l'eussent maintenue dans des bornes assagies; mĂ©nager l'Europe pour faire pardonner Ă la France son bonheur et sa gloire. Il avait eu le temps assez long et l'occasion assez frĂ©quente de constater l'inefficacitĂ© de son rĂŽle, la non-valeur du systĂšme de diplomatie qu'il prĂ©conisait, auprĂšs d'une volontĂ© despotique et qui ne suivait guĂšre d'autres plans que ceux qu'elle avait tracĂ©s elle-mĂȘme. Le dĂ©goĂ»t d'une action sans effet avait gagnĂ© son intel- ligence. De plus, avec ce coup d'Ćil infaillible qui perce l'avenir Ă une grande profondeur, il voyait approcher le rĂ©veil du songe inouĂŻ, dont le monde avait le spec- tacle. NapolĂ©on Ă©tait encore trop Ă distance du versant de sa ruine, pour qu'il pĂ»t se dĂ©tacher de lui utilement et Ă couvert. Talleyrand ne se retirait que lentement des pouvoirs auxquels il avait vouĂ© ses services temporaires. Mais dĂšs lors, il s'Ă©tait dit, en ses rĂ©flexions posĂ©es, qu'un jour, certainement, l'Empereur ne trouverait plus de transaction possible avec les intĂ©rĂȘts de l'Eu- rope dont il avait outrage en mĂȘme temps les rois et 25 386 PRINCK DE TAl,lJY[?.\Nn les peuples ; que l'Ă©tat inacceptable du blocus, les souf- frances du commerce et de l'industrie garrottĂ©s en tous lieux par le systĂšme prohilitif et les blessures infligĂ©es aux diffĂ©rentes nations par tant d'exigences et de rapts, devraient se rĂ©soudre dans une derniĂšre et terrible explosion. Et, pour n'ĂȘtre pas surpris, il commença de nouer des intelligences Ă l'Ă©tranger, afin d'y chercher, fĂ»t-ce avec l'aide des ennemis, les moyens de pacifier la France et le monde. Puisque le dĂ©nouement serait tĂŽt ou tard celui-lĂ , il avait habituĂ© sa pensĂ©e Ă cette opinion qu'il aurait peut-ĂȘtre Ă en rapprocher l'heure, et d'avance, il s'Ă©tait autorisĂ©, â par la grĂące du motif â , Ă des nĂ©gocia- tions Ă©quivoques, dont le terme serait le renversement d'une autoritĂ© jalouse et oppressive, si elle ne consentait point d'elle-mĂȘme Ă se rĂ©duire. En provoquant des preuves nouvelles et plus fortes de l'hostilitĂ© gĂ©nĂ©rale, il espĂ©rait ramener NapolĂ©on Ă des desseins plus mesurĂ©s, l'engager Ă se maintenir plutĂŽt qu'Ă s'Ă©tendre sans fin, Ă conserver plutĂŽt qu'Ă conquĂ©rir au risque de tout perdre, d'une fois, enfin Ă perdre de vue sa politique exclusive, pour envisager, avant tout, celle de la France. Talleyrand avait fait partager ses vues Ă FouchĂ©, Ă d'autres dignitaires qui, maintenant, enrichis, pour- vus de situations Ă©levĂ©es et lucratives, apprĂ©ciaient d'autant mieux le prix du repos, de la sĂ©curitĂ© dans la paix. En vĂ©ritĂ©, l'Empereur s'Ă©tait bien trompĂ© sur le concours qu'il pouvait attendre du prince de BĂ©nĂ©vent, lorsque aprĂšs avoir reçu la nouvelle d'une grande humiliation pour ses armes la capitulation de Baylen, il l'engageait Ă rĂ©unir, chez lui, dans des dĂźners frĂ©- DANS LKS COULISSES D ERFUIIT 387 quents ses ministres, ses conseillers d'Ătat, des dĂ©putĂ©s du Corps lĂ©gislatif, pour cultiver leurs bonnes disposi- tions d'Ăąme et rĂ©chauffer leur loyalisme. Justement, Ă cette heure-lĂ , le vice-grand-Ă©lecteur se disposait Ă mener contre le chef de l'empire une lutte insidieuse, perfide en ses moyens, mais dont l'utilitĂ© finale cou- vrirait et rachĂšterait, pensait-il, l'irrĂ©gularitĂ© des formes employĂ©es ! Le lendemain d'Austerlitz, en haranguant ses sol- dats. NapolĂ©on avait prononcĂ© ces fiĂšres paroles Il faut finir la campagne par un coup de tonnerre. Si la France ne peut arriver Ă la paix qu'aux conditions proposĂ©es par l'aide de campDolgorouki, la Russie ne les obtiendra pas, quand mĂȘme une armĂ©e russe serait campĂ©e sur les hauteurs de Montmartre. » Il Ă©tait bien certain de ne s'exprimer de la sorte que par une hyper- bole outrĂ©e, en Ă©voquant une conjecture impossible, une chose qu'on ne verrait jamais. Pourtant, il Ă©tait dit que ces armĂ©es, sous son effort rompues et disper- sĂ©es, se reformeraient, en face de lui, victorieuses, qu'elles camperaient, en effet, sur les hauteurs de la capitale française et qu'Alexandre recevrait, Ă Belleville, un messager de NapolĂ©on venant lui offrir telle paix qu'il voudrait dicter 1. » Comme le dĂ©clarait FrĂ©dĂ©ric le Grand, forcer le bonheur, c'est le perdre; et vouloir toujours davantage, c'est le moyen de n'ĂȘtre jamais heureux. Le prince de BĂ©nĂ©vent l'avait souvent redit, en d'autres termes, Ă Bonaparte; mais on avait refusĂ© de l'entendre. 1 iM" de RĂ©musat, MĂ©in., t. II. 388 Li l'KiNCK DE talliyuani> Ainsi que le pensait et l'exprimait, de son cĂŽtĂ©, Met- ternich afin de se fortifier dans l'espĂ©rance du relĂšve- ment de sa patrie, Talleyrand Ă©tait convaincu, d'ores et dĂ©jĂ , que l'efTondrement Ă©tait certain, sous un dĂ©lai plus ou moins court, que celle gigantesque construc- tion pĂ©rirait, faute de base, et que plusieurs causes encore mconnues, mais d'effet certain, concourraient Ă produire l'un de ces cataclysmes historiiues, qui suivent les grandes usurpations et elTacenl jusqu'aux traces des conquĂ©rants. Le prince de BĂ©nĂ©vent entama son entreprise de dĂ©molition occulte et mĂ©thodique par des conversations d'approches avec les ministres des puissances Ă©trangĂšres, en leur insinuant que la France pensait comme lui, c'est-Ă -dire qu'elle se dĂ©sintĂ©ressait des conquĂȘtes de l'Empereur et ne tenait qu'Ă cette partie homogĂšne de son territoire, vĂ©ritable conquĂȘte nationale, qui lui garantissait une existence prospĂšre, dans l'enclave de ses frontiĂšres naturelles le Rhin, les Alpes, les PyrĂ©- nĂ©es. Le peuple français, ajoutait-il, est civilisĂ©; son souverain ne l'est pas. » A l'empereur Alexandre, par l'un de ses intermĂ©- diaires bien placĂ©s, il avait fait parvenir cette affirma- tion Mon opinion est celle des hommes les plus Ă©clairĂ©s et les plus sages. » Et le tsar la rĂ©pĂ©tait com- plaisamment Ă son ministre Romanlsof. Mellernich, quoique gardant, vis-Ă -vis de Talleyrand, du soupçon diplomatique et de la dĂ©fiance personnelle, Ă©tait prĂ©- venu que la politique autrichienne aurait, dans le sens pacifique, un auxiliaire averti dans les conseils de la diplomatie française. L'antagonisme se prĂ©cisait entre les vues de l'Empe- reur et celles de son entourage. DANS LES COULISSES D EIIFURT 389 Lui n'avait pas renoncĂ© Ă ses visĂ©es sur l'Orient et brĂ»lait de s'y Ă©tendre. Pour lui barrer la route, pour l'arrĂȘter sur place avant qu'il se fĂ»t lancĂ© dans ce nouveau champ de conquĂȘte, Talleyrand pensa que l'inspiration serait habile et prudente de lui opposer les rĂ©sistances intĂ©- ressĂ©es de l'Autriche. Il n'hĂ©sita point Ă se rendre chez Metternich. Une conflagration redoutable menaçait de s'allumer aux confins de l'Europe orientale. L'Autriche ne devait pas, ne pouvait pas y consentir. Il Ă©tait pres- sant pour elle et le repos des autres peuples qu'elle prĂźt une dĂ©cision capable d'en suspendre les effets Il faut, dit-il au ministre autrichien, que nous devenions alliĂ©s, et ce bienfait sera le rĂ©sultat du traitĂ© de Tilsilt. Quelque para- doxale que puisse paraĂźtre cette thĂšse, le traitĂ© vous met dans la meilleure position, parce que chacune des parties contractantes a besoin de vous pour surveiller l'autre. C'est le plus vite possible qu'il faut vous en mĂȘler; dans peu de mois on ne vous saura plus grĂ© de ce qui, dans ce moment, vous maintient au rang que vous occupez. La dĂ©marche avait du surprenant et de l'inattendu. Des hommes retors, tels que Talleyrand, dĂ©clarait Metternich, qui ne l'Ă©tait pas moins avec ses prĂ©ten- tions d'homme Ă principes, sont comme des instruments tranchants avec qui il est dangereux de jouer. Mais il voulait bien convenir qu'aux grandes plaies il faut les grands remĂšdes; et il se tint prĂȘt Ă user de celui qui lui venait, fort Ă propos, du prince de BĂ©nĂ©vent. La perspective ouverte au cabinet autrichien de redevenir l'arbitre de la question d'Orient, aprĂšs et malgrĂ© Tilsitt, Ă©tait propre Ă le sĂ©duire. On ne fut pas trĂšs sĂ»r, Ă Vienne, que le conseil en Ă©manĂąt de Talleyrand tout seul. Peut-ĂȘtre Ă©tait-ce l'Empereur lui-mĂȘme, qui avait indiquĂ© cette manĆuvre pour retarder les impatiences Ăź?90 LE DF TA LLKYIl A ND de la Russie, trop pressĂ©e, vraiment, de mettre la main sur Constantinople. Le 21 janvier '180S, le cabinet autri- chien, quand il notifia le mariage de François II Ă Napo- lĂ©on, n'avait-il pas Ă©tĂ© invitĂ© sans qu'il s'y attendĂźt, Ă se rĂ©server une part dans la dislocation escomptĂ©e de la Porte ottomane? Mais les vues de Talleyrand allaient au delĂ d'une offre vague et qui ne reposait sur aucune, intention prĂ©cise. Il le voulut prouver en demandant une deuxiĂšme, puis une troisiĂšme entrevue; dans l'une comme dans l'autre, il se montra des plus explicites. C'Ă©tait presque un alliĂ© qui, de l'intĂ©rieur de TEmpire français, se prĂ©sentait aux Habsbourg pour la dĂ©fense en commun d'un systĂšme conçu directement Ă ren- contre de la politique personnelle de NapolĂ©on. Je dĂ©leste l'idĂ©e du partage de la Porte, attestait Talleyrand dans sa conversation du 2S fĂ©vrier avec Metternich; je vous dirai mĂȘme qu'elle est en dĂ©saccord avec mes principes politiques, mais rien ne peut en faire revenir l'Empereur. ArrĂȘtez-vous Ă cette vĂ©ritĂ©, tenez- la pour certaine et que votre cour entre tout Ă fait dans ma maniĂšre de voir. Si j'Ă©tais empereur d'Autriche, je dirais ce qu'a dit FrĂ©- dĂ©ric II au roi de France Aucun coup de canon ne se tirera en Europe sans ma permission ». VoilĂ comme vous vous soutiendrez, comme vous sortirez victorieux de la lutte dans laquelle ont pĂ©ri tant d'autres. L'avertissement Ă©tait clair. En outre, il Ă©tait fait pour rĂ©conforter le courage d'une puissance affaiblie par une longue succession de dĂ©faites et qui, cependant, s'Ă©tait toujours tenue en armes, pour recommencer la lutte avec l'espoir de chances meilleures 1. Les exhor- 1 En 1799, l'Autriche voulut prendre sa revanche de la paix forcĂ©e de 1797 et elle eut, de retour, Marengo. Aux reprĂ©sailles espĂ©rĂ©es de Marengo la rĂ©plique des batailles avait Ă©tĂ©, en 1805, Ulm, Austerlitz; el, quatre annĂ©es aprĂšs, Austerlitz, ^Vagram. Xous aurons beaucoup Ă l'aire pour rĂ©parer le mal », dira, le soir du 6 juillet 18uy, François Ă Metternich. Mais ni l'empereur ni son ministre ne renonceront Ă regagner la partie \ DANS LES COULISSES d'eRFUUT 391 talions de Talleyrand ne furent que Irop Ă©coutĂ©es et suivies. De l'Autriche il fit une demi-conversion vers la Russie. Pour les intĂ©rĂȘts de la paix, il dĂ©conseilla le tsar, dĂ©jĂ trĂšs enclin au soupçon et par plusieurs motifs trĂšs refroidi, de cĂ©der sans examen aux pro- messes aussi bien qu'aux dĂ©sirs de NapolĂ©on. Les Ă©vĂ©nements dĂ©passĂšrent la portĂ©e des conseils de Talleyrand. Contre des instincts de conquĂȘte sans cesse en travail de destruction et de reconstruction artificielle il avait voulu dresser, ainsi qu'une double muraille, la neutralitĂ© forte, au besoin menaçante de la Russie, et l'attitude ferme de l'Autriche replacĂ©e en tĂȘte d'une grande ligue de peuples et d'Ă©tats. L'objet qu'il se pro- posait n'Ă©tait encore que d'Ă©carter NapolĂ©on d'une poli- tique aventureuse en Orient ce fut une suite de complications redoutables, qui sortit de son interven- tion, aux seules visĂ©es modĂ©ratrices. L'Autriche dĂ©cida sur-le-champ d'importantes me- sures militaires, pour ĂȘtre prĂȘte Ă tout Ă©vĂ©nement. La rĂ©solution des hommes d'Ătats de Vienne n'Ă©tait point de provoquer aussitĂŽt la mĂȘlĂ©e des armes; ils avaient encore la mĂ©moire trop fraĂźche de ce que leur avait valu la conduite prĂ©cipitĂ©e de 180G; ils s'Ă©taient pro- mis de mettre en Ćuvre une tactique plus mesurĂ©e, plus savante. On aurait d'abord laissĂ© NapolĂ©on s'enga- ger dans son entreprise d'Orient; on aurait feint de s'y associer; mais, au moment prĂ©cis oĂč l'on aurait vu poindre, en avant de ses pas, l'Ăšre des difficultĂ©s, d'accord avec les Russes on se serait retournĂ© contre l'ennemi commun ; et, s'emparant de positions assez fortes pour aprĂšs des sacrifices momentanĂ©s et malgrĂ© les perspectives d'une rĂ©conci- liation possible et qui pouvait ĂȘtre durable, sous les auspices du mariage. 392 LE PRINCE DE TALLEYRAND y enserrer l'armĂ©e française, on eut Ă©tĂ© les maĂźtres de dicter des conditions. La clairvoyance de NapolĂ©on dĂ©joua ce plan digne de grossir, en histoire, par son Ă©vidente dĂ©loyautĂ©, les exemples cfe la fides punica. Le doublement des effectifs, la constitution d'une milice nationale, qui devait ajouter des contingents nomljreux aux forces de premiĂšre ligne de l'empire d'Autriche, Ă©murent et irritĂšrent NapolĂ©on. 11 en demanda des explications Ă Metlernich. C'Ă©tait un piĂšge, Ă©videmment, qu'on lui tendait. Est-ce par vos arme- ments que vous voulez, un jour, ĂȘtre de moitiĂ© dans nos arrangements relatifs Ă la Turquie? A'ous vous trompez; jamais je ne m'en laisserai imposer par une puissance amie, jamais je ne traiterai avec celle qui voudrait m'en imposer, » AprĂšs avoir usĂ© du ton comminatoire, il s'Ă©tait radouci, pour faire l'essai des moyens de douceurs et de persuasion. Il hĂ©sitait Ă se fixer. C'Ă©tait l'Ă©nigme redoutable de son destin, qui se posait. Talleyrand l'avait amenĂ© Ă cette phase critique, oĂč, pour le con- traindre Ă maĂźtriser ses ambitions, il Ă©rigerait sur son chemin des barriĂšres capables de l'inquiĂ©ter sĂ©rieuse- ment. Mais il s'Ă©tait abusĂ© sur un point, que l'humeur irascible et violente du grand homme portait Ă prĂ©voir. Au lieu de se calmer, de transiger, d'attendre. Napo- lĂ©on prĂ©cipita les Ă©clats de sa colĂšre. C'Ă©tait bien l'homme de guerre impulsif, qui, sans se prĂ©occuper de la rĂ©percussion de ses paroles s'Ă©criait, les portes ouvertes Je bdtonnerai i Autriche 1. Le lo aoĂ»t 1808 il 1 Je donnerai des coups de bĂąton Ă l'Autriche 1 » rĂ©pĂ©tera-t-il au comte et ministre russe Roumantsiof. â Sire, ne les lui donnez pas trop fort; sans quoi nous serions obligĂ©s de compter les bleus. » Lettre de Roumantsiof Ă l'empereur Alexandre, 30 janvier-11 fĂ©vrier 1800. DANS LES COULISSES D ERFURT 393 avait pu se contenir jusqu'Ă faire Ă©tat de sa modĂ©ra- tion et dire Ă Metternich, tout en frĂ©missant d'impa- tience Vous voyez comme je suis calme. » Mais, le lendemain, il reparlait de briser l'Autriche, d'en dis- perser les lambeaux et de ne laisser plus subsister, en Eu- rope, que deux empires, deux colosses prĂȘts Ă se ruer l'un sur l'autre, l'heure venue la France et la Russie. Cependant, du cĂŽtĂ© du nord, les relations avaient tout l'air de se gĂąter. La fameuse alliance franco-russe, quoique bien neuve, commençait Ă s'Ă©branler. Outre que les envoyĂ©s de la Russie, comme le comte TolstoĂŻ, dont l'empereur demandera le rappel, affectaient, Ă Paris, une raideur dĂ©plaisante, et que la sociĂ©tĂ© russe, Ă Saint-PĂ©tersbourg, persistait en des dispositions malveillantes, jusqu'Ă faire dire qu'il n'y avait, dans tout l'empire slave, pas plus de trois partisans de cette alliance Alexandre, le chancelier Rumantsof et Speranski; outre cela, des gĂšnes sĂ©rieuses s'Ă©taient pro- duites et des indices de froissements. Le tsar avait perdu de son enthousiasme Ă l'Ă©gard d'un alliĂ©, dont la plupart des actes blessaient ses convictions. Tous ces bouleversements en Europe, ces dĂ©trĂŽnements suc- cessifs des rois de Sardaigne, de Naples, des Bourbons d'Espagne, l'expulsion de la maison de Bragance, l'arrachement du pape Ă sa mĂ©tropole, l'extension indĂ©finie de la ConfĂ©dĂ©ration du Rhin allant, main- tenant, au delĂ de l'Elbe, et, par le Mecklembourg et Lubeck, prenant pied sur la Baltique; enfin, et surtout, l'organisation puissante du grand-duchĂ© de Varsovie comme un coin enfoncĂ© dans son empire; toutes ces transformations, tous ces agrandissements dont il ne lui revenait rien, en Ă©change, lui faisaient craindre qu'il n'eĂ»t Ă©tĂ© jouĂ© sur le marchĂ©. Qu'Ă©taient devenues 394 LE JJK TALLEYRAND les assurances de Tilsitt? Plus d'offres positives du cĂŽtĂ© de l'Orient, plus de propositions de partage. Alexandre donnait des signes de mĂ©contentement; il se disait pressĂ© d'aller faire un tour Ă Constantinople. Et les affaires d'Espagne empiraient. L'Autriche s'ar- mait et menaçait. NapolĂ©on sentit la nĂ©cessitĂ© de causer de plus prĂšs avec son alliĂ©, de l'envelopper Ă nouveau de son pres- tige, de lui promettre encore beaucoup, de l'Ă©blouir. Et, pour tant de bonne amitiĂ© dans le geste et en parole, il lui demanderait, d'abord, de ratifier la menace faite tout Ă l'heure au ministre autrichien que, s'il fallait obliger Vienne Ă entendre raison, l'empereur Alexandre s'unirait Ă lui NapolĂ©on. D'avance, afin d'obtenir du tsar cette pleine dĂ©monstration de la con- formitĂ© de leurs sentiments, il lui avait annoncĂ© d'impor- tantes concessions, qui lui vaudraient, sans qu'il eĂ»t Ă remuer un soldat, les profits de plusieurs victoires. DĂ©sireux de l'en mieux persuader, il lui donna rendez- vous Ă Erfurt. Avant de se mettre en route, il fit mander Talley- rand, dĂ©signĂ©, ainsi que Berthier, Champagny, Maret et l'ambassadeur TolstoĂŻ, pour ĂȘtre du voyage. Le prince devait se rendre, le soir, aux grandes entrĂ©es. A peine l'Empereur l'eut-il aperçu, au salon, qu'il l'emmena dans son cabinet Eh lien! vous avez lu toute la correspondance de Russie. Com- ment trouvez-vous que j"ai manĆuvrĂ© avec le tsar? Et sans attendre la rĂ©ponse, sans penser que cette belle confiance risquait d'ĂȘtre fragile, il repassa, en s'y dĂ©lectant », tout ce qu'il avait dit et Ă©crit, depuis une annĂ©e, se flattant de l'ascendant qu'il avait su prendre et conserver sur l'autocrate moscovite, en DANS LES COULISSKS l/ KU F U HT 395 n'exĂ©cutant, d'ailleurs, que ce qui lui convenait du traitĂ© de Tilsitt A prĂ©sent, moĂźi cher Talleyrand, nous allons Ă Erfurt; je veux en revenir libre de faire en Espagne ce que je voudrai, je veux ĂȘtre sĂ»r que l'Autriche sera inquiĂ©tĂ©e et contenue; et je ne veux pas ĂȘtre engagĂ© cVune maniĂšre prĂ©cise avec la Russie pour ce qui concerne les affaires du Levant ». Le surlendemain, le prince lui apporta le projet de traitĂ©, tel qu'on lui en avait suggĂ©rĂ© la rĂ©daction. NapolĂ©on en adopta le texte, sous la rĂ©serve d'appuyer plus fortement sur l'attitude de rigueur Ă observer contre l'Autriche Vous ĂȘtes toujours Autrichien ? â Un peu, sire, mais je crois qu'il serait plus exact de dire que je ne suis jamais Russe et que je suis toujours Français. â Faites vos prĂ©paratifs de dĂ©part. Pendant le temps que durera le voyage, vous chercherez les moyens de voir souvent l'empereur Alexandre. Vous le connaissez bien, vous lui parlerez le langage qui lui convient. Talleyrand emportait le secret de NapolĂ©on et le sien propre, qu'il ne lui avait pas communiquĂ©, de retour. Entre temps, il devait adroitement pressentir Alexandre sur le sujet d'une alliance plus complĂšte et plus intime par le mariage de l'Empereur des Français avec une princesse de la cour de Russie. Nous verrons comment il servit des desseins, dont il apprĂ©hendait pour la France la trop pleine rĂ©ussite, et dont la direction allait tout Ă l'opposĂ© de son systĂšme politique. Deux journĂ©es d'avance lui avaient Ă©tĂ© donnĂ©es sur le dĂ©part de NapolĂ©on. On avait dĂ©sirĂ© qu'il les mĂźt Ă profit pour attirer Ă Erfurt les souverains, qu'on sou- haitait d'}' trouver rĂ©unis. Ses instructions lĂ -dessus Ă©taient Ă double sens, comme il en allait presque toujours avec Bonaparte. On avait songĂ© d'abord, pour y vaquer, au prince EugĂšne de Beauharnais; puis on s'Ă©tait dit 396 LK PIUNCK DE TALLEYHAND qu'il n'aurait pas su faire exactement ce qu'on voulait, ne possĂ©dant pas, comme Talleyrand, l'art cViminuer. Le prince de BĂ©nĂ©vent devait rassembler un lot de princes aussi copieux que possible, prendre sur lui de leur insinuer que l'Empereur serait trĂšs satisfait de leur prĂ©sence, qu'il en aurait un plaisir tout particulier, quitte Ă NapolĂ©on, ensuite, de jouer un autre jeu, de montrer que son amour-propre Ă©tait indiffĂ©rent Ă la question, qu'il aurait toujours assez de rois autour de lui, qu'on le gĂȘnait plutĂŽt et qu'il avait des sujets d'occuper son attention plus importants. Le 28 septembre, l'orgueilleux souverain partit brus- quement de Paris pour l'entrevue d'Erfurt. Alors furent renouvelĂ©es les sĂ©ductions de Tilsitt, dans un encadrement extraordinaire de plaisirs et de fĂȘtes. L'ordre avait Ă©tĂ© donnĂ©, les mesures avaient Ă©tĂ© prises pour qu'on y dĂ©ployĂąt un faste, une mise en scĂšne, une magnificence sans pareils. Talleyrand et RĂ©musat, les ordonnateurs officiels, se l'Ă©taient entendu rĂ©pĂ©ter avec instance par l'Empereur Mon voyage devra ĂȘtre environnĂ© de beaucoup d'Ă©clat. Quels seront les chambellans de quartier? Je veux de grands noms. C'est une justice Ă rendre Ă la noblesse française. Elle est admirable pour reprĂ©senter dans une cour. Il nous faudra, tous les jours, un spectacle, les meilleurs acteurs de la ComĂ©die-Française, les meilleures piĂšces. » Et du panache Ă profusion, un cortĂšge militaire com- posĂ© des marĂ©chaux ou gĂ©nĂ©raux du premier ordre et des plus reluisants, enfin une dĂ©monstration de puis- sance Ă rendre jaloux celui pour lequel on la prodi- guait l, jusqu'Ă l'excĂšs. Il L'amour-propre des Russes en Ă©tait indirectement froissĂ©. IS'. Tou- guenieff Ă©crira Il me semblait voir ma patris abaissĂ©e dans la personne Ă DANS LKS COULISSKS D ' K II F U RT 397 Comptant sur les maniĂšres captivantes du prince pour l'aidera cette reprise d'ascendant, il Tavait chargĂ©, en sa qualitĂ© de grand-chambellan, de faire les hon- neurs de la cour impĂ©riale au peuple de rois et de hauts seigneurs, qui devaient former la suite des deux arbitres du monde. Le prestige ne manquera pas », avait dit NapolĂ©on Ă Talleyrand. C'est ainsi qu'il s'Ă©tait portĂ© au-devant d'Alexandre, accompagnĂ© de sa suite militaire, pendant qu'Ă©clataient les salves d'artillerie et que sonnaient dans tous les clochers les cloches et les carillons. Une aflQuence extraordinaire se pressait par les rues ; les Ă©quipages somptueux, les chevaux empa- nachĂ©s, remplissaient de leur bruit cette petite ville allemande rendue presque française par celui qui la possĂ©dait en toute propriĂ©tĂ© et que les merveilles du luxe, envoyĂ©es de Paris, avaient transformĂ©e en rĂ©sidence princiĂšre. Les souverains Ă©taient accourus nombreux de Saxe, du Wurtemberg, de la BaviĂšre, et de toutes les principautĂ©s d'Allemagne. NapolĂ©on Ă©tait entourĂ© de cette cour, lorsque arriva plein d'une impatience toute juvĂ©nile le tsar Alexandre. Sur le visage de son ami du Nord il se plaisait Ă suivre les impressions qu'il se flattait d'avoir Ă©veillĂ©es dans son Ă me enthousiaste. Les premiĂšres impressions furent toutes de bonne grĂące et d'amĂ©nitĂ© rĂ©ciproques. On aurait pu en suivre les effets sur le visage anxieux du baron de Vincent, envoyĂ© Ă Erfurt par le cabinet de Vienne en diplomate et en observateur. Alexandre plongeait, encore une fois, dans l'enchantement. NapolĂ©on Ă©tait allĂ© jusqu'Ă son cĆur par l'abandon avec lequel il lui parlait, un matin, de la de son souverain. On n'avait pas besoin de savoir ce qui se passait, alors, dans les cabinets europĂ©ens on voyait d'un seul coup d'oeil lequel des deux empereurs Ă©tait le maĂźtre, Ă Erfurt et en Europe. » 398 TJ- PRINCE DK TALLKYRAXn joie qu'il Ă©prouverait, une joie bien profonde, s'il lui Ă©tait permis enfin de se reposer de cette vie agitĂ©e; il avait besoin d'un tel repos; il n'aspirait qu'Ă toucher au moment oĂč il pourrait, sans inquiĂ©tude, se livrer aux douceurs de la vie intĂ©rieure, Ă laquelle tous ses goĂ»ts l'appelaient. Mais ce bonheur n'Ă©tait pas fait pour lui. Et comment l'avoir? avait-il ajoutĂ© dans un mou- vement attendri. Ma femme a dix ans de plus que moi. Je n'aurai jamais d'enfant Ă former, Ă aimer. Je vous demande pardon ; tout ce que je dis lĂ est peut-ĂȘtre ridi- cule, mais je cĂšde Ă l'Ă©lan de mon cĆur, qui s'Ă©panche dans le vĂŽtre. » Alexandre Ă©tait restĂ©, la journĂ©e entiĂšre, sous le charme de cette conversation intime. Le soir, il en reparlait d'abondance, chez la princesse de La Tour et Taxis. Personne, disait-il, n'a une idĂ©e vraie du caractĂšre de cet homme-lĂ . Ce qu'il fait d'inquiĂ©- tant pour les autres pays il est positivement forcĂ© de le faire. On ne sait pas combien il est bon. » Et, se tournant vers Talleyrand Vous le pensez, n'est-ce pas? â Sire, j'ai bien des raisons personnelles pour le croire et je les donne toujours avec grand plaisir. > Alexandre se livrait moins sur la question politique et tardait Ă dĂ©couvrir, pour ce qui l'intĂ©ressait, ses rĂ©flexions particuliĂšres. Aussi, quand le prince de BĂ©nĂ©vent allant d'un empereur Ă l'autre, voulait tĂ©moi- gner Ă NapolĂ©on que le tsar Ă©tait dans le ravissement. S'il m'aime tant, rĂ©pliquait cet homme prĂ©cis, pour- quoi ne signe-t-il pas? » Au reste, dĂ©clarait-il ensuite, il ne fallait rien pi,'es- ser. Nous sommes si aises de nous voir, disait-il en riant, qu'il faut bien que nous en jouissions un peu. » Au mĂȘme Talleyrand, la veille, il avait glissĂ© ces mots as de preuves; de plus, il apprĂ©henda les effets de cette violence, au- dedans comme au dehors; il suspendit l'ordre, qu'il Ă©tait prĂȘt Ă lancer. D'ailleurs, avait- il le temps de faire rechercher dans le groupe de ses dignitaires, des preuves de leur dĂ©saffection, quand toute son attention Ă©tait concentrĂ©e sur les pĂ©rils extĂ©rieurs? Les Ă©vĂ©nements se pressent. Les inquiĂ©tudes fer- mentent. NapolĂ©on a quittĂ© Paris. La voiture qui l'emporte est encore une fois le char de la guerre. » Quel temps, quelle annĂ©e! 1813... La France Ă©puisĂ©e confond encore sa cause et le sentiment de sa gloire avec la personnalitĂ© de l'Empereur les Ă©vĂ©nements n'ap- porteront que plus tard leur enseignement humain et philosophique. Mais, vingt-deux annĂ©es de guerre l'ont usĂ©e. Assez de lauriers cueillis dans le sang elle crie grĂące. La paix enfin ne luira-t-elle plus sur le monde? On l'avait entrevue tout Ă l'heure, aprĂšs la victoire de Dresde, prochaine et durable. Soudainement les feux des armĂ©es en prĂ©sence avaient cessĂ©. De part et d'autre on Ă©tait tombĂ© d'accord pour la signature d'mi armistice, comme acheminement aune rĂ©conciliation gĂ©nĂ©rale. Les aides de camp des deux Ă©tats-majors avaient Ă©tĂ© exj^Ă©- diĂ©s, deux par deux, dans toute les directions, la mĂȘme voiture emportant, cĂŽte Ă cĂŽte, un officier français et un otficier russe ou prussien porteurs des mĂȘmes ordres. Depuis les bouches de l'Elbe jusqu'Ă celles de la Vis- tule se sont arrĂȘtĂ©s, Ă leur parole, les siĂšges et les com- bats. La pacification du continent n'est plus qu'une question d'heures; on l'espĂšre, on ledit en tous lieux; la joie se rallume au foyer des absents. Cette illusion heureuse se prolongea quarante jours. Les entrevues de Prague avaient Ă©tĂ© chaudes. Les offres 424 LK l'UIXCK DM des puissances s'Ă©taient brisĂ©es contre les rĂ©sistances hautaines de NapolĂ©on. 11 n'avait pu se rĂ©soudre, aprĂšs tant d'inutiles sacrifices, Ă se dĂ©tacher de son rĂȘve oriental ; il refusait, au prix des provinces illyriennes, aprĂšs 1S12, aprĂšs les dĂ©sastres de Russie, il refusait la paix dans l'espoir persistant et chimĂ©rique de parta- ger le monde en deux ». Ce fut dans toute la France et dans l'armĂ©e une impression d'immense dĂ©couragement. Les gĂ©nĂ©raux, les officiers ont gardĂ© l'honneur, mais ont perdu la foi. Ils vont Ă l'ennemi, parce que le devoir ou le malheur des temps l'exige, mais sans Ă©lan, sĂ»rs d'y rester, comme les autres, livrĂ©s d'avance aux coups d'une fatalitĂ© inexorable. Nous y passerons tous », c'est le mot qu'ils ont sur les lĂšvres Ă chaque retour d'hĂ©catombe. L'amertune, qu'ils nourrissent au fond d'eux-mĂȘmes, se rĂ©pĂšte dans les sentiments que leur expriment leurs enfants, leurs femmes, les absents regrettĂ©s dont les lettres nousavonspu dĂ©couvrir une poignĂ©e decelles-lĂ , tĂ©moignages intimes de l'angoisse publique sont une plainte continue, un cri de dĂ©solation, qui s'Ă©chappede toutes les poitrines et ne peut plus ĂȘtre retenu. Le temps est passĂ© oĂč les Ă©pouses rĂȘvaient pour le mari jeune et ambitieux des moissons de gloire, d'avancement rapide, d'honneurs et de dignitĂ©s conquises Ă la pointe de l'Ă©pĂ©e. Elles n'envisagent plus la guerre que comme une cala- mitĂ© sans trĂȘve et sans compensation. Femmes, mĂšres ou sĆurs, chacLine tremble Ă l'arrivĂ©e du courrier, d'apprendre le malheur qu'elles redoutent. On n'a de goĂ»t ni de satisfaction, nulle part; on traĂźne son exis- tence, on craint et on dĂ©sire, sans cesse, le lendemain. Nulle part ne se dĂ©cĂšle l'effusion d'un instant de joie. l'ĆUVUK SKCKKTK DK TALLKYHAM 425 le symptĂŽme d'une espĂ©rance vivace. Il ne revient, de partout, que des dĂ©tails de soutĂŻ'rances isolĂ©es et de misĂšres collectives. Il n'est pas un point de l'horizon oĂč le regard puisse se poser avec complaisance. A l'intĂ©rieur, le brillant des statistiques officielles ne fait illusion Ă personne sur l'Ă©tat critique du commerce et de l'industrie La Flandre ne produit rien, Paris pas grand'chose, et la West- phalie rien au monde 1. A Paris, la vie morale, intellectuelle et artistique est comme suspendue. C'est l'oppression des esprits se faisant plus lourde que jamais 2. La presse est demeurĂ©e ce qu'elle Ă©tait, la veille, un registre quotidiennement contrĂŽlĂ© des actes, des dĂ©ci- sions, des paroles du maĂźtre. On y chercherait, en pure perte, un blĂąme, un jugement dĂ©couvrant qu'il y ait alors, en France, une confiance publique. L'Ă me de la nation muette et engourdie semble attendre, pour se rĂ©veiller, l'Ă©branlement de quelque formidable catas- trophe. De ce qui se passe, Ă l'extĂ©rieur, on n'obtient que des Ă©chos furtifs et toujours alarmants. La direction des postes ne laisse circuler aucune lettre venant d'Espagne; on en redoute trop l'influence fĂącheuse sur l'Ă©tat de l'opinion et sur le mouvement des valeurs. En Italie, les peuples frĂ©missent d'un impatient dĂ©sir de rĂ©bel- lion ; le brigandage y sĂ©vit avec une violence inouĂŻe; le dĂ©sarroi des finances est au comble ; et les vols Ă main 1 Lettre au gĂ©nĂ©ral de division baron Corbineau, aide de camp de l'Empereur, septembre 1813. 2 EugĂšne de Boinville au baron Sparre, Ă l'armĂ©e d'Espagne lettre confisquĂ©e . 426 LE PRiNCK iK tallkyrand armĂ©e sur les grandes routes s'accordent avec les dĂ©prĂ©- dations des gouvernants pour consommer la ruine publique. En Allemagne, le soulĂšvement est gĂ©nĂ©ral. 11 n'est bruit, Ă chaque moment, que d'une nouvelle dĂ©fection. Les princes, les demi-rois, les grands-ducs, qui s'Ă©taient confĂ©dĂ©rĂ©s naguĂšre, Ă l'appel de NapolĂ©on, pour acquĂ©rir des territoires, une armĂ©e, des titres, se liguent, aujourd'hui, avec plus d'empressement encore pour les conserver en le combattant. Et, du théùtre de la guerre, on n'apprend rien que de pĂ©nible Ă con- naĂźtre. La maniĂšre opiniĂątre dont les armĂ©es combi- nĂ©es du Nord de l'Allemagne mĂšnent et poursuivent la campagne rappelle le mot de M. de Romanzoff Ă un diplomate prussien, en parlant de l'Empereur Il faut l'user. » Et ce furent enfin les trois journĂ©es terribles de Leipzig. PrĂšs de Leipzig, s'Ă©crie le poĂšte allemand 1 avec une sorte de joie fĂ©roce, s'Ă©tend le champ de mort qui remplira de pleurs bien des yeux ; les balles y volĂšrent comme les flocons l'hiver, et des milliers ont cessĂ© de respirer, prĂšs de Leipzig la ville ». Dans les heures mauvaises, NapolĂ©on se ressouvenait de Talle}Tand. Il Ă©tait sous le coup de l'immense dĂ©sastre et s'occupait fĂ©brilement de rassembler les dĂ©bris de son armĂ©e pour couvrir les frontiĂšres de la France mena- cĂ©es. Il avait fait appeler le prince de BĂ©nĂ©vent. La solution Ă©tait la paix accompagnĂ©e de sacrifices. Il n'en Ă©tait pas d'autre. Talleyrand le pressait de s'y rĂ©signer. Il insistait Ă lui reprĂ©senter qu'il se mĂ©prenait sur l'Ă©nergie de la nation, qu'elle ne seconderait pas la sienne dans une opiniĂątretĂ© inutile, qu'il s'en verrait 1 Arndt, Dk Leipziger Schlacht. i L ĆUVai- SECIIKTK DE TALLEYRAND 427 abandonnĂ© et qu'il lui fallait pour conjurer le pire, s'accommoder Ă tout prix Une mauvaise paix, lui dĂ©clarait-il, ne peut nous devenir aussi funeste que la continuitĂ© d'une guerre, qui ne peut plus nous ĂȘtre favorable. » NapolĂ©on hĂ©sitait; et se rappelant, Ă la voix du prince, des temps plus heureux, il lui offrit une troi- siĂšme fois de reprendre le portefeuille des Affaires Ă©trangĂšres, sans pouvoir l'y dĂ©cider Nous n'aurions pas dĂ» nous quitter! », rĂ©pĂ©ta-t-il une seconde fois, dans une courte effusion de regret. L'entrevue s'Ă©tait prolongĂ©e. Talleyrand l'Ă©coutait, se plaignant du mauvais succĂšs de la guerre d'Espagne et des embarras multiples, Ă©normes de la situation. Il en parlait d'abondance et de haut, avec ce sentiment de sa supĂ©rioritĂ©, qui ne lui permettait point de convenir des fautes commises pour aviser aux moyens de prudence ou de renoncements susceptibles d'en pallier les con- sĂ©quences. Il avait dit et attendait qu'on lui rĂ©pondĂźt â Mais, Ă propos, interjeta le diplomate, vous me consultez comme si nous n'Ă©tions plus brouillĂ©s. â Ah ! aux circonstances les circonstances. Laissons le passĂ© et l'avenir, et voyons votre avis sur le moment prĂ©sent. â Eh bien! il ne vous reste qu'un parti Ă prendre. Vous vous ĂȘtes trompĂ©, il faut le dire, et tĂącher de le dire noblement. Et continuant Ă dĂ©velopper sa pensĂ©e, le prince de BĂ©nĂ©vent en prĂ©cisait ainsi les termes. Lui, l'Empereur des Français, il proclamerait que roi par le choix des jeuples, Ă©lu des nations, ses desseins n'Ă©taient point de se dresser contre elles. Lorsqu'il avait commencĂ© la guerre d'Espagne, il avait cru seulement dĂ©livrer les peuples du joug d'un ministre odieux, encouragĂ© par la faiblesse de son prince; mais, comme en Ă©tudiant 428 LE PRIXCK IK TALLEVIiANI plus profondĂ©ment la situation, il avait dĂ» reconnaĂźtre que les Espagnols, malgrĂ© les torts de leur roi, restaient attachĂ©s Ă sa dynastie, il ne voudrait pas les contraindre davantage et cesserait de s'opposer Ă leur vĆ;u national. Il rendrait la libertĂ© au roi Ferdinand et retirerait ses troupes. Un pareil aveu pris de si haut, ajoutait-il et quand les Ă©trangers Ă©taient encore hĂ©sitants sur la fron- tiĂšre, ne pouvait que faire honneur Ă NapolĂ©on encore trop puissant pour que sa condescendance fĂ»t prise pour une lĂąchetĂ©. Bonaparte se promenait de long en large, Ă©coutant sans interrompre. Au dernier mot prononcĂ©, il s'arrĂȘta, regardant Talleyrand bien en face et, dans l'une de ces explosions de franchise, qui lui venaient par accĂšs Une lĂąchetĂ©! s'Ă©tait- il Ă©criĂ©. Que m'importe! Sachez que je ne craindrai nullement d'en commettre une, si elle m'Ă©tait utile. Tenez, au fond, il n'y a rien de noble ni de bas dans ce monde. J'ai dans mon caractĂšre tout ce qui peut contribuer Ă affermir le pouvoir et Ă tromper ceux qui prĂ©tendent me connaĂźtre. Franchement, je suis lĂąche, moi, esseniiellement lĂąche, je vous donne ma parole que je n'Ă©prouverais aucune rĂ©pugnance Ă com- mettre ce qu'ils appellent dans le monde une action dĂ©shonorante. Mes penchants secrets, qui sont, aprĂšs tout, ceux de la nation, opposĂ©s Ă certaines atĂŻ'ectations de grandeur dont il faut que je me dĂ©core, me donnent des ressources infinies pour dĂ©jouer les croyances de tout le monde. Il s'agit donc de voir, aujourd'hui, si ce que vous me conseillez s'accorde avec ma politique actuelle et de chercher encore si vous-mĂȘme n'avez point quelque intĂ©rĂȘt secret Ă m'entraĂźner dans cette dĂ©marche. » Quel excĂšs de confiance! Et il avait accompagnĂ© cette i L OKU VUE SKCinVlK DE TALLKYIIAND 429 Ă©trange dĂ©claration d'ua mauvais sourire, du sourire de Satan, redisait, plus tard, le prince de Talleyrand. Bonaparte ne pouvait admettre, et en de telles circons- tances, qu'un conseil donnĂ© ne correspondĂźt point Ă une arriĂšre- pensĂ©e d'intĂ©rĂȘt personnel. L'entrevue n'eut pas d'autre rĂ©sultat, alors que la paix conseillĂ©e par Talleyrand et FouchĂ© Ă©tait encore honorable et que M. de Saint-Aignan, aprĂšs Leipzig, apportait de Francfort des propositions donnant Ă la France la frontiĂšre du Rhin. NapolĂ©on persista dans sa ligne de conduite irrĂ©mĂ©diablement funeste. C'est, maintenant, 1 On tenait beaucoup, dans les entours de l'impĂ©ratrice, Ă ce que Talleyrand s'Ă©loignĂąt de Paris; on y tenait expressĂ©ment. Mais lui ne s'y empressait qu'avec len- teur. L'archichancelier, les ministres et divers membres du gouvernement avaient pris la route de Blois. Que tardait-il Ă s'y porter, comme eux? Le 29 mars, Marie-Louise, sur le point de quitter les Tuileries, avait envoyĂ©, rue Saint-Florentin, la duchesse de Montebello pour savoir de la bouche du prince mĂȘme l'heure de son dĂ©part. HĂ©las ! il ne pouvait en donner d'indication prĂ©cise. Sans doute il irait rejoindre Sa MajestĂ© ; c'Ă©tait le fervent dĂ©sir de son cĆur, mais voilĂ les chemins Ă©taient si encombrĂ©s! Du reste, il Ă©tait prĂ©fĂ©rable aux Ă©quipages de s'Ă©chelonner, Ă cause des chevaux. M'"*" de Montebello Ă©coutait encore, atten- dant une rĂ©ponse plus prĂ©cise. Il la reconduisit jus- qu'au haut de l'escalier avec les plus grands Ă©gards ; et au moment de lui donner l'Ă -revoir, Ă Blois ouailleui^, 444 LE PRINCE DE TALLEYKANI il lui prit les deux mains, les pressa aiĂŻectueuscment entre les siennes et, d'un ton pĂ©nĂ©trĂ©, qui donnait presque l'illusion d'un sentiment sincĂšre â Allez, ma bonne duchesse, allez, vous pouvez ĂȘtre sĂ»re d'une chose, c'est que l'Empereur et l'ImpĂ©ratrice sont vic- times d'une bien odieuse machination. » En jouant cette petite comĂ©die, Talleyrand voulait parler, sans doute, des conseillers maladroits ou malin- tentionnĂ©s, qui avaient dĂ©cidĂ© l'exode du gouvernement Ă Blois, sans chance de retour. Selon d'autres faiseurs d'anecdotes, il s'Ă©tait arrangĂ© diffĂ©remment pour adhĂ©rer de bon cĆur Ă la contrainte, qui l'obligeait de demeurer Ă Paris, aprĂšs avoir esquissĂ© le geste d'en sortir. Il s'Ă©tait dĂ©cidĂ© Ă monter en voi- ture. Les chevaux avaient pris le galop. Ses gens sui- vaient en grande livrĂ©e. On Ă©tait arrivĂ©, dans cet appareil, Ă la barriĂšre de l'Ătoile. L'Ă©quipage s'arrĂȘte. Vos passe-ports, demandent les prĂ©posĂ©s. â C'est le prince vice-grand-Ă©lecteur, crient ses gens. â Oh! il peut passer. » Et les gardiens de la barriĂšre s'Ă©cartent respectueusement. â Non, dit le prince, dans un bel Ă©lan de probitĂ© civique, non, je n'ai point de passe- port; je ne violerai pas l'ordre de l'autoritĂ©. » LĂ -dessus, il fait tourner bride. On est tĂŽt de retour Ă son hĂŽtel. Il y rentre comme d'une promenade et donne ses ordres pour qu'on y prĂ©pare, sans y rien nĂ©gliger les appartements rĂ©servĂ©s Ă son hĂŽte l'Empereur Alexandre de Russie. En effet, sur son invitation, le tsar a choisi sa demeure pour rĂ©sidence, et une heure aprĂšs l'en avoir fait prĂ©venir par l'un de ses aides de camp, il lui a dit, en ces propres termes, les raisons qui l'y ont dĂ©cidĂ© L ĆUVRE SECRETE DE TALLEYRAND 445 â Monsieur de Talleyrand, j'ai voulu loger chez vous parce que vous avez ma confiance et celle de mes alliĂ©s. Nous n'avons voulu rien arrĂȘter avant de vous avoir entendu. Vous connaissez la France, ses besoins et ses dĂ©sirs dites ce qu'il faut faire, et nous le ferons. N'Ă©tait-ce pas lui concĂ©der, en peu de mots, de pleins pouvoirs pour parler et pour agir? Talleyrand aurait eu grand tort, en vĂ©ritĂ©, de suivre le cortĂšge impĂ©rial en fuite, quand il pouvait, en res- tant chez lui, se rendre ce qu'il Ă©tait devenu, du jour au lendemain, le personnage français le plus considĂ©- rable et le principal fonctionnaire d'Ătat avec lequel pussent s'entendre les souverains coalisĂ©s, pour la liqui- dation de l'Empire. Conseiller trĂšs Ă©coulĂ© des rois, qu'il avait tant aidĂ©s Ă abattre le colosse, il s'Ă©tait vu nĂ©cessairement dĂ©signĂ© comme le nĂ©gociateur de la situation. Et quelle situation! De ce jour, il se fit un mouvement extraordinaire autour de Talleyrand, qui venait de rendre son titre de prince de BĂ©nĂ©vent et ne s'en sentait aucunement amoindri. On a pu dire que, pendant ce moment solennel de l'histoire, les destinĂ©es du monde Ă©taient enfermĂ©es dans le cadre de sa maison. On n'aurait qu'Ă relire, pour en avoir l'impression saisissante, le rĂ©cit d'un tĂ©moin, le comte Beugnot, sortant d'une audience de Talleyrand. Quelle diversitĂ© de personnages! Que d'intĂ©rĂȘts en jeu! Quel fourmillement de dĂ©sirs et d'ambitions en ce faible espace! La maison Ă©tait pleine de la base au faĂźte. Pour l'empereur de Russie et ses aides de camp servait le premier Ă©tage. Pour son ministre des Affaires Ă©trangĂšres Nesselrode et les secrĂ©taires de la clian- 446 LE l'IUNCE DE cellerie russe avait Ă©tĂ© disposĂ© l'appartement du second; et ĂŻalleyrand s'Ă©tait rĂ©servĂ© Tentre-sol, com- posĂ© de six piĂšces, afin d'y loger ses bureaux et ceux du gouvernement provisoire. Toutes les parties de l'immeuble Ă©taient occupĂ©es, jusqu'aux marches des escaliers, que garnissaient des gardes impĂ©riales russes, tandis que des cosaques emplissaient la cour et les al»ords de l'hĂŽtel. C'Ă©taient des allĂ©es et venues inces- santes, un concours de monde inouĂŻ, une agitation intense de toutes les minutes, oĂč l'on n'aurait pas distinguĂ© le jour et la nuit; seuls paraissaient tran- quilles dans cette ruche politique en perpĂ©tuelle acti- vitĂ© des cosaques qui sommeillaient sur la paille. Trois des piĂšces de l'entre-sol, celles-ci donnant sur la cour Ă©taient ouvertes au publie; la premiĂšre, une sorte d'antichambre, oĂč se pressaient les quĂȘteurs de la moindre espĂšce; la seconde, oĂč se reconnaissaient les intrigants d'importance; et la troisiĂšme, en temps ordinaire, un cabinet de toilette, oĂč le secrĂ©taire adjoint du gouvernement en formation, Laborie, don- nait des audiences particuliĂšres. Les trois autres piĂšces du mĂȘme Ă©tage, dont les fenĂȘtres ouvraient sur les Tuileries, appartenaient aux ministres du jour et Ă leur personnel. Les sĂ©ances se tenaient dans la chambre Ă coucher du prince; au salon, travaillaient pĂšle-mĂšle les seci*Ă©taires, ces minis- tres et des hommes en place, qui avaient des rapports Ă faire ou des ordres Ă donner ». Il ne restait âąle disponible, pour les audiences de Talleyrand, que la bibliothĂšque. C'Ă©tait lĂ qu'il Ă©coutait en particulier ceux qui avaient assez d'adresse, de chance ou de persĂ©vĂ©rance heureuse pour y attirer ses pas et retenir son attention, ce qui L UVRK SECRETK D K T A LL KYR AN I 447 n'Ă©tait rien moins que facile, Ă en juger par les dĂ©tails qu'en a donnĂ©s Beugnot. C'Ă©tait un tableau singulier jue celui de M. de Talleyrand essayant de passer, avec sa dĂ©marche embarrassĂ©e, de sa chambre Ă coucher dans sa bibliothĂšque pour y donner audience Ă quel- qu'un, Ă qui il l'avait promise et qui attendait, depuis des heures. Il lui fallait traverser le salon; il Ă©tait arrĂȘtĂ© par l'un, saisi par l'autre, barrĂ© par un troi- siĂšme, jusqu'Ă ce que, de guerre lasse, il retournĂąt d'oĂč il Ă©tait parti, laissant se morfondre le malheureux vers lequel il dĂ©sespĂ©rait d'arriver. » Et, pour avoir une idĂ©e plus complĂšte de l'agitation et des intrigues, qui se disputaient l'accĂšs de ce rĂšgne transitoire, il faut songer qu'il n'y avait qu'un moment possible d'obtenir une audience de Talleyrand, et que ce moment-lĂ Ă©tait entre minuit et 2 heures du matin! Mais, quelle besogne accomplie! Est-il besoin de rappeler avec quelle Ă©tonnante acti- vitĂ©, pendant les jours d'avril 1814, malgrĂ© bien des hĂ©sitations, des rĂ©sistances rencontrĂ©es, il dĂ©cida les diverses puissances Ă reconnaĂźtre la restauration de la monarchie bourbonienne; de quelle maniĂšre habile il tit Ă©chouer la dĂ©marche suprĂȘme des marĂ©chaux auprĂšs des souverains coalisĂ©s, en faveur de leur maĂźtre ter- rassĂ©, Ă son tour, par la loi du plus fort; comment il consomma d'une maniĂšre dĂ©finitive la ruine de l'Em- pire, en obtenant du tsar cette dĂ©claration solennelle et formelle qu'il ne traiterait plus en aucune occasion avec l'empereur NapolĂ©on et sa famille; enfin avec quelle souplesse, nommĂ© prĂ©sident du gouvernement provisoire, il rĂ©pondit aux plus pressants besoins du pays, tourna les plus graves difiicultĂ©s, intervint pour le rappel de cent cinquante mille Français prisonniers 448 LK PRINCE IK ĂALLKYRAND en Russie, arracha aux convoitises allemandes les provinces qu'avaient foulĂ©es les troupes de FrĂ©dĂ©ric- Guillaume; et nĂ©gociĂ© l'Ă©vacuation prochaine du ter- ritoire ? On connaĂźt trop bien la succession de ces Ă©vĂ©nements historiques pour que nous ayons Ă les reprĂ©senter de nouveau. Gomme sous Louis XIV, aprĂšs Ryswick, la France avait Ă rendre les pays et les places qu'elle s'Ă©tait flat- tĂ©e de possĂ©der Ă jamais par la loi des conquĂȘtes et devait supporter, en outre, tout ce que la guerre lui avait coĂ»tĂ© pour les acquĂ©rir et les reperdre. Talleyrand, en ces jours de dĂ©tresse, avait dĂ©pensĂ© une belle Ă©nergie, afin d'amoindrir, autant qu'il Ă©tait possible, la part Ă©norme des sacrifices ; et il lui Ă©tait restĂ© cette consola- tion d'obtenir, par lui-mĂȘme, en signant le traitĂ© de Paris, des conditions moins dures que l'ultimatum acceptĂ©, au nom de l'Empereur, par Gaulaincourt, au GongrĂšs de ChĂątillon. La lutte secrĂšte qui se poursunait depuis plusieurs annĂ©es entre NapolĂ©on et Talleyrand, entre le principe de la guerre et le principe de la paix, sĂ©tait donc ter- minĂ©e par l'abaissement du premier, mais Ă quel prix pour la France! Le conquĂ©rant, le lĂ©gislateur, le stratĂšge, l'organisa- teur de constitutions, le meneur de peuples et d'ar- mĂ©es, semblait n'ĂȘtre plus qu'une ombre perdue dans les brumes de l'Ăźle d'Elbe. L'homme des dĂ©libĂ©ra- tions calmes, le diplomate aux vues claires, ennemies de toute politique d'excĂšs, le conciliateur habile, apparaissait au premier plan et dictait des impulsions dĂ©cisives. Tout prĂȘt Ă partir pour le CongrĂšs de Vienne, oĂč L OKUVRK SKCUKTK D K 449 nous le reverrons, dans lo plein de son Ćuvre 1, devant y reprĂ©senter en face de l'Europe une nation vaincue, il allait, par sa sagacitĂ©, par sa persĂ©vĂ©rance mĂ©thodique, son art suprĂȘme de diviser les intĂ©rĂȘts, y faire prĂ©valoir des lois d'Ă©quitĂ© et de modĂ©ration, entre les peuples, en mĂȘme temps qu'y gagner pour lui-mĂȘme cet ascendant supĂ©rieur, cette prĂ©pondĂ©rance incontestĂ©e, qui fut le summum de son action diplo- matique. l'i Le tableau du CongrĂšs de Vienne formera le premier chapitre du second et dernier volume. 29 CHAPITRE DOUZIĂME NapolĂ©on et Talleyrand. Un parallĂšle qui s'impose. â La diversitĂ© d'impressions et de jugements par lesquels passa Bonaparte, Ă l'Ă©gard de Talleyrand. â Aux jours de confiance et d'intimitĂ©. â Variations cajincieuses. â Ătrange vis-Ă -vis. â Pendant la belle pĂ©riode; les effusions Ă©pistolaires de Talleyrand Ă l'adresse du Premier Consul. â Comment se gĂąta tant d"amour. â Les premiĂšres Li'ouilles. â Motifs et suites de la rupture. â Violences de NapolĂ©on. â InimitiĂ© froide, patiente et calculatrice de Talleyrand. â Pour juger avec impartialitĂ© de sa conduite Ă l'Ă©gard de NapolĂ©on et de leui" contenance rĂ©ciproque. â Sur les reproches encourus par le diplo- mate de vĂ©nalitĂ© et de trahison. â Quelle Ă©tait, d'autre part, la morale personnelle de NapolĂ©on. â D'effrayants principes supprimant, de reto ur, les droits Ă la reconnaissance. â Un dernier point de comparaison, se terminant Ă l'avantage du pacificateur sur l'homme de guerre, de Tal- leyrand sur NapolĂ©on. Dans l'un de ses frĂ©quents accĂšs de dĂ©pit contre une intelligence, qu'il ne put jamais subjuguer entiĂšrement ni conduire Ă sa guise, NapolĂ©on croyait enfermer en ce peu de mots tout ce que Talle3^rand, son Ćuvre entiĂšre et sa rĂ©putation pouvaient attendre du jugement de Favenir. La postĂ©ritĂ© ne lui donnera d'autre place que celle qu'il faut pour dire qu'il a Ă©tĂ© ministre sous tous les gouvernements, qu'il a prĂȘtĂ© vingt serments I, et que j'ai Ă©tĂ© assez sot pour m'y laisser prendre. » L'histoire, plus gĂ©nĂ©reuse, ne devait point ratifier une opinion aussi sommaire, mais, au contraire, Ă©largir le rĂŽle et l'importance du personnage, qui fut l'adversaire 1 Exactement treize. 452 LK PHIXCE Di TALLFYRAND poli, perfide, quelquefois, 'en ses moyens, des derniĂšres fautes de NapolĂ©on. Les deux figures sont restĂ©es en prĂ©sence dans la juste lumiĂšre de leurs proportions vĂ©ritables; et toute supĂ©rieure qu'ait Ă©tĂ© Tune par l'im- mensitĂ© de son rayonnement, elle n'a pas Ă©clipsĂ© l'autre. NapolĂ©on Ă©tendit sa gloire beaucoup plus haut et beau- coup plus loin il fut dĂ©racinĂ© par la tempĂȘte. Talley- rand plia et dura. Nul ne fut d'aussi prĂšs associĂ© que Talleyrand aux vastes et tumultueux desseins de l'Alexandre moderne, nul ne connut, comme lui, le carac- tĂšre et la portĂ©e de la pensĂ©e impĂ©riale, son Ă©tendue, ses irrĂ©gularitĂ©s, ses excĂšs. De mĂȘme qu'il avait tendu l'Ă©chelle et d'une maniĂšre combien diligente, combien oppor- tune 1, Ă l'ascension de Bonapate, quand il le vit por- ter, en quelque sorte, par les Ă©vĂ©nements, de mĂŽme se retourna-t-il contre lui, quand il le sentit irrĂ©mĂ©diable- mentcondamnĂ©. NapolĂ©on n eut pasde plus prĂ©cieux alliĂ©, ni de plus dangereux adversaire, â ce qu'il savait trĂšs bienl. Oui, quant Ă cela, son opinion Ă©tait doublement faite; et, cependant, jusques aprĂšs la terrible leçon de 1S14, jusque pendant les Cent- Jours, cherchant de derniĂšres clartĂ©s sur les bords de l'abĂźme oĂč trĂ©buchait sa puissance, il en reviendra au ministre qui l'a trompĂ©, et rĂ©clamera encore Talleyrand. Ces deux Ă©nergies se complĂ©taient l'une par l'autre, quand elles Ă©taient unies. La premiĂšre incarnait le gĂ©nie de l'action, la seconde exprimait cette force calme, lumineuse du conseil, qui prĂ©pare les voies aux grandes I a MĂ©fiez-vous de Tallejrand. Je le pratique depuis seize annĂ©es; jai mĂȘme eu de la faveur pour lui; mais c'est sĂ»rement le plus grand ennemi de notre maison, Ă prĂ©sent que la fortune l'abandonne, depuis quelque temps. » [Correspondance de yapolĂ©on l", t. XXVU, p. 131, piĂšce 21, 21ii. Au roi Joseph, Nogent, 8 fĂ©vrier 1814. NAPOLĂON ET TALLEYKANI 453 rĂ©solutions ou permet d'en attĂ©nuer les retentissements dangereux. NapolĂ©on, comme l'exprime l'historien Mignet, projetait ce qu'il y avait de grand, de glorieux, de lointain; Talleyrand portait ses soins Ă en Ă©carter les pĂ©rils; et la fougue crĂ©atrice de celui qui dĂ©tenait la puissance pouvait ĂȘtre tempĂ©rĂ©e par la lenteur circons- pecte du ministre armĂ© de prudence, â autant, du moins, que l'un permettait Ă l'autre de s'interposer entre l'obstacle et sa volontĂ©. Dans les rencontres difficiles oĂč quelque ingĂ©nieux euphĂ©misme, une dĂ©marche de sage et lente prĂ©paration, un temps d'arrĂȘt, une suspension favorable, pouvait amortir les effets d'un choc brusque, Talleyrand excel- lait en la maniĂšre d'arrondir ce que la dictĂ©e de Napo- lĂ©on avait de trop impĂ©rieux et de lui frayer Ă lui-mĂȘme les moyens de paraĂźtre ou plus habile ou plus fort, en redevenant plus calme. Bonaparte, qui jouait volontiers au Jupiter surtout au Jupiter tonnant, oubliait, en maintes occasions, les caressantes douceurs de Talleyrand, si moelleux en de certaines lettres, si enveloppant en ses paroles ; il l'as- saillait de reproches, d'interpellations vives; nĂ©anmoins, il lui avait confiĂ©, n'ayant, auprĂšs de soi, personne qu'il en jugeĂąt plus digne ou plus capable, les nĂ©gociations d'Amiens, celles de Presbourg, sinon celles de Tilsitt. AprĂšs Austerlitz, c'est sur lui qu'il se reposera d'assu- rer la victoire par des accommodements qu'on espĂ©- rait durables. Je veux la paix, lui Ă©crivait-il, arrangez tous les articles du mieux que vous le pourrez. » Lorsqu'il avait tentĂ© d'organiser l'Allemagne et l'Italie, c'est-Ă -dire d'en partager les territoires, d'en diviser les gouvernements, pour fortifier d'autant plus l'unitĂ© 454 LE PRINCE DE TALLEYRANIJ de son empire, c'est Talleyrand qu'il consulta longue- ment, afin d'en obtenir des clartĂ©s sur les dĂ©tails et de la prĂ©cision sur l'ensemble. Le caractĂšre de Talleyrand ne lui Ă©tait jamais apparu comme un miroir de droiture; et ses raisons Ă©taient fondĂ©es pour lui en refuser la louange. En revanche, la correspondance de l'empereur dĂ©cĂšle Ă chaque page, l'estime que lui inspirait â malgrĂ© lui â sa pĂ©nĂ©tra- tion diplomatique et le prix qu'il attachait Ă ses ser- vices, parce qu'il en avait fait l'Ă©preuve en des conjonc- tures heureuses ou compliquĂ©es de son rĂšgne. Il fallait que cet homme lui semblĂąt bien utile, ou qu'il en crai- gnĂźt singuliĂšrement les desseins cachĂ©s, ou qu'il attri- buĂąt Ă sa prĂ©sence une influence mystĂ©rieuse dont il ne pouvait se passer, puisque sans lui vouer une rĂ©elle confiance, il le combla d'honneurs et d'or avec une munificence sans Ă©gale. Il l'avait maintenu sept ans dans le ministĂšre ; il avait inventĂ© des fonctions supĂ©- rieures inconnues pour qu'il fĂ»t appelĂ© vice- grand- Ă©lecteur aprĂšs avoir Ă©tĂ© grand chambellan et dĂ©coupĂ©, Ă son intention, dans la distribution des grands fiefs nouvellement créés, la principautĂ© de BĂ©nĂ©vent. Toutes choses finies. NapolĂ©on dĂ©clarera qu'il s'Ă©tait exagĂ©rĂ© ses mĂ©rites, qu'il ne l'avait trouvĂ© ni Ă©loquent, ni persuasif dans leurs entretiens, qu'il roulait beaucoup et longtemps autour de la mĂȘme idĂ©e, et qu'au sortir d'une longue conversation, entamĂ©e pour obtenir des Ă©claircissements de sa part, force Ă©tait de s'apercevoir qu'il n'y avait pas rĂ©pandu plus de lumiĂšres qu'en la com- mençant. C'est que vraisemblablement, en ces joutes malaisĂ©es, avec un interlocuteur fougueux et imagi- natif comme celui-lĂ , Talleyrand se confinait Ă dessein dans un argument unique, qu'il y revenait sciemment, NAPOLEON ET TALLEYllAND 435 parce qu'il y voyait la clef d'une situation et qu'enfin, aprĂšs beaucoup d'insistances perdues, renonçant Ă con- vaincre un homme qui le contredisait sans l'Ă©couter, il se tirait d'affaire, comme il pouvait, par des mots Ă©vasifs. NapolĂ©on ne faisait pas si bon marchĂ© de ses avis, puisqu'il les recherchait, surtout les regrettait dans les pĂ©riodes de difficultĂ©s. Pourquoi Talleyrand n'Ă©tait-il plus lĂ ! Ah! si Talleyrand eĂ»t eu l'affaire en main! Il en manifestait l'impression sans mĂ©nagement au ministre chargĂ© de le remplacer, et qui n'arrivait point Ă tirer au clair une situation embrouillĂ©e. En 1S09, Ă©tant Ă SchĂŽnbrun, assis devant le bureau de Marie- ThĂ©rĂšse, il rembarrait M. de Ghampagny sur les lenteurs apportĂ©es dans les nĂ©gociations. Talleyrand, lui disait-il, avait une allure plus vive; cela m'eĂ»t coĂ»tĂ© trente millions, dont il m'aurait pris la moitiĂ©, mais tout serait fini depuis longtemps. » Soupçonneux Ă juste titre des intrigues qui se tra- maient, au dehors, entre ses alliĂ©s prĂ©tendus 1 et ses ennemis dĂ©clarĂ©s, sans qu'il pĂ»t vraiment distinguer ceux-ci de ceux-lĂ , cherchant dans cette marche Ă tĂątons des clartĂ©s indicatrices, il se retournait en fin de compte, vers Talleyrand pour qu'il l'aidĂąt Ă les dĂ©cou- vrir. La veille, il se plaignait amĂšrement de son jeu tĂ©nĂ©breux. Maintenant, il lui rendait en paroles une affection singuliĂšre. â Vous ĂȘtes un drĂŽle d'homme ; je ne puis m'em- pĂȘcher de vous aimer », lui dĂ©clarait-il sans le croire, ni le lui faire accroire 2. Et le lendemain, il repartait en des tirades furi- bondes contre la traĂźtrise innĂ©e de ce Talleyrand. 1 AlliĂ©s sur le vĂ©lin, la dĂ©fection dans l'Ă me. » A. Sorel. 2 Le prince de Melternich rapporte, en ses souvenirs, qu'un jour 456 LE PhlNCK I>K TALLEYUAND C'Ă©tait le plaisir de NapolĂ©on de rĂ©veiller son monde, comme il le disait, par des sorties imprĂ©vues autant qu'embarrassantes. D'habitude, quand il y avait cercle autour de lui, il parlait seul, trĂšs Ă©coutĂ©, trĂšs redoutĂ©. Sur quelque point qu'il eĂ»t portĂ© le sujet de son mono- logue, parti en coup de foudre, sur une interpellation, on ne se permettait que rarement d'y donner la rĂ©plique. Soit qu'ils fussent tenus sous la crainte, soil pour une autre cause, les gens se dĂ©robaient par une rĂ©ponse fuyante et soumise ou par une rĂ©vĂ©rence de cour aux questions trop directes qu'il leur lançait Ă la tĂȘte. Talleyrand ne partageait point cette impres- sion gĂ©nĂ©rale d'intimidation, sincĂšre ou jouĂ©e, en sa prĂ©sence, mais attendait le choc sans trouble, et lui renvoyait en douceur des mots oĂč perçait de l'ironie contenue, sous des apparences de respect et de louange. Au temps oĂč l'empereur n'en avait pas encore brisĂ© avec lui sur les formes de l'urbanitĂ©, il savait esquiver les dĂ©tails gĂȘnants par l'agrĂ©ment d'un trait d'esprit, qui lui permettait de glisser sur le reste, ou par une flatterie d'autant plus adroite qu'elle'n'avait pas l'air d'en ĂȘtre une, â la seule maniĂšre de flatter qui ne fĂ»t pas Ă©pui- sĂ©e dans cette atmosphĂšre d'adulation. Ea sola species adulandi superat. Ce fut Ă Bruxelles que M"'- de RĂ©mu- sat avait entendu Talleyrand rĂ©pondre avec tant de fmesse le dĂ©tail en est bien connu Ă l'interrogation rempereur lui avait dit Quand je veux l'aire unechose, je n'emploie pas le prince de BĂ©nĂ©vent ; je m'adresse Ă lui quand je ne veux pas faire une chose, en ayant l'air de la vouloir. » [Mcmoires, t. 1", p. 70. 11 y avait lĂ bien de la contre-finesse. Mais peut-ĂȘtre en parlant ainsi, NapolĂ©on ne tendait-il qu'Ă flatter Metternich, en lui suggĂ©rant l'idĂ©e qu'il lui confiait Ă lui ce qu'il dissimulait Ă Talleyrand. NAPOLĂON ET TVLLEYRAND 4o7 subite de Bonaparte sur la faron dont il s'y Ă©tait [iris pour accroĂźtre si rapidement sa fortune. â Monsieur de Talleyrand, on prĂ©tend que vous ĂȘtes fort riche. » â Oui, Sire. » â Mais extrĂȘmement riche. » â Oui, Sire. » â Comment avez-vous fait? Vous Ă©tiez loin de l'ĂȘtre Ă votre retour d'AmĂ©rique? » â Il est vrai. Sire, mais j'ai rachetĂ©, la veille du 18 brumaire, tous les fonds publics quej'ai trouvĂ©s sur la place; et je les ai revendus le lendemain. » L'histoire Ă©tait bien inventĂ©e par les besoins de la cause. On dut se rĂ©soudre Ă l'accepter comme de la bonne et franche monnaie. Cette indĂ©pendance mesurĂ©e, que rendait soutenable en face d'un souverain aussi peu endurant que Napo- lĂ©on la dĂ©licate maniĂšre dont elle se traduisait, il s'attachait Ă la conserver sur les diffĂ©rents sujets qui mettaient leurs idĂ©es en prĂ©sence. Il arrivait, de loin en loin, que la littĂ©rature et les arts en fissent les frais, quoique NapolĂ©on prĂ©fĂ©rĂąt en causer avec des poĂštes et des artistes. Un jour qu'il s'entretenait lĂ -des- sus avec son ministre des Relations extĂ©rieures, leurs vues ne s'Ă©taient pas accordĂ©es sur les limites de ce discernement heureux, vif et prĂ©cis du vrai, du beau, du juste dans la pensĂ©e et dans l'expression, qu'on appelle le goĂ»t Ah! le bon goĂ»t, riposta le prince de BĂ©nĂ©vent, si vous pouviez vous en dĂ©faire Ă coups de canon, il y a longtemps qu'il n'existerait plus. » Tal- leyrand, qui savait Ă©couter et porter jusque dans le mutisme des airs de louange, possĂ©dait assurĂ©- ment l'un des meilleurs moyens de lui plaire; encore 458 LK l'IUNCE DE TA YM A M ce genre de complaisance Ă©lait-il suspect de sa part. NapolĂ©on ne s'en rapportait qu'Ă demi Ă ses silences approbateurs. Il lui sentait des arriĂšres -pensĂ©es dissi- dentes, contre lesquelles il Ă©prouvait de l'humeur, mal- grĂ© qu'elles ne lui fussent point connues. Ătrange vis-Ă -vis de ces deux maĂźtres dissimulateurs 1 C'Ă©tait une des tendances de NapolĂ©on de poser en prin- cipe que l'homme vraiment politique doit savoir calcu- ler jusqu'aux moindres profits qu'il peut tirer non seulement de ses qualitĂ©s ou de ses talents, mais encore de ses dĂ©fauts. Or, Talleyrand professait la mĂȘme thĂ©orie. Mais, ce qui le piquait au jeu, c'est que l'empereur la mettait en pratique si Ă fond qu'il en dĂ©concertait la clairvoyance la plus lucide. Ce diable d'homme, s'Ă©criait-il chez M""* de RĂ©musat, trompe sur tous les points. Ses passions elles-mĂȘmes vous Ă©chap- pent, car il trouve moyen de les feindre, quoiqu'elles existent rĂ©ellement. » Dans ce genre de comĂ©die, si la part de la sincĂ©ritĂ© Ă©tait aussi mince d'un cĂŽtĂ© que de l'autre, il est certain que NapolĂ©on manĆuvrait avec plus de ruse, Talleyrand avec plus de mystĂšre, et que ce dernier, tout en apportant en affaires les mille res- trictions dont se gardent par mĂ©tier les diplomates, visait plus franchement au but, parce qu'il n'aimait pas, en somme, qu'on fĂ»t toujours dans l'incertitude ou sur le qui-vive. Durant la belle pĂ©riode, quand on pensait y voir des gages de stabilitĂ©, Talleyrand seconda d'un vouloir rĂ©flĂ©chi les desseins de l'empereur, avec des alterna- tives d'accord et de dĂ©sunion. A diverses fois, Ă©clataient des critiques, auxquelles il ne s'Ă©tait pas attendu et NAl'OLĂOX ET TALLEYRAND 459 qui gĂȘnaient ou dĂ©plaçaient le terrain des nĂ©gociations diplomatiques entamĂ©es. Des admonestations impa- tientes lui parvenaient sur ce que le ministre semblait outrepasser les instructions qu'il avait reçues. Il lais- sait couler l'averse et reprenait ensuite la discussion, d'un esprit calme et en se souvenant que son rĂŽle de modĂ©rateur lui avait toujours Ă©tĂ© fort difficile Ă rem- pli!'. Dans un dĂ©sir Ă©gal de retenir les excessifs de la RĂ©volution et d'apaiser les violents du pouvoir, n'avait- il pas encouru, tour, Ă tour, les colĂšres des uns et des autres? Les rĂ©publicains l'accusĂšrent d'avoir voulu sou- mettre l'Ătat Ă un maĂźtre ; et ce maĂźtre, mĂ©content des rĂ©sistances mĂȘme lĂ©gĂšres qu'il lui opposait et de son refus poli d'applaudir Ă tous ses actes, lui reprochait cette demi-indĂ©pendance comme une trahison. C'Ă©taient les premiers symptĂŽmes d'un dĂ©saccord plus profond. Aux alentours de la paix d'Amiens, ĂŻalleyrand eut sur les lĂšvres et au bout de la plume des compliments extrĂȘmes Ă l'Ă©gard de celui qu'il avait assurĂ©, pour toute la vie, d'un tendre et immuable dĂ©vouement 1. Sous le Directoire, passant les l3ornes, il avait reprĂ©- sentĂ© aux gouvernants, dont il dĂ©sirait endormir les soupçons, le gĂ©nĂ©ral Bonaparte comme une Ă me Ă©prise de calme et de simplicitĂ©, n'aimant que la paix, l'Ă©tude, les poĂ©sies d'Ossian et n'aspirant qu'au repos, aprĂšs la victoire. En parlant de la sorte, il savait pertinemment qu'il n'Ă©tait pas un oracle de vĂ©ritĂ©. C'Ă©tait bien de l'amour encore, sous le Consulat, lorsque des raisons de santĂ© l'ayant contraint de s'ab- 1 messidor aa IX 1 19 juillet 1801 . 460 LF, riiiNCE ii; senler de Paris â le temps d'aller prendre les eaux Ă Bourbon â il se plaignait comme d'un malheur vĂ©ri- table de cette cruelle nĂ©cessitĂ© qui le priverait, pen- dant deux semaines, peut-ĂȘtre trois, d'admirer de plus prĂšs la sublime activitĂ© du hĂ©ros 1. Que serait-il? Qul' pourrait-il faire, n'Ă©tant plus Ă portĂ©e de son insjĂč- ration ? YoilĂč le moment oĂč je m'aperçois Ijien que, depuis deux ans, je ne suis plus accoutume Ă penser seul; ne pas vous voir laisse mon esprit sans guide ; aussi vais-je probablement Ă©crire de pauvres choses; mais ce n'est pas ma faute; je ne suis pas complet, lorsque je suis loin de vous. A l'avĂšnement de l'empire, ses accents s'Ă©taient Ă©levĂ©s avec la grandeur de l'homme. . . Quoi! vous ĂȘtes monarque et vous m'aimez encore? Il n'Ă©tait plus sensible qu'Ă sa gloire; il n'avait plus d'amour-propre que par rapport Ă lui. Sans tomber dans un gĂ©nie de flagornerie contraire Ă la dĂ©licatesse du goĂ»t, il lui prodiguait de cet encens choisi, oĂč se surpassent les connaisseurs Sire, Dans l'Ă©loignement oĂč je suis de Votre MajestĂ©, ma plus douce ou plutĂŽt mon unique consolation est de me rapprocher d'elle, autant qu'il est en moi par le souvenir et par la prĂ©voyance. Le passĂ© mexplique le prĂ©sent et ce qu'a fait Votre MajestĂ© me devient un prĂ©sage de ce qu'elle doit faire; car, tandis que les dĂ©termina- tions des hommes ordinaires varient sans cesse, celles de Votre Ma- jestĂ© prenant leur source dans sa magnanimitĂ© naturelle, sont dans les mĂȘmes circonstances, irrĂ©vocablement les mĂȘmes 2. 1 20 messidor an IX. Arch. Fs. France, 658, fol. 11. 2 Lettre de Talleijrand Ăč XapolĂ©on, Strasbourg, 25 vendĂ©miaire an XIV 17 octobre 1805. Talleyrand en Ă©crivant ces lignes, usait d'un conseil dĂ©tournĂ© pour retenir NapolĂ©on dans les bornes de la modĂ©ration, aprĂšs ses rapides victoires en Allemagne, et Tincliner Ă des vues conciliantes, Ă©quitables, gĂ©nĂ©reuses, qu'il feint do lui suggĂ©rer pour l'y mieux disposer. NAPOLKON ET TALLRYRAND 461 Voltaire n'Ă©crivit pas Ă FrĂ©dĂ©ric J'Ă©pĂźlres plus adroi- tement complimenteuses que certaines lettres de Talley- rand Ă NapolĂ©on. Gomment, par quelle aggravation de causes, de si belles protestations devaient-elles aboutir, chez le prince de BĂ©nĂ©vent, Ă un vĂ©ritable antagonisme, sous les apparences d'un service continuant d'ĂȘtre actif et soumis? Des dĂ©mĂȘlĂ©s sur la question europĂ©enne, il y en eut toujours entre l'empereur et son ministre, quant au fond ou dans la forme. Au cours des annĂ©es prospĂšres, ces contradictions Ă©taient accidentelles et mesurĂ©es. Puis, revenaient des entre-temps de conciliation et d'harmonie exemplaires, oĂč leurs sentiments se dĂ©ce- vaient Ă l'envi. NapolĂ©on avait failli presque l'aimer, si tant est qu'il eĂ»t jamais affectionnĂ© quelque chose ou quelqu'un, hors de lui, dans son cercle militaire ou politique. Talleyrand s'Ă©tait surpris Ă ressentir, Ă son tour, le charme de cette bienveillance enjouĂ©e et prĂ©- venante oĂč excellait l'empereur, quand il daignait s'en donner la peine, Ă s'en laisser pĂ©nĂ©trer, dis-je, au point de s'en souvenir longtemps aprĂšs, avec une flatteuse satisfaction. MalgrĂ© qu'il sĂ»t Ă quoi s'en tenir sur sa sĂ©cheresse habituelle et qu'il en eĂ»t ressenti les effets, il lui revenait de citer, de sa part, des exemples aimables de douceur et d'amĂ©nitĂ©. Un jour qu'il y insistait jusqu'Ă verser dans la louange superlative Montrond lui repartit, en riant Vous pouvez faire son Ă©loge, vous lui avez fait assez de mal! » Nous en avons exposĂ© le dĂ©tail, prĂ©cĂ©demment, Talleyrand se connut une pĂ©riode de crĂ©dit soutenu et qu'il fut presque seul Ă exercer sur l'esprit de Bona- parte; sans lui consentir aucune sympathie d'Ă nie rĂ©elle, on prĂȘtait l'oreille Ă l'autoritĂ© de sa parole. Il 462 LE PRINCE DE TALLEYRAND ne s'Ă©tait pas abusĂ©, dans ces avantageuses conditions, jusqu'Ă se dire qu'il convertirait jamais un tel domi- nateur Ă Ă©pouser les vues d'une politique d'Ă©quilibre et de modĂ©ration. Mais il avait conçu l'espoir qu'il lui serait possible d'endiguer le torrent. Il s'elĂźorça, selon le mot d'un historien, de lier ses passions en les reportant ailleurs, dans la voie des crĂ©ations Ă la fois grandes et salutaires. NapolĂ©on, avec sa perception instantanĂ©e des choses et son amour de la nouveautĂ©, inclinait Ă l'y suivre, pour l'y dĂ©passer bientĂŽt. Il enga- geait l'entreprise et en jetait les bases sans attendre. Malheureusement, il ne s'y fixait point. Il dĂ©rivait Ă d'autres flots, nĂ©gligeant ou renversant par caprice ce qu'il avait commencĂ© d'Ă©tablir. Talleyrand, qui n'avait pas le goĂ»t de la lutte, pied Ă pied, ne persistait point, lien arriva forcĂ©ment Ă se dĂ©courager ; et les ressources cju'il avait mises Ă son service, il se fit Ă l'idĂ©e de les tourner, un jour, contre lui, quand ses exigences auraient lassĂ© la fortune. Dans leurs face Ă face pleins d'interrogations, oĂč se croisaient le doute, la dĂ©fiance rĂ©ciproque, tous deux avaient eu le temps de se pĂ©nĂ©trer Ă fond. Talleyrand ne caressait aucune espĂšce d'illusion sur la capacitĂ© d'attachement de l'empereur pour qui que ce fĂ»t. Non plus, NapolĂ©on tout en Ă©prouvant un plaisir intĂ©rieur Ă plier, pour son usage, les services Ă grandes maniĂšres de ce parfait homme de cour et du monde, non plus Napo- lĂ©on ne se leurrait sur ce qu'il devait attendre de lui, en dehors d'un intĂ©rĂȘt immĂ©diat. S'il croyait en la sou- mission aveuglĂ©ment idolĂątre d'un duc de Bassano, il n'Ă©tait pas dupe de la fidĂ©litĂ© de cĆur d'une certaine portion de son entourage. Il mĂ©nageait Talleyrand, il tolĂ©rait FouchĂ©, parce qu'il aimait mieux les savoir sous i NAPOLĂON ET TALLEYRANI> 463 sa grille qu'en libertĂ©. Mais il Ă©tait fixĂ© sur le vrai de leurs sentiments. Talleyrand et FouchĂ©... ces noms- lĂ furent la continuelle obsession de sa pensĂ©e. Lors- qu'il ne sera plus le maĂźtre de frapper, des mouve- ments vindicatifs lui remonteront au cerveau pour le mal qu'il aurait pu leur faire et l'imprudence, qui fut sienne, de s'en abstenir. Il y avait des instants oĂč ĂŻalleyrant surtout, cette Ă©nigme vivante, crispait, exaspĂ©rait ses nerfs. Il le haĂŻssait et le dĂ©sirait, le recherchait et l'Ă©loignait, le flattait et l'accablait d'invectives; c'Ă©tait une conti- nuelle hĂ©sitation de la colĂšre et de la faveur. Le garde- rait-il ministre? L'enverrait -il en ambassade? Ou le ferait-il assassiner? Serait-il moins Ă craindre, bien vivant ou menacĂ© de mort, dans les honneurs ou dans l'exil? Parviendrait-il, lui NapolĂ©on, Ă se l'attacher dĂ©finitivement, Ă force d'argent? Ou le verrait- il lui Ă©chapper comme une ombre glissante et jamais sĂ»re? Plus d'une fois, il avait arrĂȘtĂ© le projet de le perdre, mais il en avait suspendu l'exĂ©cution, par l'arriĂšre-pen- sĂ©e qu'il aurait eu l'air de le craindre en s'en dĂ©faisant. Les premiers refroidissements sensibles survenus entre eux tinrent Ă des causes tout humaines. Une susceptibilitĂ© jalouse, dont tout son gĂ©nie ne pou- vait le dĂ©fendre, indisposait NapolĂ©on contre les succĂšs trop marquĂ©s de ses anciens compagnons d'armes ou de ses nĂ©gociateurs, parce qu'il prĂ©tendait rĂ©sorber tout en soi. Tel, Louis XIV, Ă l'Ă©gard de ses gĂ©nĂ©raux, de ses ministres, qui ne pouvaient hasarder d'initiative Ă©clatante qu'en lui donnant Ă croire qu'il en avait Ă©tĂ© le conseiller, l'inspirateur, et que la gloire entiĂšre lui en revenait Ă lui seul. Conscient de la supĂ©rioritĂ© de ses aptitudes en la science diplomatique, Talleyrand avait 464 LE PRINCE DE TALLEYRAM fondĂ© des espĂ©rances longues sur la durĂ©e d'une in- fluence, que l'empereur s'Ă©tait empressĂ© de lui retirer, du jour oĂč il pensa voir qu'elle aspirait Ă se rendre indispensable. NapolĂ©on n'aimait pas entendre louer. On vantait trop la prudence et la sagacitĂ© de ĂŻalley- rand ; on en redisait trop souvent les termes Ă son oreille. 11 s'Ă©tait senti fatiguĂ© d'un ministre, Ă qui l'opi- nion attribuait tout le mĂ©rite des nĂ©gociations heureuses. C'Ă©tait une part qu'on lui dĂ©robait de sa puissance et de ses facultĂ©s gĂ©niales. En Ă©loignant Talleyrand des affaires Ă©trangĂšres, sous les compensations apparentes d'une dignitĂ© essentiellement dĂ©corative, en choisissant pour lui succĂ©der un homme instruit mais faible, comme l'Ă©tait Ghampagny, il avait voulu qu'on s'ac- coutumĂąt, dĂ©sormais, Ă bien savoir que lui seul, chef de l'Ătat, concevait ses plans et en surveillait l'exĂ©cu- tion. Sauf des rappels occasionnels, qui ne dĂ©passaient pas les limites d'une conversation, il avait affectĂ©, depuis lors, de tenir loin de ses conseils le prince de Talley- rand et de ne travailler ostensiblement qu'avec le comte de Ghampagny. Le signataire des traitĂ©s de LunĂ©ville, d'Amiens et de Presbourg, en conçut une aigreur, dont les effets rejaillissaient de la personne du maĂźtre sur celle du serviteur. On s'en apercevait, de reste, aux sarcasmes qu'il se plaisait Ă dĂ©cocher contre le nouveau ministre et la nature subalterne de ses fonctions. ObĂ©issant Ă des considĂ©rations plus relevĂ©es, il voyait avec douleur son impuissanceĂ contre-balancerpar des avertissements salu- taires les consĂ©quences d'une politique intempĂ©rante. De son cĂŽtĂ©, NapolĂ©on avait trop de pĂ©nĂ©tration pour ne pas comprendre qu'il avait piquĂ© au vif l'amour- propre de Talleyrand et que ni l'argent ni les honneurs NAPOLKON KT ĂŻ ALLi; YK A iNI 465 ne seraienl un baume assez etlicace pour guĂ©rir ce genre de blessure, dont le premier efl'et est de suppri- mer toute sensibilitĂ© de gratitude et toute capacitĂ© de dĂ©vouement. Il en Ă©tait d'autant mieux averti qu'il le savait peu scrupuleux et qu'il en avait eu la preuve, pur lui-mĂȘme, aux dĂ©pens du Directoire. Sa dĂ©fiance s'Ă©tait fortement accrue; il la nourrissait et l'entretenai!, contre lui par des motifs sans prĂ©cision qui ne deman- daient qu'Ă s'exhaler en des paroles de colĂšre. Ils Ă©taient Ă deux de jeu. Talleyrand avait fait son compte sur le nĂ©ant d'un zĂšle sans rĂ©sultat d'utilitĂ© ni pour les autres ni pour lui-mĂȘme. Du mĂ©contentement Ă la froideur, de la froideur Ă la mĂ©sintelligence, de la mĂ©sintelligence Ă l'inimitiĂ© profonde, ce furent les Ă©tapes franchies, en peu d'annĂ©es, de son ressentiment jusqu'Ă ce qu'il lui eĂ»t donnĂ© cette joie de voir Ă terre l'empereur et l'empire. Celui qui nĂ©gocie toujours trouve enfin un instant propice pour venir Ă ses tins 1 ». Cette heure devait arriver immanquablement, dans le dĂ©lai qu'avait entrevu Talleyrand, du fond de ses desseins d'intrigue, dont une partie, hĂątons-nous de le dire, tendait Ă un but sincĂšre de pacification gĂ©nĂ©rale. Les maniĂšres d'agir et de parler de NapolĂ©on, comme elles se prononçaient, de jour en jour, contre lui-mĂȘme, n'Ă©taient pas de nature Ă l'en dĂ©tourner. Avant que le grand choc n'Ă©clate, bien des mots sonne- ront Ă son oreille, qui ne seront pas exactement des douceurs. Il devra les supporter sans avoir l'air de les entendre. Il n'en modifiera pas d'une ligne son habituel maintien. Mais s'il possĂ©dait une patience Ă toute Ă©preuve 1 Richelieu, Testament politupie. 30 466 l'K PKINCF- DE TALLEYRAM pour affronter les procĂ©dĂ©s blessants, sourire aux imper- tinences qu'il ne pouvait pas corriger d'un mot domi- nateur, ou dĂ©vorer l'insulte quand elle venait de si haut, il n'y Ă©tait pas aussi insensible que semljlait l'in- diquer le flegme de son attitude. Il feignait d'ignorer, mais il n'oubliait point. Savoir attendre Ă©tait son art. NapolĂ©on avait conçu une singuliĂšre idĂ©e â quel-, quefois trop justifiĂ©e â de la bassesse humaine, et sur laquelle il se fondait pour croire que plus on houspille un homme tenu sous votre dĂ©pendance, plus on l'outrage, plus il vous devient ami, s'il y voit de l'intĂ©rĂȘt. Il l'avait pratique contre ses frĂšres, contre de hauts fonctionnaires et des gens de bas Ă©tage. Il eut le tort d'appliquer les mĂȘmes vues et le mĂȘme traite- ment Ă un Salicetti et Ă un Talleyrand. La double humiliation que lui avait infligĂ©e Bona- parte, d'abord en l'obligeant Ă contracter un mariage peu digne, ensuite en repoussant de la Cour celle qu'on l'avait presque forcĂ© d'Ă©pouser, n'Ă©tait pas sortie de sa mĂ©moire; elle y avait dĂ©posĂ© les premiers germes d'une longue rancune. Qu'on ajoute Ă ces prĂ©cĂ©dents d'ordre intime les causes plus gĂ©nĂ©rales dont nous avons dĂ©veloppĂ© l'enchaĂźnement, et c'est assez pour s'ex[iliquer son effort mĂ©thodique Ă seconder contre NapolĂ©on la marche adverse des Ă©vĂ©nements. Les affaires d'Espagne dĂ©cidĂšrent la rupture. Lorsqu'il avait Ă©tĂ© question d'envahir la PĂ©ninsule sans motif de guerre, Talleyrand n'avait pas craint d'Ă©lever la voix, au sein d'un Conseil d'Ătat asservi, pour condamner cette entreprise comme impolitique et dangereuse. AprĂšs l'insuccĂšs trop certain de cette aventure de rapt, qui avait dĂ©butĂ© par l'invasion de Burgos et de Barcelone, celui qui l'avait ordonnĂ©e NAPOLKON ET TALLEYRAND 467 voulut en rejeter la faute, en grande partie, du moins, sur celui qui l'-avait dĂ©conseillĂ©e. Tout au contraire des dĂ©clarations de Talleyrand, NapolĂ©on affirmera qu'il avait presque cĂ©dĂ© Ă son instigation en confisquant le trĂŽne d'Espagne. DĂšs 1805, le prince avait eu connaissance du projet, que nourrissait l'empereur, d'y remplacer la dynastie des Bourbons par celle des Bonaparte. 11 avait pu, tout en ne l'approuvant pas intĂ©rieurement et en principe, l'admettre comme un moyen terme, se ral- lier Ă l'idĂ©e d'un arrangement, qui aurait donnĂ© Ă la France le territoire situĂ© au nord de l'Ebre et cĂ©dĂ©, en guise de compensation, le Portugal Ă la monarchie espagnole. Les moyens employĂ©s ne furent point ceux qu'il avait prĂ©vus, mais des procĂ©dĂ©s sans franchise, dont il porta condamnation de la maniĂšre la plus formelle On s'empare des couronnes, pronon- çait-il, mais on ne les escamote pas. » Il l'avait dit avec une Ă©gale nettetĂ© au comte Beugnot, qui en a laissĂ© le tĂ©moignage par Ă©crit. Nul ne l'ignore la trame fut savamment ourdie. On opĂ©ra, avec un art de perfidie consommĂ©, ce dĂ©pouil- lement d'un roi qui Ă©tait venu, de confiance, rendre des hommages Ă un souverain son alliĂ© depuis dix ans. Les princes, on les tenait en chartre privĂ©e dans Valençay 1. Le trĂŽne Ă©tait vacant, le territoire inondĂ© de troupes françaises. Joseph n'avait plus qu'Ă s'ins- taller. Le programme decettedĂ©possession s'Ă©tait accom- pli, de point en point, comme l'avaient rĂ©glĂ© les ordres sans rĂ©plique d'une activitĂ© sans scrupule. PersuadĂ© que Il NapolĂ©on avait louĂ© celte propriĂ©tĂ© de Talleyrand au prix de francs Ăźle prince aimait les alTaires positives , pour servir de rĂ©si- dence forcĂ©e Ă Ferdinand VU et Ă son frĂšre, l'infant don Carlos. 468 LE PRINCE DE TALLKYKANI les Espagnols, s'ils commetlaient la folie de rĂ©sister, seraient incapables de tenir, il considĂ©rai 1dĂ©jĂ comme terminĂ©es les affaires de la PĂ©ninsule et, par consĂ©- juent, les estimant indignes d'occuper plus longtemps son attention, impatient d'en reporter l'effort sur d'autres objets, contre l'Autriche, surtout, fju'il se pro- posait de faire rentrer dans le nĂ©ant, contre tous ses . adversaires du jour et du lendemain. NapolĂ©on triom- phait. D'opposition de principe, il n'en avait rencontrĂ© que chez Talleyrand. Il voulut le rendre tĂ©moin de son orgueilleuse satisfaction. Il le rappela de Yalenray Ă Nantes, oĂč il s'Ă©tait arrĂȘtĂ©, Ă son retour de Bayonnc â Eh bien! lui avait-il lancĂ©, Ă l'une des premiĂšres conversations entamĂ©es sur le sujet, eh bien! vous voyez Ă quoi ont abouti vos prĂ©dictions, quant aux difficultĂ©s que je rencontrerais pour terminer les alTaires d'Espagne, selon mes vues; je suis, cependant, venu Ă bout de ces gens; il ont tous Ă©tĂ© pris dans les filets que je leur avais tendus; et je suis maĂźtre de la situa- tion en Espagne, comme dans le reste de l'Europe ». Il avait pris en parlant ainsi, le ton moqueur, l'air sarcastique. LĂ©gĂšrement Ă©mu de cet excĂšs de confiance, alors qu'on n'en Ă©tait qu'au dĂ©but des Ă©vĂ©nements et que des complications graves Ă©taient Ă craindre, Tal- leyrand ne put se dĂ©fendre de lui objecter qu'il ne voyait pas la situation sous la mĂȘme face et qu'Ă son avis l'empereur avait plus gagnĂ© que perdu, dans ce qui venait de se passer Ă Bayonne. â Qu'entendez-vous par lĂ ? demanda-t-il en arrĂȘ- tant de marcher, de long en large, Ă travers la chambre. » Et son interlocuteur, avec un calme plein d'Ă©nergie, que nul ne possĂ©da comme lui en prĂ©sence de Napo- N A 1' 0 L !âą 0 X E r r A I- [- !âą y r a n ij 469 K'on, reprit, de la maniĂšre suivante, sa dĂ©monstration â Mon Dieu ! c'est tout simple et je vous le mon- trerai par un exemple. Qu'un homme dans le monde y fasse des folies, qu'il ait des maĂźtresses, qu'il se con- duise mal envers sa femme, qu'il ait mĂȘme des torts graves envers ses amis, on le blĂąmera, sans doute; mais, s'il est riche, puissant, habile, il pourra rencon- trer encore les indulgences de la sociĂ©tĂ©. Que cet homme triche au jeu, il est immĂ©diatement banni de la compagnie, qui ne lui pardonnera jamais! » Le visage de NapolĂ©on blĂȘmit d'une colĂšre muette. Il s'abstint de rĂ©pondre, voulant se donner le temps de rĂ©flĂ©chir sur la sanction qu'appellerait, tĂŽt ou tard^ une contenance aussi osĂ©e. Il ne retint pas Talleyrand^ qui put retourner Ă Valençay, auprĂšs de ses hĂŽtes, les prisonniers de l'empereur. Il avait gardĂ© le silence, ce jour-lĂ , oĂč l'on Ă©tait seul Ă seul. Mais, quelle revanche de son irritation con- tenue, celle qu'il se mĂ©nagea Ă son heure, aux Tuileries, entourĂ© de ses grands dignitaires! Talleyrand n'a pas jugĂ© bon d'en relever les termes, au courant de ses souvenirs ; une telle rĂ©serve se comprend plus qu'Ă demi il n'aurait eu rien d'agrĂ©able Ă en rappeler. La scĂšne s'est passĂ©e, devant tĂ©moins, Ă la date du 28 janvier 1809. DecrĂšs et CambacĂ©rĂšs, entre autres, sont lĂ . Talleyrand s'est glissĂ© dans la piĂšce oĂč l'attena cette sorte d'exĂ©cution. Il ya pris place tranquillement. NapolĂ©on l'a vu. Son Ć ils 'allume aussitĂŽt, sa voix Ă©clate dans une apostrophe ardente et prolongĂ©e. Il lui reproche, Ă la fois, les faits de la veille et de l'avant- veille. Li pi ix de Presbourg, dont le ministre de France avait attĂ©nuĂ©, modĂ©rĂ© les exigences, lui est rejetĂ©e comme une trahison. TraitĂ© infĂąme, Ćuvre de 470 LE l'IUNCK DE TALLEYRAXIJ corruption! » Les mois se pressent avec une violence redoublĂ©e. 11 en arrive Ă l'invective directe Vous ĂȘtes un voleur, un lĂąche, un homme sans foi, vous ne croyez pas en Dieu! » 1. Lui, NapolĂ©on, qui se vantait d'avoir attirĂ© dans ses filets par une insigne trompe- rie les princes auxquels il avait jurĂ© sa protection et le respect de leurs droits, s'indigne au nom des vertus, de la bonne foi, de la loyautĂ©... L'orage roula pendant une demi-heure. Talleyrand le laissa prĂ©cipiter son cours et passer, sans dire un mot, sans trahir aucun signe d'Ă©motion; mais en se retirant, il emportait au-dedans de soi un accroissement de haine, qu'il se promit bien de laisser venir Ă maturitĂ©. La rude partie, qui se jouera dans la pĂ©nombre entre le maĂźtre du jour et Talleyrand, est virtuellement ouverte. Souvent la plainte d'ingratitude revenait sur les lĂšvres de Bonaparte, Ă l'encontre du prince de BĂ©nĂ©- vent, soit qu'il la lui adressĂąt Ă lui-mĂȘme, soit qu'il la dĂ©voilĂąt Ă des personnes de son entourage. En l'exprimant avec amertume, il oubliait, selon la juste remarque de Sainte-Beuve, que s'il y a des bienfaits qui obligent, il y a des insultes qui aliĂšnent Ă jamais et qui dĂ©lient. La mĂȘme cause n'avait-elle pas produit les mĂȘmes effets du cĂŽtĂ© de ses frĂšres? En accompa- gnant d'une loi de contrainte et de soumission humi- liĂ©e les biens dont il les combla, honneurs ou richesses, il n'avait pas rĂ©flĂ©chi qu'il les dispenserait d'avance des retours de la gratitude. Comme il s'en plaignait pourtant ! Si chacun d'eux eĂ»t imprimĂ© une impulsion commune aux diverses missions qu'il leur avait confiĂ©es, ,1,1 Dieu, c'Ă©tait lai-mĂȘme, peut-ĂȘtre. Voyez p. 208 Cf. p. 408. NAPOLKON ET 471 ils eussent ensemble, les Bonaparte, marchĂ© jusqu'aux pĂŽles! Ah! Gengis-Khan, le ravageur des mondes, avait Ă©tĂ© plus heureux que lui, Gengis-Khan, dont les quatre fils ne comprenaient d'autre rivalitĂ© que de le bien servir! Et ses gĂ©nĂ©raux, ses ministres, et Talleyrand! RĆderer a racontĂ© comment il fut pris Ă tĂ©moin par NapolĂ©on, de sa double rancĆur, le 6 mai 1800, au palais de l'ElysĂ©e. L'empereur, qui se promenait Ă grands pas, Ă tra- vers la chambre, comme Ă son habitude, lorsqu'il entamait un long monologue, avait tournĂ© d'abord contre son frĂšre aĂźnĂ© Joseph son premier accĂšs de mĂ©contentement. PortĂ© sur le trĂŽne d'Espagne sans l'avoir demandĂ©, celui-ci n'affichait-il pas l'Ă©trange prĂ©- tention d'ĂȘtre roi, pour son comple? Joseph, aprĂšs Louis Bonaparte, posait osĂ©ment cette alternative ou qu'on lui rendĂźt les pleins pouvoirs ou qu'on le laissai retourner aux loisirs de la vie privĂ©e. Etait-ce ainsi que devait lui parler un homme de son sang, qui lui devait tout et mĂȘme cette chĂšre retraite de Mortefor- taine, si chĂšre Ă ses vĆux? Lui convenait-il de tenir le langage des ennemis de la France ! Voulait-il faire comme Talleyrand? Et en prononçant ce dernier nom, qui prenait tant de place dans sa pensĂ©e, ses accents s'Ă©taient Ă©chauffĂ©s de nouveau Talleyrand! Je l'ai couvert d'honneurs, d'or, de diamants! II a employĂ© tout cela contre moi. 11 m'a trahi autant qu'il le pou- vait, Ă la premiĂšre occasion qu'il a eue de le faire... Il a dit qu'il s'Ă©tait mis Ă mes genoux pour empĂȘcher l'affaire d'Espagne, et il me tourmentait depuis deux ans, pour l'entreprendre! 11 soutenait qu'il ne me faudrait que vingt mille hommes ; il m'a donnĂ© vingt mĂ©moires pour le prouver. C'est la mĂȘme conduite que pour l'affaire du duc d'Enghien; moi, je ne le connaissais pas, c'est Talleyrand qui me l'a fait connaĂźtre. Je ne savais pas oĂč il Ă©tait. 472 LK l'UINCK DE TALLEYIlAND C'est lui qui m'a rĂ©vĂ©lĂ© l'endroit oĂč il Ă©tait, et aprĂšs m'avoir con- seillĂ© sa mort, il en a gĂ©mi avec toutes ses connaissances. ... Je ne lui ferai aucun mal ; je lui conserve ses places; j'ai mĂȘme, pour lui, les sentiments que j'ai eus, autrefois; mais je lui ai retirĂ© le droit d'entrer, Ă toute heure, dans mon cabinet. Jamais il n'aura d'entretien particulier avec moi ; il ne pourra plus me lire qu'il a conseillĂ© ou dĂ©conseillĂ© une chose ou une autre. Jl 11 aura plus jamais d'entretien particulier avec moi. La phrase fut prononcĂ©e, mais le serment ne tint pas. Des conjonctures graves reparaĂźtront oĂč le seul Ă seul du conquĂ©rant et du diplomate sera jugĂ© nĂ©cessaire encore, et ce sera NapolĂ©on, qui en marquera le dĂ©sir, pour n'Ă©couter, d'ailleurs, en fin de compte, que sa seule inspiration et ne suivre que son vouloir. Au sur- plus, jusqu'Ă quel point sont-elles vĂ©ridiques les impu- tations contenues dans la tirade enflammĂ©e? NapolĂ©on en avait articulĂ© les termes, Ă huis clos, et en des conditions d'intimitĂ©, qui devaient le montrer sans colĂšre. Toutefois, on n'est pas sans savoir qu'il accom- modait Ă son grĂ© les faits et les mots, et toujours dans un sens qui dĂ©gageait ses responsabilitĂ©s envers les hommes, envers les peuples, envers l'histoire. De 1809 Ă 1814 se renouvelĂšrent, assez frĂ©quentes, les rencontres tempĂ©tueuses. Dans l'un de ces vertigos, dont il Ă©tait saisi, Ă volontĂ©, non content de s'efforcer Ă l'avilir, il vit le moment de noyer son vice-grand-Ă©lecteur sous le ridicule. La princesse de BĂ©nĂ©vent s'Ă©tait compro- mise, au su de tout le monde, avec le duc de San-Carlos. Et NapolĂ©on de ramasser cette histoire, de la lancer, en pleine soirĂ©e des Tuileries, Ă la tĂšte de Talleyrand, de lui crier qu'on le traitait en Sganarelle et qu'il eĂ»t Ă sur- veiller d'un peu plus prĂšs, Ă l'avenir, les agissements de sa femme. Mais de trĂšs haut, avec son air glacĂ©, son flegme indĂ©montable, le prince avait rĂ©pondu â Sire, NAPOLKON ET TALLKYRAND 473 je ne croyais pas qu'un dĂ©tail de la sorte pĂ»t avoir quelque importance pour la gloire de Votre MajestĂ© et pour la mienne. » La rĂ©plique Ă©tait superbe, dans un pareil cas. Talleyrand resta-t-il aussi indiffĂ©rent qu'il parut l'ĂȘtre Ă ce genre d'infortune qui blesse au plus sen- sible l'honneur ou l'amour-propre de tout homme? Nous ne le croyons point. Ce fut un froissement de plus Ă porter au total des mauvais propos endurĂ©s, instiga- teurs de la dĂ©fection. Tant que l'horizon se montra clair et qu'il n'en eut [tas brouillĂ© l'azur par les dĂ©viations de sa politique orageuse, NapolĂ©on avait pu garder l'assurance que Talleyrand ne serait pas un serviteur Ă surveiller. Mais, quand se furent terriblement assombries les perspectives prochaines, comme celui-ci en avait eu la prĂ©vision trop nette, il eut Ă se dire qu'un homme vivait dans son ombre, dont le blĂąme intĂ©rieur accom- pagnait tous ses gestes, un ennemi silencieux et res- pectueux, qui par la dĂ©sapprobation muette, Ă dĂ©faut de mots exprimĂ©s, contestait ses plans, ses desseins, et qui jouissait en secret, peut-ĂȘtre, de chacun de ses Ă©checs comme d'un acheminement progressif Ă quelque perfide solution dĂ©sirĂ©e, sinon dĂ©jĂ prĂ©parĂ©e; et le pensant et s'en irritant, il le voyait journellement devant lui, avec sa face inanimĂ©e, sa contenance froide et solennelle, presque impudente en l'inaltĂ©rabilitĂ© d'un flegme, que ne dĂ©rangeait aucune secousse des Ă©vĂ©nements. Les dignitĂ©s Ă©minentes dont il l'avait revĂȘtu, cet homm e continuait Ă en porter les insignes et Ă en recueillir les profits, en y conservant une tranquillitĂ© d'Ă me, qui ressemblait Ă du dĂ©Jain. 11 en frĂ©missait de cour- roux. Et des ennemis de Talleyrand avivaient encore l'impression dĂ©jĂ si aiguĂ« chez le maĂźtre des Tuile- 474 LE PRINCE DE TALLEYRAND ries, que ces façons hautaines et soumises Ă la fois, avaient le don de jeter hors de lui. AprĂšs la campagne de Dresde, un malin qu'il se sentait plus nerveux et plus surexcitable encore que d'ordinaire, NapolĂ©on l'avait aperçu, Ă son lever, et cette vue avait redoublĂ© son irritation et fomentĂ© sa bile â Restez, lui commanda-t-il, j'ai quelque chose Ă vous dire. j> Et ses paroles, aussitĂŽt qu'ils furent seuls, prirent le ton d'une violente apostrophe. â Que venez-vous faire ici?... Me montrer votre ingratitude?... Vous affectez d'ĂȘtre d'un parti d'opposi- tion?... Vous croyez peut-ĂȘtre que si je venais Ă man- quer, vous seriez chef d'un Conseil de rĂ©gence?... Si j'Ă©lais malade dangereusement, je vous le dĂ©clare, vous seriez mort avant moi. » Alors, avec la grĂące et la quiĂ©tude d'un courtisan, qui reçoit de nouvelles faveurs 1, il rendit Ă la menace l'Ă©change de ce compliment â Je n'avais pas besoin, sire, d'un pareil avertisse- ment pour adresser au ciel des vĆux bien ardents pour la conservation des jours de Votre MajestĂ©. » A le considĂ©rer ainsi, cravatĂ© de calme et de mystĂšre, les fibres de NapolĂ©on se contractaient d'impatience et de dĂ©pit. Il en Ă©tait soulevĂ© jusqu'au point de lui vou- loir porter, de colĂšre, le poing sous la figure, pour le faire sortir enfin de son Ă©lĂ©gance immobile. Il ne pou- vait se contenir; toute occasion lui Ă©tait bonne de lui jeter de la bile au visage. Et si cette occasion ne se prĂ©sentait pas, il la faisait naĂźtre. A mesure que s'aggravaient les revers de sa politique 1 La remarque est d'Henri de Latouche. NAPOLĂON ET TALLEYRAND 475 d'agression, et cela sous les yeux observateurs d'un tĂ©moin, qu'il s'imaginait attendant la fin avec une espĂšce de satisfaction anticipĂ©e, son humeur Ă©clatait de plus en plus acerbe et les contre-coups en rejaillissaient d'au- tant plus intenses contre cette barriĂšre d'insensibilitĂ©. La derniĂšre algarade prĂ©cĂ©da le dĂ©part de NapolĂ©on pour la campagne de 1814. A l'issue du Conseil, il avait haussĂ© la voix, se disant entourĂ© de traĂźtres, et, pour prĂ©ciser le vague de son accusation, il s'Ă©tait tournĂ© contre Talleyrand. Le regardant bien en face, pendant plusieurs minutes, il l'accabla de paroles dures et offensantes. Le diplomate se tenait debout, au coin du feu, se prĂ©servant de la chaleur Ă l'aide de son chapeau, les yeux au loin et l'air parfaitement absent de tout le bruit, que faisait lĂ quelqu'un. Lorsque l'empereur, ayant Ă©puisĂ© son rĂ©quisitoire, quitta la piĂšce en tirant la porte avec violence derriĂšre soi, lui aussi pensa Ă s'en aller. Paisiblement, il prit le bras de M. MoUien et descendit les escaliers, sans articuler une syllabe, sans esquisser mĂȘme un geste, mais gardant en bonne place, dans sa mĂ©moire, ce qu'il avait entendu. Une conviction plus forte l'avait affermi dans cette idĂ©e qu'aucun principe d'honneur ne le retenait au service de celui qui l'accablait d'outrages. Aussi bien Talleyrand et NapolĂ©on ne furent pas en reste de mauvais compliments l'un envers l'autre. Ils ne se redevaient rien, quant Ă cela. Si NapolĂ©on le qua- lifia des pires noms, l'appelant un prĂȘtre dĂ©froquĂ©, un homme de rĂ©volution, un scĂ©lĂ©rat, Talleyrand ne mĂ©na- gea pas Ă l'homme de gĂ©nie les Ă©pithĂštes vives, dont les plus courantes, quand il eut cessĂ© d'ĂȘtre empereur, Ă©taient celles de brigand et de bandit. AprĂšs son renversement, Bonaparte, en l'excĂšs de iTO LK l'KIXCK UE TALLEYUAM ses colĂšres rĂ©trospectives, ne cessait point de fulminer contre l'homme d'Ătat. Suivant lui, il aurait Ă©tĂ© le plus vil des Jacobins; Ă plusieurs reprises, il lui aurait con- seillĂ© de se dĂ©barrasser des Bourbons en les faisant assassiner ou en les faisant enlever d'Angleterre par une bande de contrebandiers, qui naviguaient d'une cote Ă l'autre. Il l'affirmait expressĂ©ment Ă sir Neil Campbell 1, le commissaire anglais chargĂ© par son gouvernement d'accompagner de Fontainebleau Ă l'Ăźle d'Elbe, le captif de la Sainte-Alliance! 11 ne manifes- tait, Ă cette distance des Ă©vĂ©nements ni regret, ni Ă©motion de l'exĂ©cution du duc d'Enghien, mais il tenait par-dessus tout, Ă faire passer cette allĂ©gation dans l'histoire, que le prince de BĂ©nĂ©vent en fut l'inspirateur. NapolĂ©on en parlait ainsi, dans l'abaissement exaspĂ©rĂ© de sa grandeur, parce qu'il avait toute raison de penser que Talleyrand fut, aprĂšs son propre orgueil, le princi- pal instrument de sa chute. A la vĂ©ritĂ©, en aucun temps, dĂ©formateur de la vĂ©ritĂ© par principe, il ne prit la prĂ©caution d'accorder ses paroles entre elles et de se demander si, d'aventure, elles ne se trouvaient pas dĂ©jĂ dĂ©menties par d'autres prononcĂ©es antĂ©rieurement, sous des impressions diffĂ©rentes. La rancune de NapolĂ©on se fondait sur de puissants motifs. La lutte entre eux ne s'Ă©tait pas arrĂȘtĂ©e Ă l'ab- dication de Fontainebleau. Proscrit par NapolĂ©on, au retour de l'Ile d'Elbe, Talleyrand lui avait rĂ©pondu en le faisant mettre au ban de l'Europe par le CongrĂšs de Vienne. Cette rancune fut tenace. Dans ses dictĂ©es de Sainte-HĂ©lĂšne, Bonaparte reprendra, maintes fois, le texte de ses accusations contre son ancien grand cham- 1,1 Sir Xeil CamphelTs Journal, Londres 1869. N A poli ON ET TALLEYHAM 4 j " bellan. S'il avait Ă©tĂ© vaincu, si le torrent des armĂ©es alliĂ©es s'Ă©tait prĂ©cipitĂ© sur la France, la faute unique en Ă©tait encore Ă Talleyrand. Chaque dĂ©tail, chaque trait, qui lui remontait Ă la mĂ©moire tendait Ă la dĂ©prĂ©ciation de l'homme, de ses services rendus, sinon de ses talents qu'il ne pouvait rĂ©voquer en doute aljso- lument, et de sa vie intime. Car, s'il recommençait sou- vent Ă dire que le prince Ă©tait le roi des fourbes, en politique, il ne lui dĂ©plaisait pas d'ajouter, quand s'y prĂȘtait l'occasion, que la princesse Ă©tait la plus sotte des femmes et, naturellement, n'en ayant d'autre exemple frappant Ă citer, il ressuscitait l'anecdote pas trĂšs sĂ»re, la terrible anecdote de M"'''de Talleyrand confondant Denon revenu d'Egypte, Humboldt revenu de partout, ou Thomas Robinson, un diplomate anglais qu'on lui prĂ©senta, avec le hĂ©ros de Daniel de FoĂ©, le lĂ©gendaire Bohinson CrusoĂ©. Mais il s'attardait peu sur le fait de M""= de ĂŻalleyrand, non plus que sur la raison vĂ©ritable pour laquelle il lui avait interdit de se mon- trer Ă la Cour. Il se rejetait Ă l'adversaire constant de sa politique conquĂ©rante, aux vices, Ă la noire ingratitude, aux fĂ©lonies, Ă la vĂ©nalitĂ© de Talleyrand. Cette vĂ©nalitĂ© dut ĂȘtre bien rĂ©voltante, celte corrup- tion bien audacieuse, puisqu'il en fut tant parlĂ© I. Talleyrand aima trop l'argent; et Bonaparte lui en lit un 1 ar un zĂšle de reconnaissance ou d'altacliemcnt plus ardent qu'Ă©clairĂ©. » 488 Lv. V ni s CE uv. sentĂ©es comme les seules condilions d'une paix durable, celles encore que l'Autriche revendiquait depuis le traitĂ© de LunĂ©ville et qui fut la pensĂ©e constante, l'objet de toutes les coalitions. Qu'on lui ait reprochĂ©, Ă une Ă©poque oĂč la corrup- tion Ă©tait Ă peu prĂšs gĂ©nĂ©rale, ses grandes rĂ©quisi- tions de prĂ©sents », ses continuelles et fructueuses complaisances envers la fortune », ce n'est pas sans justice; il a fourni trop de piĂšces au procĂšs pour qu'on puisse l'en absoudre. La cautĂ©le et la vĂ©nalitĂ© furent trop souvent les associĂ©es de ses combinaisons. A tra- vers ses dĂ©faillances raisonnĂ©es, quoi qu'il fit ou traitĂąt, il s'Ă©tait rĂ©servĂ© de ne porter nulle atteinle, nul prĂ©- judice rĂ©el et durable aux vrais intĂ©rĂȘts de la nation. Dans les replis de son Ăąme et malgrĂ© son scepticisme de rouĂ© politique, malgrĂ© les passagĂšres imprĂ©cations qu'il prononça contre la France terroriste 1, demeurait un fond sincĂšre d'amour pour son pays. Jusqu'Ă la limite extrĂȘme de ses mĂ©tamorphoses, on le vit rester fidĂšle Ă ses premiĂšres conceptions d'un libĂ©ralisme progressif et modĂ©rĂ©. Enfin il fut un ami des hommes, au sens pacifique du mot. En toute circonstance oĂč il parvint Ă faire prĂ©- dominer, tout au moins, une partie de ses vues et de ses senliments, il s'attesta le dĂ©fenseur du droit et du bien d'autrui. Ministre de deux gouvernements belli- queux, il n'avait cessĂ© de rĂ©prouver, en arriĂšre et en confidence », parce qu'il les jugeait iniques et pĂ©ris- sables, les arrĂȘts de spoliation, qu'il devait contresrgner. De 1808 Ă 1813, plus de quatre cent mille Français avaient payĂ© de leur vie les querelles particuliĂšres du 1 Au moment de quitter Londres, le i" mars 1794, il Ă©crivait Ă M"» de StaĂ«l Faites ce que vous pourrez pour tirer Mm' de Laval de notre horrible France; je vous remercie de tout ce que vous ferez^iour cela ». NAPOLĂON ET TALLEYRANF 489 souverain qu'ils s'Ă©taient donnĂ© avec les autres potentats de l'Europe. En aucun temps, ni sous le Directoire, ni sous le Consulat et les derniĂšres annĂ©es de l'Empire, il n'avait soutenu, sans y ĂȘtre forcĂ©, une politique de dĂ©membrement et d'annexion dont la rĂ©plique Ă©tait fatalement le retour des collisions en armes et la perpĂ©tuitĂ© des causes de guerre. L'esprit de destruction affligeait sa raison 1 et, je dirais aussi, son Ăąme. Que me fait Ă moi, jetait l'empereur Ă Meltcr- nich, la vie de deux cent mille hommes! » Deux cent mille... Ce n'Ă©tait pas assez. Il ajoutait Un homme comme moi ne se soucie pas d'un million ĂŻhommes. Toutes ces existences vouĂ©es Ă la souffrance, Ă la mort... Pourquoi? Parce que l'Autriche lui refusait une pro- vince de plus, riUyrie, placĂ©e sur le chemin de son rĂȘve, entre Rome et Constantinople. Talleyrand aima la paix par goĂ»t et par doctrine; autant que NapolĂ©on aima la guerre par instinct et pour l'enivrement d'une gloire cruelle. S'il passa quel- quefois auprĂšs du bien sans l'accomplir, il n'avait jamais encouragĂ© le mal. Il respecta chez les autres les principes de libertĂ©, de propriĂ©tĂ© individuelle ou col- lective, le droit de tous Ă la vie. Et le sang d'aucun homme, versĂ© par sa faute ou pour ses intĂ©rĂȘts, n'Ă©cla- boussa sa mĂ©moire. L CY'St une rĂ©flexion que je fais avec peine, mais tout indique que dans riiomme, la puissance de la haine est plus forte que celle de Thuma- nitĂ©, en gĂ©nĂ©ral, et mĂȘme que celle de l'intĂ©rĂȘt personnel. L'idĂ©e de grandeur et de prospĂ©ritĂ© sans jalousie et sans rivalitĂ© est une idĂ©e trop liante et dont la pensĂ©e ordinaire de l'homme n'a point la mesure. » Talleyrand, MĂ©in., f. I", p. 73. TABLE DES MATIERES PaL'cs. PrĂ©face CHAPITRE PREMIER ENFANCE ET JEUNESSE Un prĂ©ambule nĂ©cL'Ssaire. â Les Talleyrand-PĂ©rigord et leurs fier- tĂ©s gĂ©nĂ©alogiques. â Deux traits. â La premiĂšre enfance de Charles-Maurice. â MĂ©lange singulier, dans cette Ă©ducation, d'in- souciance et d'ambition de famille. â Par quelles circonstances il fut poussĂ©, malgrĂ© lui, dans les voies de l'Eglise. â Au collĂšge d'Harcourt. â Pour le prĂ©parer Ă l'amour des grandeurs de l'Eglise une annĂ©e de rĂ©sidence Ă l'archevĂȘchĂ© de Reims, chez le cardinal-duc. â EntrĂ©e au sĂ©minaire de Saint-Sulpice. â PĂ©riode de contrainte mĂ©lancolique; analyse de cet Ă©tat d'Ăąme. â Une heu- reuse diversion de jeunesse; premier roman d'amour. â Le sĂ©mi- nariste et la comĂ©dienne. â M"' Luzy. â En quelles dispositions d'Ăąme et d'esprit Talleyrand est entrĂ© dans les ordres. â AbbĂ© de cour ses dĂ©buts mondains, Ă Versailles et Ă Paris. â Tableau de la sociĂ©tĂ© Ă l'extrĂȘme limite du rĂšgne de Louis XV. â Chez M^'^Du Barry. â A Reims les splendeurs de la cĂ©rĂ©monie du sacre. â PĂ©riode d'Ă©tudes en Sorbonne. â La journĂ©e d'un sorboniste Ă la fin du xviii* siĂšcle. â Retour aux distractions du monde .... CHAPITRE DEUXIEME LA SOCIĂTĂ sors LOUIS XVI Une pĂ©riode de temps heureuse Ă vivre. â Tableau des premiĂšres annĂ©es du rĂšgne de Louis XVI. â MalgrĂ© l'Ă©tiquette. â Portraits et dĂ©tails de Cour. â L'Ă©tat d'Ăąme du monde aristocratique, Ă la veille de la RĂ©volution. â La grande compagnie de Paris. â Des contrastes. â Les maisons prĂ©fĂ©rĂ©es oĂč iVĂ©quentait Talleyrand. â 492 T A lu. i-, I i s M A r i Ăź k k s Papps. Chez M"" de Monlesson. â En un Io},ms de la rue de Bellecliasse. â A la conquĂȘte de la vie, de la Ibrtuneel du succĂšs Talleyrand, rs'arbonne, Choiseul-GoulĂŻier. â Des liaisons de coeur et d'esprit. â Kntre la sensible comtesse de Flahaut et rt'loquenleM""de StaĂ«l. â L'amour et l'ambition â De quelle maniĂšre remarquable l'abbĂ© de PĂ©rigord avait rempli son agence gĂ©nĂ©rale du clergĂ©. â Par contre les longs repos de son collĂšgue, l'abbĂ© de Boisgelin chez M"" de Cavanac. â Pour ĂȘtre cardinal. â Pour ĂȘtre Ă©vĂȘque. â .Nomination de Talleyrand au siĂšge Ă©piscopal d'Autun. â AprĂšs com- bien de rĂ©sistances royales et dans quelles circonstances. â Vers la in du rĂšgne. â Ce qui dĂ©cida tout Ă coup PĂ©vĂȘque d'Autun Ă quitter Paris pour aller visiter enfin son diocĂšse. â Les cĂ©rĂ©mo- nies de sa rĂ©ception. â EvĂȘque et dĂ©putĂ©. â Comment Talleyrand sut acquĂ©rir les suffiages, qui l'envoyĂšrent aux Ătats gĂ©nĂ©raux . . 37 CHAPITRK TROISIEME TALLEYRAND 1T LA IIKVOLUĂION .âą^l'AssemblĂ©e nationale. â Avant de s'engager. â Entre le Roi et la RĂ©volution. â Talleyrand et Mirabeau ; un nuage tĂŽt Ă©clairci entre ces deux grands hommes. â Dans la belle pĂ©riode de 1789. â RĂčie d'importance de Talleyrand. â Hors des soucis de la vie publique. â RetourĂ la Constituante. â Le dĂ©bat fameux de r?liĂ©- nation des biens du clergĂ©, instituĂ© par Talleyrand, et les indi- gnations, les colĂšres qu'il dĂ©chaĂźne contre son auteur dans le monde ecclĂ©siastique. â Par contre, la popularitĂ© de l'Ă©vĂȘque d'Autun, Ă Paris. â Tableau de la FĂȘte de la FĂ©dĂ©ration et de la messe du Champ de Mars. â La situation morale de l'Ă©vĂȘque d'Autun auprĂšs des curĂ©s de Saone-et-Loire, aprĂšs le vote de la constitution civile du clergĂ©. â Tension extrĂȘme des rapports; puis la rupture complĂšte dĂ©mission de l'Ă©vĂȘchĂ© d'Autun. â AprĂšs le prĂ©lat grand seigneur, le dĂ©putĂ©, le diplomate. â Double mis- sion en Angleterre. â Des nĂ©gociaiions laborieuses.' â L'incident Biron. â Comment des rĂ©sultats si malai^Ă©ment acquis furent ren- par la journĂ©e du 10 aoĂ»t. â Les explications de Talley- rand, Ă Paris. â TroisiĂšme dĂ©part Ă Londres. â DĂ©tails sur sa vie intime et ses relations de sociĂ©tĂ© dans la caiitale d'Angleterre. â Des Ă©migrĂ©s de son bord. â Vn aimable sĂ©jour dans le comtĂ© deSurrey. â La colonie de Jupiter-Hall. â Des conditions d'exis- tence moins tranquilles, Ă Londres. â Sous la menace de Valieii- hill. â DĂ©cret d'expulsim. â DĂ©part de Talleyrand pour Philadelphie 81 T A 15 L E I K S M V T I K R i S 403 CHAPITRE QUATRIĂME TRENTE MOIS EN AMĂRIQUE l'iiges. Sur le vaisseau. â Une traversĂ©e mouvementĂ©e. â Les impressions de Talle^rand, Ă Philadelphie et autres lieux, sur l'AmĂ©rique et les AmĂ©ricains. â Des voyages d'Ă©ludĂ©s et d'alĂźaires. â Pour exis- ter. â Talleyrand se lance dans la spĂ©culation agraire et sollicite des commissions Ă l'Ă©tranger. â Dans les entrefaites quelques dis- tractions, Ă Philadelphie. â IdĂ©es de retour et leur prompt accom- plissement. â Incidents de voyage; Ă Hambourg; M"" de Flahaut et la crainte dune rencontre trop intime; Ă l'hĂŽtel de l'Empereur romain; une histoire de table d'hĂŽte. â RentrĂ©e de Talleyrand en France et Ă Paris 133 CHAPITRE LA SOCIĂTĂ SOCS LE DIRECTOIRE Les premiĂšres surprises du retour en France. â Ătat de la sociĂ©tĂ© nouvelle. â D'Ă©tranges renversements dans les mĆurs, dans les conditions respectives des classes et dans les modes. â Comment Talleyrand en avait prisaisĂ©ment son parti. â En visite chez les merveilleuses ». â Des portraits ThĂ©rĂšse Tallien ; la belle Caro- line Hamelin; une troisiĂšme. â Des succĂšs de femmes et de monde. â Une rĂ©ponse de Talleyrand Ă M"" Dumoulin ». â En d'autres cercles. â L'influence Ă©norme des femmes sous le Direc- toire. â De quelle maniĂšre diligente sut en user Talleyrand. â M""" de StaĂ«l, le Directoire et Barras. â DĂ©marches successives de M"" de StaĂ«l auprĂšs du jeune Directeur », pour obtenir de son influence la nomination de Talleyrand au ministĂšre des Relations extĂ©rieures. â Tri pie et diffĂ©rente version d'un mĂȘme fait. â Selon Barras; suivant Talleyrand ; d'aprĂšs M°" de StaĂ«l; le vrai de l'his- toire. â Talleyrand ministre du Directoire; son rĂŽle, moins indĂ©pen- dant qu'il l'eĂ»t voulu ; ses vues personnelles, ses desseins de paci- lication gĂ©nĂ©rale de l'Europe, et comment il fut empĂȘchĂ© de les l'aire aboutir. â De premiers rapports avec Bonaparte ; la fĂȘte donnĂ©e Ă l'hĂŽtel Galliffot, en l'honneur du signataire du traitĂ© de Campo-Formio. â Un dĂ©tail saillant de cette fĂȘte cĂ©lĂšbre. â Les lendemains politiques. â Origines de la campagne d'Egypte. â Initiative et complicitĂ© de Talleyrand; son entente secrĂšte avec Bonaparte. â Une entrevue matinale, avant le dĂ©part en Egypte â RentrĂ©e de Talleyrand dans ses bureaux. â Les loisirs du ministre. â Des frĂ©quentations nĂ©cessaiies dans le monde dircc- 494 TA15LK lis MATIKHKS Pages. lurial. â Au Luxemljour^. â Kn la ChaumiĂšre » le M"'" Tallien. â Rue Chantereinc, en l'hĂŽlel de JosĂ©phine. â Chez les dames constitutionnelles ». â Par quelle suite de circonstances Talley- rand, ajant cessĂ© d'ĂȘtre ministre, se mit en Ćuvre pour le redeve- nir, au service d'un nouveau pouvoir. â Retour opportun de Bonaparte. â Les intrigues prĂ©liminaires du coup d'Etal. â Ren- versement du Directoire; avĂšnement de Bonaparte; la part qu'y avait prise Talleyrand et ce qu'il en pensait, au fond de l'Ăąme. . 15'. de Mâą' de Talleyrand. â Jusqu'au dĂ©clin de cette union. â Retour aux Ă©vĂ©nements publics ^11 TABLK DKS MATIKRES 495 CHAPITRE SEPTIĂME l'aube IMl'KRIALE Pages. En 1802. â La disgrĂące de FouchĂ©, et le plaisir sincĂšre qu'en Ă©prouva Talleyrand. â L'ascendant dont jouissait, Ă cette date, le ministre des Relations extĂ©rieures. â L'homme politique et l'homme de cour. â Talleyrand se faisant l'intermĂ©diaire par excellence entre la noblesse et le nouveau maĂźtre des Tuileries. â Les commen- cements de la Cour consulaire. â Renaissance de la vie de sociĂ©tĂ©. â Les salons d'alors. â M. de Talleyrand chez la princesse de Vaudemont. â Ses rĂ©ceptions, Ă l'hĂŽtel GallifFet. â Son rĂŽle, pen- dant la belle pĂ©riode du Consulat, et ses premiĂšres craintes sur les rapports de Bonaparte avec TEiirope, dans un prochain avenir. â Changement d'orientation dans la politique Ă©trangĂšre ; les justes apprĂ©hensions qu'elle lui inspire. â Rupture delapaii d'Amiens. â Pendant la derniĂšre annĂ©e du Consulat. â L'affaire du duc d'En- ghien. â Imputations portĂ©es contre Talleyrand; Ă quelles justes proportions doit les rĂ©duire la vĂ©ritĂ© historique 271 CHAPITRE HUITIĂME VERS i/aPOGĂE La haute situation de Talleyrand, au cours des annĂ©es 1804 et 18U5. â L'harmonie de ses rapports d'affaires et d'intimitĂ© avec l'Empe- reur. â Leur travail en commun. â Ambitions croissantes de Bonaparte. â L'empire français et la g-uerre d'Allemagne. â DĂ©part de Talleyrand pour Strasbourg, puis, aprĂšs la victoire, pour Vienne. â Quelques journĂ©es d'attente passĂ©es dans le chĂąteau de SchĂŽn- brunn. â Ouvertures diplomatiques; insuccĂšs des conseils de Talleyrand Ă NapolĂ©on d'Ă©pargner l'Autriche, de se garder des piĂšges de la diplomatie russe. â Impressions d'un diplomate, sur le champ de bataille d'Austerlitz. â La lecture d'un courrier de Paris Ă NapolĂ©on, le jour de son triomphe. â RĂ©sistances Ă©prouvĂ©es par Talleyrand pour obtenir de traiter de la paix, Ă Presbourg. â De Presbourg Ă Tilsitt. â Comment Talleyrand lut appelĂ© Ă suivre l'Empereur Ă Berlin et en Pologne. â Avant les hĂ©tacombes d'Eylau et de Friedland, une iialte forcĂ©e Ă Varsovie. â En atten- dant que les chemins soient secs musiques de fĂȘtes. â Un bal chez le prince de BĂ©nĂ©vent. â Reprise des hostilitĂ©s. â Par quelle suite de rĂ©flexions Talleyrand est conduit Ă dĂ©tacher, peu Ă peu, ses vues et ses intĂ©rĂȘts de la fortune de NapolĂ©on. â Les mirages de Tilsitt. â Le secret de l'empereur ». â NaiolĂ©on, Talleyrand 496 TAnLK ni; s matikhks et la reine de Prusse. â Retour eu France. â NaiiolĂ©on enlĂšve au ]rince de BĂ©nĂ©vent le portefeuille des affaires Ă©trangĂšres et le nomme vice-grand-Ă©lecteur. â ConsĂ©quence d'un cliangement de mi- nistre. â Comment Tallevrand se consolait d'une demi-disgrace, en raccroisscincnt de ses titres et dans son opulence agrandie. CHAPITRE LA COIU .NAl' Dans le palais de l'Empereur. â Talleyrand revenu Ă ses fonctions de grand chambellan. â Quelles en Ă©taient les hautes attributions et les menues dĂ©pendances courtisanesques. â Sa majestĂ© l'Kii- quette. â Des rivalitĂ©s de prĂ©sĂ©ance et du rĂŽle qu'avait Ă prendre Talleyrand en ces rivalitĂ©s d'amour-propre; traits et anecdotes. â Tableaux de cour. â L'aspect d'une grande soirĂ©e, au palais des Tuileries, sous le Premier Empire. â Un groupe de dignitaires. â La famille impĂ©riale. â Les dames du palais. â M'"= de RĂ©musal et Talleyrand. â Quelques belles invitĂ©es. â Comment en usait NapolĂ©on, Ă l'Ă©gard de chacune et de toutes. â Impression der- niĂšre la mĂ©lancolie d'un grand cadre . 351 CHAPITRE DIXIĂME DANS LES COULLSSES d'eRFL'IIT L'Ă©tat de l'opinion française, en 1808. â AprĂšs Baylen et Cintra, les pre- miers signes d'opposition, dans l'entourage de l'Empereur. â L'Ă©volu- * tion systĂ©matique de Talleyrand. â SecrĂšte entente avec l'Autriche contre l'esprit d'aventure de NapolĂ©on, en Orient. â A Erfart. â Mission du prince de BĂ©nĂ©vent. âAlexandre et Talleyrand, chez la princesse de Tour et Taxis. â Les deux politiques opposĂ©es de NapolĂ©on et de Talleyrand ; comment le prince de BĂ©nĂ©vent, chargĂ© de soutenir la premiĂšre, s'applique en secret Ă faire triompher la seconde. â Continuation, Ă Paris, d'un rĂŽle hostile, pour arriver Ă contenir, fĂ»t-ce avec le concours de l'Ă©tranger, l'ambition dĂ©bordante de NapolĂ©on. â Pendant la campagne de l'Empereur en Espagne; intrigues et dĂ©fections, Ă l'intĂ©rieur. â La rĂ©conciliation publique de Talleyrand et de FouchĂ©; une conversation surprise retour prĂ©cipitĂ© de NapolĂ©on. â La scĂšne fameuse, aux Tuileries; dis- grĂące de Tallevrand 383 DKS .MATIIIIIKS 497 CHAPITRE ONZIĂME I/OEL'VRE SECIIĂTE DE TALLEYRAND DANS r,E RENVERSEMENT DE l' Pages. Une retraite active. â Au moment du divorce impĂ©rial, Talleyrand appelĂ© dans le Conseil. â AprĂšs le mariage autrichien. â Embarras de TEmpire Ă l'intĂ©rieur et Ă TextĂ©rieur. â Effondrement de l'al- liance russe. â Un mot de Talleyrand, au lendemain de Moscou. â Le commencement de la fin ». â Intrigues et complots pour en flnir tout Ă fait. â Ătat de la France, en 1813, d'aprĂšs des corres- pondances privĂ©es. â Les contre-coups de Leipzig. â Talleyrand se dĂ©robe aux invitations que lui fait l'Empereur de reprendre le portefeuille des Affaires Ă©trangĂšres; irritation vive de NapolĂ©on. â Pendant les derniers jours de l'Empire. â AfĂŻluence de visites, Ă l'hĂŽtel du prince de BĂ©nĂ©vent. â Une ambassadrice des Bourbons AimĂ©e de Coigny, duchesse de Fleury. â Ses conversations ma- tinales avec Talleyrand. â Comment il se dĂ©cida Ă prendre en main la cause des Bourbons. â Au conseil de rĂ©gence. â Un dernier conseil Ă Marie-Louise. â Comment Talleyrand trouva le moyen de rester Ă Paris, pour y recevoir l'empereur de Russie, le garder en son hĂŽtel de la rue Saint-Florentin, et devenir le personnage poli- tique français le plus considĂ©rable du moment. â Ses grands actes publics, avant de partir pour le CongrĂšs de Vienne 413 CHAPITRE DOUZIEME NAPOLĂON ET TALLEYRAND Un parallĂšle qui s'impose. â La diversitĂ© d'impressions et de juge- ments par lesquels passa Bonaparte, Ă l'Ă©gard de Talleyrand. â Aux jours de confiance et d'in imitĂ©. â Variations capricieuses. â Etrange vis-Ă -vis. â Pendant la belle pĂ©riode; les effusions Ăšpis- tolaires de Talleyrand Ă l'adresse du Premier Consul. âComment se gĂąta tant d'amour. â Les premiĂšres brouilles. â Motifs et suites de la rupture. âViolences de NapolĂ©on. â InimitiĂ© froide, patiente et calculatrice de Talleyrand. â Pour juger avec impar- tiPrĂ©sentation: « Elizabeth Montgomery dans Ma SorciĂšre Bien-AimĂ©e ! » avec la petite musique guillerette, et le dessin-animĂ© façon cartoon qui allait bien. Il y a des srLa solution Ă ce puzzle est constituéÚ de 7 lettres et commence par la lettre B Les solutions â pour FEMME DE MENAGE de mots flĂ©chĂ©s et mots croisĂ©s. DĂ©couvrez les bonnes rĂ©ponses, synonymes et autres types d'aide pour rĂ©soudre chaque puzzle Voici Les Solutions de Mots CroisĂ©s pour "FEMME DE MENAGE " 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 Partagez cette question et demandez de l'aide Ă vos amis! Recommander une rĂ©ponse ? Connaissez-vous la rĂ©ponse? profiter de l'occasion pour donner votre contribution! Similaires .